Je retrouve ce texte écrit le 24 janvier 2017. J’ai soixante-dix ans depuis deux mois. Et je me permets de dire à haute voix ce qui m’étouffe depuis si longtemps.
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Scorcese, dans une entrevue, parle de la foi de son enfance, qu’il qualifie de « sombre ».
Onfray quant à lui parle de l’orphelinat catholique, où il a été placé à dix ans. Il écrit :
« J’ai été frappé par l’écart entre l’enseignement des vertus catholiques et la pratique de ces gens-là. J’ai assisté à des passages à tabac. Ils étaient violents, certains étaient pédophiles […] L’incapacité de ces prêtres à vivre l’éthique chrétienne et à être à la hauteur de ce qu’ils enseignaient m’a montré que l’idéal de cette religion était inhumain. […] Certains pères que j’ai côtoyés méprisaient les intellectuels et vénéraient les sportifs. Quand ils me voyaient, lisant dans un coin, cela les horripilait.
Le journaliste : À vous écouter, on se dit que vous n’en avez pas fini avec vos blessures d’enfance…
Onfray : Je suis fidèle à mon enfance, oui. Je n’oublie pas les moments d’humiliation infligés à mes parents. »
Il y a des moments charnières dans la vie, des moments qui font que nous ne serons plus jamais les mêmes. J’ai été, dès mon plus jeune âge, un enfant torturé. La vie religieuse ne m’a pas aidé. Au contraire, elle m’a enfoncé encore plus dans le marasme. J’étais continuellement partagé entre l’idéal que l’on m’avait inculqué (le bon garçon, que j’ai toujours détesté être) et ce que je percevais comme étant mon vrai moi, pourvu que celui-ci existât vraiment.
Soixante ans plus tard, je réclame le droit de dire la vérité, la mienne du moins : mes années de juvénat, surtout, furent les pires de ma vie… mises à part celles où je sombrai dans une dépression profonde, des années plus tard. Ce désir de tout laisser tomber, de me délester du poids de ma vie, je l’ai ressenti dès mes premiers mois de pensionnat. Ce regard des autres — de beaucoup du moins —, ce souverain mépris du maître de salle à mon égard…
Je suis le seul à ne pas encore avoir été choisi dans une équipe de base-ball. C’est simple, personne ne veut de moi. Ils n’ont pas tort. À force d’avoir été tourné en ridicule, de m’être fait crier après, d’avoir reçu des claques par la tête de la part d’un chef d’équipe, je suis entré en moi-même et je m’y suis embarré. Je me tiens stoïquement debout au milieu de la salle de récréation. J’entends alors, comme dans un effet sonore au cinéma : « Est-ce qu’une équipe peut avoir pitié de Guénette et le prendre avec elle? » Édifiant de charité chrétienne! Écœurant d’inhumanité! Toujours le même maître de salle.
Quelques mois plus tard, je me casse un bras en manquant un saut au cheval allemand; j’atterris plus ou moins sur le terrazzo. Au lieu de me venir en aide, le maître de salle — le même — dit au reste du groupe : « Vous voyez? C’est ça qu’il ne faut pas faire! » Je me tords de douleur, mais, enfermé en moi-même, je me refuse de pleurer. L’enfermement, mon seul recours, mon seul secours.
Les années passent… sans ce maître de salle, heureusement. Je vis de plus en plus emmuré en moi-même. Je ne fais plus confiance à qui que ce soit, même pas à ceux qui se disent mes amis. Car ils ne se gênent pas, eux aussi, pour s’amuser à mes dépens. Je reste silencieux, comme si rien ne me touchait, et je ravale. Je ne me permets pas d’éprouver de la haine. Et s’il m’arrive de m’y laisser glisser, je m’en accuse en confession : « Mon père, je m’accuse d’avoir manqué à la charité envers mes confrères. » Je confonds prison et vie intérieure. Il n’y a pas d’orgueil en moi, pas de condescendance. