Mélancolie

Je retrouve ce texte écrit le 24 janvier 2017. J’ai soixante-dix ans depuis deux mois. Et je me permets de dire à haute voix ce qui m’étouffe depuis si longtemps.

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Scorcese, dans une entrevue, parle de la foi de son enfance, qu’il qualifie de « sombre ».

Onfray quant à lui parle de l’orphelinat catholique, où il a été placé à dix ans. Il écrit :

« J’ai été frappé par l’écart entre l’enseignement des vertus catholiques et la pratique de ces gens-là. J’ai assisté à des passages à tabac. Ils étaient violents, certains étaient pédophiles […] L’incapacité de ces prêtres à vivre l’éthique chrétienne et à être à la hauteur de ce qu’ils enseignaient m’a montré que l’idéal de cette religion était inhumain. […] Certains pères que j’ai côtoyés méprisaient les intellectuels et vénéraient les sportifs. Quand ils me voyaient, lisant dans un coin, cela les horripilait.

Le journaliste : À vous écouter, on se dit que vous n’en avez pas fini avec vos blessures d’enfance…

Onfray : Je suis fidèle à mon enfance, oui. Je n’oublie pas les moments d’humiliation infligés à mes parents. »

Il y a des moments charnières dans la vie, des moments qui font que nous ne serons plus jamais les mêmes. J’ai été, dès mon plus jeune âge, un enfant torturé. La vie religieuse ne m’a pas aidé. Au contraire, elle m’a enfoncé encore plus dans le marasme. J’étais continuellement partagé entre l’idéal que l’on m’avait inculqué (le bon garçon, que j’ai toujours détesté être) et ce que je percevais comme étant mon vrai moi, pourvu que celui-ci existât vraiment.

Soixante ans plus tard, je réclame le droit de dire la vérité, la mienne du moins : mes années de juvénat, surtout, furent les pires de ma vie… mises à part celles où je sombrai dans une dépression profonde, des années plus tard. Ce désir de tout laisser tomber, de me délester du poids de ma vie, je l’ai ressenti dès mes premiers mois de pensionnat. Ce regard des autres — de beaucoup du moins —, ce souverain mépris du maître de salle à mon égard…

Je suis le seul à ne pas encore avoir été choisi dans une équipe de base-ball. C’est simple, personne ne veut de moi. Ils n’ont pas tort. À force d’avoir été tourné en ridicule, de m’être fait crier après, d’avoir reçu des claques par la tête de la part d’un chef d’équipe, je suis entré en moi-même et je m’y suis embarré. Je me tiens stoïquement debout au milieu de la salle de récréation. J’entends alors, comme dans un effet sonore au cinéma : « Est-ce qu’une équipe peut avoir pitié de Guénette et le prendre avec elle? » Édifiant de charité chrétienne! Écœurant d’inhumanité! Toujours le même maître de salle.

Quelques mois plus tard, je me casse un bras en manquant un saut au cheval allemand; j’atterris plus ou moins sur le terrazzo. Au lieu de me venir en aide, le maître de salle — le même — dit au reste du groupe : « Vous voyez? C’est ça qu’il ne faut pas faire! » Je me tords de douleur, mais, enfermé en moi-même, je me refuse de pleurer. L’enfermement, mon seul recours, mon seul secours.

Les années passent… sans ce maître de salle, heureusement. Je vis de plus en plus emmuré en moi-même. Je ne fais plus confiance à qui que ce soit, même pas à ceux qui se disent mes amis. Car ils ne se gênent pas, eux aussi, pour s’amuser à mes dépens. Je reste silencieux, comme si rien ne me touchait, et je ravale. Je ne me permets pas d’éprouver de la haine. Et s’il m’arrive de m’y laisser glisser, je m’en accuse en confession : « Mon père, je m’accuse d’avoir manqué à la charité envers mes confrères. » Je confonds prison et vie intérieure. Il n’y a pas d’orgueil en moi, pas de condescendance. Je n’offre pas mes souffrances pour le salut de l’âme de mes détracteurs. Mon silence ne me rend pas supérieur à eux. Je m’accroche à ma solitude; elle seule m’apporte une certaine consolation.

Alors que je suis scolastique à Montréa-Nord, je sors de ma chambre, un matin. Mon voisin d’en face sort lui aussi de la sienne : le maître de salle du juvénat! Quelque chose monte soudain en moi. La haine de l’humilié que j’ai toujours été. Je romps le silence. Je sors de la cellule où je m’étais enfermé des années auparavant. Je lui crie : « Pas encore vous! » Il semble estomaqué. Il me rappelle que je ne suis que scolastique, toujours en formation, et que je lui dois le respect. « Vous respecter, vous? Je ne peux pas. Vous n’êtes pas… (Je suis tellement en colère que je cherche mes mots. Les confrères sortent un à un de leur chambre, curieux de savoir ce qui se passe.) Vous n’êtes pas respectable! » J’en conviens, le mot n’est pas des plus heureux, mais il me fait tellement de bien. Je tourne les talons et je monte à la chapelle pour la prière du matin.

À part le drame — c’en était un — que j’ai vécu, la dernière année avant ma sortie de communauté, j’éprouvais depuis des années un dégoût intense devant la façon dont plusieurs confrères — et des plus vieux aussi — vivaient leur vie religieuse. Je n’acceptais pas le compromis. Rien à mes yeux ne pouvait justifier de tels écarts à la Règle. Pour moi, c’était tout ou rien… Toujours l’idéal de sainteté qu’on m’avait inculqué dès ma plus tendre enfance. Un cousin de ma mère n’était-il pas mort en odeur de sainteté? Bien sûr, comme tous les idéalistes, je me pardonnais plus aisément mes manquements que je ne le faisais à l’égard de mes confrères.

Et il y eut ce mépris que je ressentis dès mon arrivée au juvénat. Mépris pour la culture, pour les arts. À part le chant choral et quelques tentatives de « bon parler français », rien. On encourageait la lecture, mais, si on y consacrait le peu de temps libre que nous avions, on nous le reprochait. Il fallait faire du sport. Il n’y en avait que pour les sportifs. Les autres…

Je me souviens de deux cas flagrants d’inhumanité envers des artistes — le mot n’est pas trop fort. Les deux étaient déjà des musiciens. De nos jours, ils participeraient à des concours télévisés. À cette époque, on les humiliait. Oui, ces deux gars étaient différents des autres. Ils faisaient pourtant leur possible pour se faire accepter. Mais le rejet venait de plus haut. Le maître de salle — toujours le même — se faisait un point d’honneur de les rabaisser, de souligner leur inaptitude dans les sports. L’un d’eux recevait un ballon en pleine figure? Grand bien lui fasse! Cela le ramenait sur terre. Tant pis pour lui! Un homme, un vrai, ce n’était pas un musicien, c’était un bon sportif. Que ces deux gars aient voulu persévérer dans la vocation où ils se croyaient appelés relève de l’héroïsme.

J’ai moi aussi connu cette sorte de mépris, mais jamais à pareille échelle. Frêle, maigrichon, j’ai compris, dès le premier jour, que je ne « fiterais » pas dans le décor. Je l’ai vu dans les yeux de mon ange gardien, un gars de syntaxe qui prenait sous son aile le nouveau que j’étais. Il avait tout du « p’tit bum ». Il était déçu. Et il ne fallut que quelques jours pour qu’ils me le disent clairement. À ses yeux, j’étais une fillette, un pas bon.

Le seul lieu où je me sentais bien — du moins à ce moment, cela changerait quand je monterais en Syntaxe —, c’était la classe. Je n’étais pas un « bollé », comme on dirait plus tard, mais j’étais assez bon. Je réussissais bien. Mais, contrairement aux exploits sportifs de certains de mes confrères, la réussite en classe comptait pour peu.

Pendant toutes ces années, on m’a reproché ce refuge dans lequel je m’enfermais et où je trouvais un peu de repos. Quand je découvris les auteurs romantiques, je donnai un nom à mon refuge : Mélancolie.

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Le grand départ

En 1959, le 30 août tombait un dimanche.

Il n’a pas beaucoup dormi la nuit précédente. Il s’est même levé plus tôt que son père, ce qui est un exploit.

Pas de petit-déjeuner; s’il veut communier, il doit être à jeun. Sa dernière messe en famille.

Il a attendu la dernière minute avant de s’habiller : pantalon gris, blazer bleu sur la poche poitrine duquel sa mère a cousu un écusson, chemise blanche et cravate bleue. Souliers noirs et chaussettes noires.

Il est prêt… pour la messe. Pour son départ, c’est autre chose.

Sur le perron de l’église, son oncle et sa tante lui souhaitent bonne chance.

Il a onze ans. Il ne sait pas trop dans quoi il s’embarque. On lui a parlé d’idéal, de sainteté. Et de la vie religieuse, le chemin pour y arriver.

Son père ne voulait rien savoir. Mais le frère recruteur l’a convaincu de laisser son fils suivre sa vocation. Il a obéi. Sa mère n’a pu s’empêcher de dire qu’elle trouvait son fils bien jeune pour quitter la maison. D’ailleurs, elle se demandait ce que le frère avait pu détecter dans… l’âme… le regard… de son fils pour y découvrir une vocation religieuse. Mais elle ne voulait pas s’opposer à la volonté de Dieu.

Au dîner, sa mère lui a fait son plat préféré. Mais il n’a pas faim. Il sent que, s’il mange, il risque de faire des dégâts dans la belle Ford vert forêt de son père.

Il dit bonjour à Mickey, son chien qu’il adore et qui le lui rend bien. S’il ne se retenait pas, il pleurerait comme le bébé qu’il n’est plus censé être. Puis, sans se retourner, il descend le long escalier de la cuisine jusqu’à l’auto. Il place la valise de carton qui contient tout son trousseau — c’est ainsi que l’on appelait les pantalons, les chemises, les sous-vêtements et les chaussettes et une autre paire de souliers. Les neufs ne serviront que le dimanche. Il ne le sait pas encore, mais sa mère y a placé une boîte de ses fameux carrés aux dattes.

La route est longue jusqu’à Iberville, mais elle lui paraît soudain courte quand le pont Jacques-Cartier est traversé, direction Iberville. Il ne parle pas. Il ne chante pas non plus, lui qui faisait enrager son frère avec son grand succès : Pâle étoile du soir/messagèèèèèère lointaine/dont le front sort brillant/des voiles du couchant. Il n’a pas le goût de chanter. Sa gorge est trop serrée. Il a le souffle court. Il n’en dit bien sûr rien.

Le Richelieu apparaît. Il n’a jamais été condamné pour quoi que ce soit, mais il se dit que ça doit être ça que les méchants monsieurs qui ont fait des mauvais coups doivent ressentir. Il devrait pourtant être heureux. Le frère recruteur lui a dit qu’il faisait la volonté de Dieu; rien de plus beau, semble-t-il, ne pouvait lui arriver.

Ils approchent. Ils arrivent. Une énorme bâtisse. Une statue. Des plates-bandes fleuries. Des arbres à profusion. Mais tout est plat. il est habitué aux montagnes des Laurentides. Il y a de l’eau, mais le Richelieu ne lui semble pas aussi beau que le ruisseau Saint-Louis au bord duquel il a été élevé. Il pense à Mickey. Il s’empresse de passer à autre chose, sinon il va arriver là en braillant comme le veau de monsieur Latour, leur voisin.

Son père est silencieux. Sa mère aussi. Quant à lui, il ne sait plus quoi retenir : ses larmes, ses mots. S’il n’en tenait qu’à lui, s’il n’avait pas peur de faire de la peine à Jésus et à ses parents qui font de grands sacrifices pour lui, il remonterait dans la voiture et s’y embarrerait jusqu’à temps que ses parents acceptent de le ramener à la maison, chez lui, avec son chien. Il ferait tout pour redoubler sa septième année et retrouver son ami Claude Latour, les Lamoureux, petits-enfants du père Zoël, Guy Pelletier, d’autres Lamoureux d’il ne sait plus qui, Jacques Leduc, sa cousine Jeannine avec qui il chantait dans des mariages. Lui qui a toujours trouvé Mont-Rolland plutôt ordinaire, il se surprend tout à coup à s’en ennuyer.

Le monde inconnu qui l’attend l’intimide et lui fait peur.

Au parloir, il rencontre son ange gardien, Jacques F., un jeune homme énergique et sportif. Heureusement, il n’est pas encore au courant des déboires sportifs de celui qu’il devra initier à la vie de juvéniste, les premiers pas de la montée jusqu’à la vie religieuse. La prise d’habit et la profession lui semblent bien lointaines. En fait, il n’y pense pas vraiment. Il est figé. Il attend.

Sa mère est autorisée — seule et unique fois — à se rendre dans le grand dortoir pour y ranger le trousseau de son fils dans la tablede nuit. Elle lui a acheté une belle robe de chambre et des serviettes. Et des pantoufles.

Retour au parloir. Encore le silence. Pierre regarde les nombreux animaux empaillés qui le décorent avec les inévitables sansevières, les larmes de belle-mère, qui se retrouvent dans tous les parloirs de toutes les communautés religieuses.

C’est le temps pour ses parents de remonter à Mont-Rolland. Le temps de donner un bec à sa mère et une poignée de main à son père. Il les raccompagne à l’auto. Il regarde celle-ci s’engager dans la longue allée qui conduit à la route du retour. Il ne reverra ses parents que dans deux mois, exigence du règlement. Pas de parloir non plus durant l’Avent et durant le Carême. Il retournera à la maison familiale seulement le 26 décembre, Noël tout comme les Rois se fêtent en communauté.

Non, il ne faut pas qu’il pleure. Surtout pas devant son ange gardien. Ensemble, ils rejoignent les autres juvénistes, les anciens et les nouveaux. Il ne connaît personne.

Trop tard pour rentrer chez lui. Ses parents sont déjà loin. Sa mère doit pleurer toutes les larmes de son corps. Son père, lui, s’allume rouleuse sur rouleuse. Ils ne parlent pas. Ils trouvent tout de même que Raymond, le grand frère, aurait pu se forcer et accompagner son frère en ce grand jour…

Grand jour, a pensé le petit Pierre pendant longtemps… avec un point d’interrogation.

À cinq heures de l’après-midi, premières Vêpres chantées en latin suivi du salut au Saint-Sacrement. Le souper à six par table. La vaisselle. Le jeu, maudit jeu qui fera de lui un paria. Et la longue montée en rang et en silence jusqu’au dortoir. Il est un des premiers dans les rangs. Il n’aura ses premières poussées de croissance que quelques années plus tard. Mais il rattrapera le temps perdu.

Il ne le sait pas encore, mais ce grand jour lui laissera toujours un goût amer.

Cinquante-neuf ans plus tard, il n’est toujours pas convaincu que ce fut le plus grand jour de sa vie. Il le subit encore, chaque année; que le 30 août soit un dimanche ou non.-

 

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Déplaisir d’amour

Dominique Michel chantait, il y a de cela bien des années : J’haïs l’hiver, maudit hiver…Pour ma part, avant que cet été me tue et m’empêche de lui dire tout mon déplaisir, je lui crie : J’haïs l’été, maudit été… 

Bien sûr, je pourrais le faire de façon plus élégante et reprendre ne serait-ce que quelques vers de Vigneault mis en musique par Léveillée et superbement chanté par Monique Leyrac : 

Ah! que les temps s’abrègent

Viennent les vents et les neiges

Vienne l’hiver en manteau de froid

Vienne l’envers des étés du roi […]

Vienne la blanche semaine

Ah! que les temps ramènent

L’hiver!

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Esclaves

Une publicité télévisée me turlupine depuis quelque temps. Des jeunes, que l’on nous présente comme les leaders de demain, parlent de leur ouverture d’esprit, de leur estime d’eux-mêmes. L’une d’entre eux dit alors cette phrase (je la cite de mémoire) : « Nous acceptons tout le monde sans jugement. » Et elle s’en vante, la pauvre (j’ai failli écrire : l’idiote, mais je me suis retenu)! 

Manquer de jugement serait-il devenu une vertu citoyenne? On a vu depuis la semaine dernière ce que cela donne de pratiquer cette vertu. 

Mardi soir dernier, un petit groupe racialisé et fascisant, qui se dit de gauche, crie à l’appropriation culturelle après avoir vandalisé les affiches du spectacle Slav au TNM, et, accessoirement, crie des injures au public qui se présente au théâtre. Le porte-parole de ce groupuscule, qui parle un français plus que minable, se fait aller les baguettes au micro d’un journaliste complaisant, le même qui donnera une semaine plus tard la parole à trois personnes favorables à l’annulation du spectacle et à une seule (le critique Sylvain Cormier), qui trouve pour sa part qu’il s’agit là d’un acte grave de censure. Heureusement, le Festival de jazz résiste aux pressions. Mais c’est de courte durée. 

Quelques jours plus tard, sans doute contaminé par la même vertu citoyenne, le  Festival fait volte-face et annule le spectacle. Il s’excuse même : Les fascistes avait raison. On ne voulait tellement pas leur faire de peine. Qu’il nous pardonne, nous ne savions pas ce que nous faisions.  

Et autour, le troupeau bêle! Mouton un jour, mouton toujours! Peuple à genoux! Il se laisse dire par ce groupuscule ce que Duplessis disait à ses adversaires : « Toé, tais-toé! » Et il bêle, le troupeau! 

Bien sûr, des voies s’élèvent. Paul Arcand, Denise Filiatrault et plusieurs autres réagissent. Mais, c’est trop tard. Le Festival de jazz a cédé aux pressions des nouveaux curés vertueux qui prêchent le manque de jugement. Il est devenu leur esclave. Rien de bien glorieux, mais un exemple de vertu.

Je me suis toujours considéré comme plutôt à gauche. Cependant si, être de gauche, c’est parler de « ma matrimoine » au lieu de mon patrimoine (gloire à Québec Solidaire); c’est écrire que les femmes sont « heureuxes » (comme je l’ai lu dernièrement); c’est me considérer en tout et en partie comme une victime; c’est accepter qu’une caissière me dise de me mêler de mes affaires quand je lui demande gentiment si elle va bien (ça m’est arrivé dernièrement); c’est ne pas crier des noms à un quêteux “de couleur” qui, lui, m’en crie parce que je ne lui ai pas assez donné d’argent… 

Si, être de gauche, c’est tout cela, et bien d’autres choses encore, je vire à droite. Dommage que Camil Samson soit décédé, j’adhérerais à son parti.

Et, comme disait De Niro à Trump : F… la gauche! 

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Tyrannie de l’estimite de soi

J’entre au Jean Coutu. Je fais mes emplettes. Je me présente ensuite à la caisse. Comme je le fais et l’ai toujours fait avec tout le monde que j’aborde — mais à partir d’aujourd’hui, c’est fini, comme l’était Capri pour Hervé Villard —, je dis à la caissière :   

— Bonjour. Comment allez-vous?

Sa réponse me sidère : 

— Est-ce que je peux savoir en quoi cela vous regarde? C’est personnel.

Je regarde, stupéfait, la caissière et je comprends : une autre victime de l’estimite de soi. Elle en a sans doute été gavée. On a sûrement tenté — et réussi dans sons cas — de la convaincre qu’elle était une pierre précieuse qui méritait l’admiration, qu’en son noyau profond elle était radieuse, qu’elle devait développer une grande estime d’elle-même — pas grave si celle-ci la rend complètement dingue et fait suer — je suis poli — tout le monde autour d’elle. Comme l’a à peu près dit un autre, il y a très longtemps, avant ces charlatans de la psychopop qui l’applique à l’estime de soi : 

« Faites-la croître et multipliez-la! Répétez cette phrase jusqu’à la vomir avec vos tripes. Dites-vous, oui dites-le vous, répétez-le-vous : Je — très important le je, me, moi — M’AIME! JE M’ESTIME. Mon estime de moi-même me fait grandir. Elle me permet de faire un beau grand voyage en moi. J’y découvre beaucoup de choses, mais, surtout, oui surtout, j’y trouve la merveille que je suis. Ni plus ni moins que la p’tite fleur que pépère faisait sauter sur ses genoux dans Terre humaine.» (Pour mes lecteurs et trices, pépère était joué par Jean Duceppe et la p’tite fleur par Sylvie Léonard.) 

Si la caissière en question lit, par un heureux hasard, cette chronique, elle l’accueillera sans doute en souriant béatement, heureuse que son estimite d’elle-même ait fait une victime. Malheureusement pour elle, je ne souffre pas de victimite, maladie fort répandue dans notre époque de culs serrés et bénis, de bien-pensance à faire dégueuler, époque qui a fait de la délation la plus vile une vertu citoyenne et théologale. 

On nous l’a toujours dit que, dans cette pharmacie, on trouve de tout, même une amie!

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Les joies familiales

Nos mères ne se parlaient pas, sauf en de rares occasions où il aurait été inélégant de ne pas le faire. Depuis ce matin, j’ai rayé une partie de ma famille paternelle de ma carte. Et je crois bien que, moi aussi, par souci d’élégance, j’aurai la politesse de leur parler si le décorum l’exige. 

J’aurai attendu le grand âge pour accepter de ne pas être aimé. Cela a toujours été tellement important pour moi. J’ai passé ma vie à faire des concessions. Un psychopop me dirait que j’ai eu un cancer colorectal parce que j’ai fait trop de concessions. Elles se sont accumulées et ont formé un polype… jusqu’à perdre le contrôle et à se multiplier. Mes concessions ont suivi le précepte biblique : Croissez et multipliez-vous. Obéissantes, elles ont été, n’est-il pas? On a essayé de les extirper de mon côlon à deux reprises. Elles s’entêtaient. Elles ont dû être brûlées et irradiées au 5-FU pour enfin lâcher prise. 

Y’é tellement fin! L’ai-je assez entendue, cette exclamation! Dans mon for intérieur — qui n’était pas fort du tout — je me disais qu’au moins, j’étais fin. On pouvait me dire n’importe quelle platitude, j’étais fin. On me disait que j’étais beau en dedans à défaut d’accepter de mieux me connaître. Sur le moment, je gardais le silence, symbole de ma finesse. Comme j’ai un caractère secondaire, quelques heures plus tard remontait en moi un petit goût surette de finesse mal digérée. 

Soixante-dix ans avant de faire un magnifique bras d’honneur à ceux et celles qui ne m’aiment pas, qu’ils soient de ma famille, de mes «amis» ou d’ailleurs! Au moins, ce sera fait avant de mourir.

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En relisant mes bulletins scolaires

J’ai retrouvé mes bulletins scolaires.

Le premier : celui de la maternelle de mademoiselle Claire Saint-Germain, avec qui j’ai fait ma première année, dans la vieille maison des Rolland, l’actuel Au clos Rolland. Je n’avais pas l’âge pour entrer en première année au couvent, alors mes parents ont choisi de m’envoyer « au privé »… Ça fait snob, comme ça, mais, pour eux, c’était plutôt un sacrifice. Il payait déjà la pension de mon frère Raymond au collège Laval.

À mon grand étonnement, sur mes bulletins de deuxième et de troisième année, à l’école Saint-Georges de Mont-Rolland, je suis né le 30 novembre 1947 au lieu du 25, et mon père se prénomme Maxime au lieu de Marc — il faut dire que ses parents, ses frères et ses sœurs l’ont toujours appelé Maxime. Tant Solange Boyer que Pauline Latour, les deux institutrices, comme on les appelait alors, ont commis la même erreur. Mon passage au couvent des Sœurs Sainte-Anne ne m’a pas laissé de souvenir impérissable, à l’exception d’une claque que m’a assénée sœur Marie-Louise-Agnès — la directrice, que les filles plus âgées avaient surnommée « Pue du bec » — parce que, au catéchisme, j’avais dit que j’aimerais mieux aller aux limbes qu’au purgatoire, ce lieu me paraissant plus agréable, même si l’on n’y voyait jamais Dieu. Sur le coup — c’est le cas de le dire — je crois que je n’ai même pas pleuré. J’étais saisi. C’est dans le taxi Paquette du retour à la maison que j’ai éclaté en sanglots. Pauline et Colette Latour, qui voyageaient avec les enfants du rang, ont bien tenté de me consoler, mais rien n’y a fait. Raymonde, Jean et Paul Lamoureux, ainsi que Claude Latour sont restés silencieux tout le long du trajet.

Sur mon bulletin de quatrième année, quand je suis passé au collège des frères maristes, j’ai retrouvé ma date de naissance, et mon père, son prénom. Le titulaire, trouvant sans doute que j’avais des carences en éducation physique, comme mon ami C., décida de nous garder quelques fois tous les deux après la classe pour faire de la gymnastique. Ces jours-là, le taxi Paquette ne nous attendait pas. C. et moi devions rentrer à pied jusque chez nous — un peu plus de deux milles, si ma mémoire est bonne.

J’ai « sauté » en cinquième année, en octobre, et j’ai eu le frère Louis-Boniface comme titulaire. Comme il est resté vingt-cinq ans à Mont-Rolland, un grand nombre de garçons du village l’ont eu comme professeur. Il avait la main assez forte « dans la claque », lui aussi, et, quelques années plus tard, le jour de ma profession religieuse, je le lui rappelai. Il rougit… et sourit, quelque peu troublé, je crois, par ce souvenir. Surtout que mon frère se souvenait, lui, d’en avoir « mangé tout une ». Je me rappelle, le jour de mon changement de classe, qu’il administra une superbe claque à A. P., mon voisin de rangée. J’ai figé sur place et je me suis promis d’écouter, de ne jamais rire ou même sourire en sa présence…

L’année suivante, en sixième année, j’étais né le bon « quantième », mais pas la bonne année; j’avais rajeuni d’un an. Le frère Jean-Omer — je n’ai aucun souvenir de lui — était le titulaire, et le directeur était le frère Jean-Roger — surnommé « Oscar le Pleumé », on devine pourquoi. Qu’on se rassure, ce n’est pas le Jen Roger qui enregistra Le miracle de Sainte-Anne-de-Beaupré et devint un chanteur adulé de tout le Québec et le roi de la Casa Loma.

En septième année, le frère André-Robert — lui non plus ne fut pas une vedette de la télé ni un potineur d’Échos-Vedette, comme son homonyme — présida aux destinées de ma dernière année au collège de Mont-Rolland. L’année de ma naissance est illisible sur mon bulletin. On l’a tellement corrigée que le dernier chiffre est un mélange confus d’encre bleue et d’encre rouge. Finalement, j’ai l’air d’être né en « 194 ». Souhaitons tout de même que ce soit après Jésus-Christ. J’ai terminé l’année avec une moyenne générale de 85,7 % — c’est écrit sur mon certificat de septième année.

Ce sont sans doute mes notes qui attirèrent l’attention du frère recruteur. Il me dit que j’étais sûrement appelé à la vie religieuse. Il parvint même à convaincre mon père, qui n’était pas du tout chaud à voir partir son fils de onze ans pour le juvénat. Un argument massue vint à bout de sa résistance : le recruteur lui demanda ce qu’il dirait à Dieu, au jour du Jugement, s’il refusait que son fils suive la vocation à laquelle il était certainement appelé. C’est ainsi que, le 30 août 1959, je suis monté dans la Ford vert forêt de mon père pour quitter Mont-Rolland et ne jamais y revenir à demeure. Il y a bien eu quelques semaines de vacances pendant les années de juvénat, puis, longtemps plus tard, un lendemain de Noël alors que j’étais au Scolasticat central de Montréal — mon père était venu nous chercher, le matin, et monsieur Adrien Boyer nous avait ramenés, le soir, Réal Boyer, Georges Éthier et moi. Plus tard encore, je fis le voyage Montréal–Sainte-Adèle, une fois la semaine, pour mes ateliers de théâtre à la Polyvalente.

Grâce à Gilles Lamoureux, un ex-confrère mariste — pas de liens de parenté avec les nombreuses familles Lamoureux de Mont-Rolland et de Sainte-Adèle —, j’ai revu mes bulletins des quatre années de juvénat, du postulat et du noviciat; et celui du Brevet A-1 au Scolasticat central.

Mon dernier bulletin… Mon baccalauréat en pédagogie de l’Université de Montréal. Je l’obtins en 1968, et il plut davantage à mes parents qu’à moi. J’étudiais déjà le théâtre et l’écriture dramatique… J’étais passé à autre chose.

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Après un long hiver

[On remarquera qu’en français classique, la liaison du mot « long » se fait non pas avec le «g», mais avec un «q» : un lonqu’hiver.]

Refaire surface après la neige, la grisaille, le verglas. Ressusciter — le mot est gros, j’en conviens.

Un long hiver de lectures. Des paysages et des émotions emmagasinés. Des voyages à bon marché, et toujours en première classe, chose que je ne pourrais plus me permettre. La «fortune», que certains de mes amis croient que j’ai, se réduit comme peau de chagrin. Ce n’est pas très grave, car la vieillesse s’installe de plus en plus dans mon corps et, comme elle n’est pas tendre avec moi, elle m’enferme plus ou moins dans mon appartement avec vue sur le fleuve. Cannelle, ma compagne de vie, me tient compagnie. Elle est vieille, elle aussi. Cet été, nous nous assoirons à balconville et nous lirons, du moins, moi, je lirai, et elle dormira sur mes genoux. Ou dans son condo estival qu’un tonton lui a offert pour ses dix ans.

À propos de la vieillesse, Catherine Cusset, dans sa «bio» de David Hockney, lui prête cette réflexion :

«La vieillesse était l’âge du grand nettoyage, l’âge auquel on avait pour désir d’arracher à l’oubli la beauté, qu’on ne voyait jamais mieux que lorsqu’on en avait fini avec le désir sexuel et l’ambition sociale.»

Le mot «nettoyage» me rappelle trop les purgations de mon enfance. Et les coloscopies qui ont découvert que j’avais un cancer — dont on m’a annoncé la rémission, la semaine dernière. Une bouffée d’énergie et de joie dans la grisaille d’une semaine d’hiver qui se prolonge jusqu’à l’écœurement. Des années qui ont cependant contribuer à vieillir plus vite. Même dans ma tête, car la chimio laisse des traces… Des chutes d’énergie, des moments d’absence, d’où je reviens parfois en me demandant où je suis et quel jour on est. Heureusement, si Cannelle est là, elle me sert de point de repère. Je la caresse, et l’angoisse se dissipe. Au cours des sept dernières années, elle a été mon infirmière dévouée, acceptant de ne plus se coucher sur mon ventre quand il était trop brûlé par la radiothérapie, se lovant sous mon bras qui n’avait pas été décoré d’un cathéter central et me ronronnant un chant si doux qu’il parvenait à m’endormir malgré la douleur.

Donc, au mot nettoyage, je préfère celui de lâcher prise. Je me permets même parfois de laisser aller et venir les obsessions qui m’ont pourri la vie… toute ma vie, ou presque. Les troubles obsessionnels compulsifs (TOC) m’ont habité dès ma tendre enfance — je crois même qu’au lieu de pleurer, quand on m’a sorti du ventre de ma mère, j’ai connu une première obsession. Bien sûr, je ne savais pas que j’en souffrais. Il me faudra attendre presque quarante ans pour qu’enfin, un médecin comprenne ce que je vivais et me prescrive une médication qui m’a soulagé de mes crises d’angoisse et de mon anxiété, qui étaient les basses œuvres de mes nombreuses obsessions. La médication m’a même permis de mettre fin à toutes les thérapies — nommez-les, je les ai toutes faites, je crois — où la parlote était généralisée, l’écoute plus ou moins attentive, et les honoraires exorbitants. J’ai lu, je crois bien, tout ce que le Nouvel Âge avait à offrir de techniques et de superstitions et tout ce que la psycho pop déclinait sur les rayons des librairies.

Et je ne parle pas de ce que la religion, à l’époque où j’étais en communauté, m’ordonnait de faire pour chasser ce que mon directeur spirituel appelait des «tentations». Quand je m’ouvris à mon supérieur au sujet des angoisses que je vivais chaque jour, il me dit de me rendre à la chapelle et de prier. À ses yeux, ma foi n’était pas assez fervente et seule la prière me ferait vaincre les pièges du démon. Chapelets, neuvaines, mortifications de toutes sortes (je ne m’arrête pas sur les détails) m’amenèrent non pas au paradis promis, mais à l’institut Albert-Prévost pour y être soigné. Honte sur moi! Shame on me! Mon supérieur m’ordonna, au nom de la sainte obéissance, de garder mes problèmes «mentaux» — il prononçait le mot en plissant le nez comme s’il y découvrait une odeur nauséabonde — pour moi. Mes amis —  les deux ou trois que j’avais — ne devaient pas être mis au courant. Mes rendez-vous chez le psy furent, à leurs yeux, des consultations chez un chiropraticien.

Donc, dans mon cas, médication et vieillissement ont fait bon ménage. Je vois désormais la vie en gris… C’est toujours mieux qu’en noir, même si, au fil des ans, je me suis découvert une amitié particulière — encore une réminiscence de mes années en communauté — pour cette absence de couleur.

 

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Nuit du 19 au 20 août 2004

« Le soir surtout, lorsque les branches à la fin délivrées du vent cessent leur balancement, je songe à ma mère. Je sais qu’elle aurait aimé cet endroit. Presque chaque jour qui s’écoule m’astreint au difficile métier de vivre sans elle. »

(Jean-François Beauchemin, La fabrication de l’aube, p. 86.)

Comment écrire sur sa mère après avoir placé ces quelques lignes en exergue? Parmi les nombreux livres que j’ai lus sur le décès d’une mère, Jean-François Beauchemin a sûrement écrit le plus sensible, le plus filialement sensible. Et pourtant, mon palmarès des livres filiaux aligne des noms prestigieux. Dans le rayon « Piété filiale » de ma bibliothèque, il y a Simone de Beauvoir, Jean Cocteau, Albert Cohen, le fils de Susan Sontag, Roland Barthes, Geneviève Brisac, Jacques Chessex et beaucoup d’autres. Pourtant, quand j’ai lu l’ouvrage de Beauchemin, j’y ai trouvé un souffle qui m’a tout de suite porté. Je me suis dit que c’était comme ça que j’aurais aimé parler de ma mère.

Mais comme il l’a déjà fait — et mieux que moi —, je devrai me contenter de mon souffle à moi, plus factuel, moins poétique.

*****

Ma mère dormait peut-être; en tout cas, elle ne semblait plus consciente depuis plusieurs heures. Je la veillais, ganté de latex, jaquette d’hôpital bien attachée et masqué, à cause d’un diagnostic de bactérie C difficile, qu’elle avait reçu deux semaines auparavant à l’hôpital Fleury. On nous avait pourtant dit, à sa sortie, qu’elle était guérie, mais, semblait-il, cette bonne nouvelle ne s’était pas rendue jusqu’à son dossier médical. Elle gisait donc, parquée dans un coin de l’urgence, entre deux rideaux. Une pancarte avertissait de son état, comme la croix noire que l’on peignait aux devantures des maisons des pestiférés ou des victimes de la grippe espagnole.

Je m’étais rendu à son chevet après que l’hôpital Marie-Clarac m’eut averti qu’on l’avait, encore une fois, transférée à l’hôpital Fleury. À mon arrivée, je lui dis que mon frère devait nous rejoindre.

« Guette-le, me dit-elle sur un souffle. Je ne veux pas qu’il vienne jusqu’ici. Tu sais, les hôpitaux et lui… »

Elle ne voulait pas faire peur à son fils aîné avec qui elle avait eu quelques fois des mots, mais qu’elle avait toujours aimé profondément.

Elle se plaignait d’une douleur dans la région du cœur. J’ai pensé à une crise d’angine. Une heure plus tard, le médecin m’a dit qu’en fait, elle faisait une embolie pulmonaire. On lui a donné de la morphine pour calmer ses souffrances, en attendant de savoir si sa constitution affaiblie par le poids des ans et de la maladie pouvait tolérer, sinon accepter, un médicament susceptible de faire fondre le caillot qui obstruait son poumon gauche.

À partir de ce moment, ma mère a sombré dans un état d’inconscience entrecoupé de deux sursauts de vie qui n’ont pas été sans me surprendre. Le premier s’est produit lors de la visite d’un bon vieux prêtre qui lui a parlé doucement, et, comme on disait dans le temps, lui a ensuite « administré les derniers sacrements ». Elle lui a souri, lui a fait un petit signe de la tête, puis elle a fermé les yeux, bercée par les prières du bon prêtre.

Le second sursaut s’est produit vers minuit. Je tenais sa main quand, soudain, elle s’est redressée, ses beaux yeux bleus grand ouverts. Elle a regardé autour d’elle, puis, très doucement, elle s’est recouchée et a fermé les yeux pour ne plus les rouvrir.

Quelque temps plus tard, repensant à cette scène, je me suis demandé si ma mère, dans ce deuxième sursaut… Non, je ne me suis pas demandé, j’ai eu l’intime conviction que maman avait réellement vu… Qui? Quoi? Je ne le sais pas — et je ne le saurai jamais. Mais, à cet instant précis, son regard n’était ni absent, ni perdu, ni vide. Au contraire il était intense et vivant.

Sa respiration se faisait de plus en plus difficile. Je la lisais sur ses lèvres desséchées et sur sa poitrine amaigrie. Le moniteur cardiaque battait un rythme qui, je le pressentais, s’arrêterait à plus ou moins brève échéance. Car il s’agissait bien d’une échéance. On nous avait prévenus, mon frère et moi, qu’il n’y avait plus rien à faire. Le médicament, qui aurait pu la sauver si elle avait été plus jeune et moins affaiblie, provoquerait au contraire une mort atroce si on le lui donnait. Nous avons dû nous résoudre à l’inévitable, et respectueux de ses volontés, nous avons demandé au médecin de ne rien tenter d’autre que de soulager ses souffrances.

Encore sous le choc, je suis sorti dans le corridor pour raconter à Raymond, mon frère, le second sursaut de vie que notre mère venait de connaître. Mon frère y était retourné aussitôt la décision prise de laisser la vie quitter notre mère comme elle l’avait souhaité. Il n’était resté que quelques minutes entre les rideaux sales et jaunis, qui tenaient lieu d’intimité à notre mère. Il en était vite ressorti après lui avoir serré brièvement la main.

Depuis plusieurs heures, il supportait le défilé des ambulances et leur cortège d’accidentés et d’amochés. Il avait assisté, comme pétrifié, à une crise de démence d’un patient que les ambulanciers et les infirmières avaient pris plusieurs minutes à calmer. J’en avais entendu les échos à l’intérieur et j’avais assisté, pétrifié moi aussi, à l’encellulement du dément dans un réduit matelassé aussi grand qu’un placard à balais.

À l’évidence, Raymond devait partir. Sa tension artérielle devait battre des records. J’ai tenté de l’en convaincre. Il a hésité quelques secondes. Je suis sûr qu’il a pensé qu’il ne serait pas un bon fils s’il partait, et ce, non pas aux yeux de notre mère, mais à ses yeux à lui. Puis il s’est levé. Il m’a demandé de dire à maman qu’il l’aimait, qu’il pensait à elle. Il est parti sans se retourner, le pas plus lourd que d’habitude.

Quand je suis revenu près de maman, je me suis approché de sa bonne oreille, et je lui ai transmis le message de Raymond. En me rassoyant, j’ai détourné la tête pour ne pas, au cas où, qu’elle voit mes larmes couler. J’ai toujours été « braillard », comme disait mon père.

La brève scène qui a suivi, je ne l’ai malheureusement pas rêvée. Deux infirmières sont passées. L’une a dit à l’autre, me voyant :

« Qu’est-ce qu’y à brailler donc lui? »

— Sa mère est en train de mourir.

— Es-tu vieille?

— Elle a l’air ben vieille.

— Pourquoi qu’il braille d’abord? »

Je me suis levé d’un coup, sans songer qu’un mouvement aussi rapide aurait pu me bloquer le dos pour des jours. J’avais dans l’idée de rejoindre les deux infirmières, de les toucher de mes gants, qui avaient tenu la main de ma mère, jusqu’à ce que la méchante bactérie C difficile les envahissent et les colonisent. Et qu’elles aient mal au ventre à s’en tordre de douleur! Qu’elles souffrent! Qu’elles vomissent leur indifférence!

Mais je n’ai pas bougé. Et pour ne pas que ma colère perturbe l’agonie de ma mère, je me suis approché encore une fois de sa bonne oreille, et là — d’où cette idée m’est-elle venue? —, j’ai chanté, fredonné plutôt : « Filez, filez, ô mon navire, car le bonheur m’attend là-bas. »

Elle adorait cet air appris dans son enfance, au bord du fleuve, à L’Anse-à-Gilles. Chose incroyable, les paroles de la chanson me revenaient comme par magie. On aurait dit que ma mère me les soufflait — je les ai sous les yeux, écrites de sa « belle main d’écriture », dans l’un de ses nombreux cahiers de chansons qu’elle m’a légués.

*****

La nuit avançait lentement. J’ai pris à nouveau maman par la main dans l’espoir de la guider — à défaut de l’accompagner — sur sa route vers la mort. Sans que je m’en rende compte, ma respiration s’est réglée sur la sienne. Et les heures ont continué de passer.

À un moment, mû par une sorte de pressentiment, j’ai regardé ma mère fixement. J’ai vu sa poitrine se soulever péniblement, son souffle s’exhaler… Puis, plus rien. Je venais de cueillir son dernier souffle. J’ai tenté de prolonger le plus possible cet instant qui ne reviendrait jamais.

Puis une sorte de tourbillon m’a emporté. Une infirmière est arrivée, m’ordonnant de sortir. J’aurais bien voulu rester encore un moment pour accompagner l’âme de ma mère, qui devait se trouver bien perdue dans cette salle d’urgence, mais l’infirmière m’a clairement fait comprendre que je n’avais plus d’affaire là, que je pourrais revenir quand elle en aurait terminé avec le corps de ma mère. Pour elle, ma mère n’était déjà plus une personne. C’était un corps sans vie. Avant de sortir, j’ai regardé l’horloge : 4 h 15.

*****

« Allô, Raymond?

— Oui.

— Maman vient de mourir. Viendrais-tu me rejoindre?

— J’arrive. »

La conversation n’a duré que quelques secondes, même pas une minute. Il faisait encore nuit.

Raymond est arrivé avec son ami Robert. S’il avait été seul, je crois que le courage lui aurait manqué. Nous sommes montés tous les deux auprès de notre mère et nous lui avons fait nos adieux. Raymond n’a même pas hésité avant d’entrer dans l’urgence.

Puis ce fut la signature des papiers. De nombreux papiers, me souvient-il.

Avant de quitter l’hôpital, l’agent de sécurité nous a demandé quel âge avait notre mère. Raymond lui a répondu qu’elle avait 97 ans. Il nous a dit que c’était un bel âge pour mourir.

Puis, nous sommes sortis. Le jour se levait.

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À propos de Prévert

En 1992, dans les très sérieuses Lettres françaises, Michel Houellebecq publiait un article intitulé « Jacques Prévert est un con ». À la lecture de cet article, force était de nous demander lequel, de lui ou de Prévert, était le plus con. Grand admirateur de Prévert, et ce, depuis très longtemps, j’avais bondi sur mon siège des Gâteries à la lecture de cet article. Je crois bien que je n’ai plus jamais acheté les Lettres françaises après cela.

Les Gâteries était un café situé rue Saint-Denis, au nord de la rue Sherbrooke. On y croisait Robert Lalonde, Nelly Arcand et un poète dont j’oublie le nom, concentrés sur leurs écritures. Pour ma part, j’y révisais des textes et y réécrivais parfois des chapitres entiers d’auteurs reconnus. C’est ce que j’appelais alors ma « négritude ». Oui, je sais, le mot fait tache dans la bien-pensance et la rectitude politique actuelles. Maintenant que nous sommes devenus des Canadians plutôt que des Québécois, changeons ce mot obscène pour ghost writer. J’ai petit-déjeuné aux Gâteries pendant des années, jusqu’à ce qu’il soit vendu à des Ontariens incultes. Ce qui faisait l’« atmosphère » (si chère à Arletty) des Gâteries à disparu quelque temps après leur arrivée. Et avec elle, les clients.

Mais revenons à l’enchantement Prévert. Agnès Desarthe lui consacre un article dans le numéro de mai 2018 (sic) du Magazine littéraire. Elle a découvert la littérature grâce à ce magicien des mots — c’est un cliché, je sais — parce qu’« il semblait n’avoir subi aucune distorsion. Ce n’était pas un exilé de l’enfance, un accidenté de la route qui mène à l’âge adulte ». Que dire de plus?

Prévert m’a accompagné, livre après livre, sur mon propre chemin vers l’âge adulte, chemin plutôt accidenté, bordé de dangereux ravins. Il m’a souvent évité des chutes… Il faut dire que, pour ma part, j’avais découvert la littérature avec Julien Green. Pas jojo, c’est vrai! Mais quelle écriture! Et, surtout, Green décrivait des passions qui ne m’étaient pas étrangères et ce même sentiment religieux étouffant et rigoriste, qui avaient marqué mon enfance, mon adolescence et le début de ma vie d’adulte en communauté.

Après, ce fut Sartre. Ses Chemins de la liberté m’ont guidé dans l’apprentissage de la mienne. Simone de Beauvoir, que j’ai aussi beaucoup fréquentée à une certaine époque, disait que les femmes ne naissent pas femmes, mais qu’elles le deviennent. Grâce à Sartre, je suis devenu de plus en plus libre. Le devient-on totalement? On pourrait en discuter longuement.

Prévert et sa grâce, car c’en était une, m’ont permis d’éviter les précipices sur mon chemin vers l’âge adulte. C’est Gina Bausson, ma professeure de théâtre, qui me l’a fait approfondir. C’était l’époque où fleurissaient de petits cafés qui présentaient des spectacles de poésie. Mon ami L. et moi en avions déjà présenté un dans une boîte du Vieux-Montréal, appelée A matter of opinion. J’en ai égaré le programme, mais je me souviens que nous terminions en récitant un poème en anglais, yes sir, pour remercier les propriétaires de nous avoir permis de faire nos premières armes d’interprètes chez eux. Quand le goût nous reprit de préparer un nouveau spectacle, nous décidâmes de faire appel à Gina pour nous guider. L. et moi avions déjà choisi des poèmes d’une noirceur étouffante ou d’une insondable tristesse, un choix très « existentiel ». Respectueuse de nos choix, Gina nous proposa tout de même d’alléger un peu notre future prestation. Et c’est là que Prévert revint dans ma vie.

« Pierre, après le Cocteau, pourquoi ne feriez-vous pas Pour faire le portrait d’un oiseau, de Prévert? », me demanda-t-elle. Le choix me surprit, mais je me promis de travailler le poème, ne serait-ce que pour voir… J’aimais Prévert, mais je n’étais pas certain qu’il cadrât dans le spectacle que nous avions envisagé de faire, L. et moi. Mais Gina avait toute ma confiance. Alors, j’ouvris Prévert et travaillai le poème qu’elle m’avait suggéré. Ce fut un enchantement. Sa légèreté me fit le plus grand bien. Cette façon de dépeindre — c’est le cas de le dire — une atmosphère (encore Arletty)! Quelques phrases, et une pirouette.

Quand je m’exécutai devant Gina, au cours suivant, elle me félicita… et en profita, ratoureuse, pour me glisser subtilement que je pourrais faire un autre poème de Prévert. Quand elle m’en dit le titre, je me réjouis de sa proposition qui, je le sentis, ouvrait un peu plus grand la porte vers la liberté si chère à mon cœur et si fièrement revendiquée. Je travaillai et retravaillai les mots du poème. Mon frère, avec qui j’habitais, en fit des boutons à force de m’entendre les répéter.

Le soir de notre spectacle arriva. C’était à L’Âtre, un café minuscule, rue Saint-Denis près de l’avenue du Mont-Royal. Poèmes noirs. Je n’aime pas dormir de Cocteau, que je considérais comme vaguement érotique — autre pas vers la liberté. Pour faire le portrait d’un oiseau. Poèmes romantiques. Le bonheur est dans le pré de Paul Fort — autre «légèreté» suggérée par Gina. Enfin, ma nouvelle pièce de résistance, signée Prévert. Respiration, concentration, attaque :

Notre Père, qui êtes aux cieux,

Restez-y.

Et nous nous resterons sur la terre

Qui est quelques fois si jolie.

Comme on disait à l’époque, cette dernière prestation, tout comme l’ensemble du spectacle, connut « un franc succès ». Pour moi, ce poème restera l’expression d’une foulée de plus sur ma route vers la liberté de penser, de dire, d’exprimer, de râler, de crier, s’il le faut. Révolte adolescente d’une autre époque, peut-être, mais révolte tout de même.

***

Dans notre temps où l’intégrisme religieux tente de nous bâillonner, où la rectitude politique et une gauche molle de peine-à-jouir — l’expression n’est pas de moi, mais je la trouve savoureuse — font office de nouvelle religion, ce Pater Noster de Prévert me revient souvent à l’esprit. Il me semble que le dieu vengeur et mesquin — peu importe le nom qu’on lui donne et qu’il soit entouré d’anges, d’élus ou de jeunes vierges — aurait tout intérêt à rester dans son ciel, et ses représentants autoproclamés, à nous foutre la paix!

11 août 2017

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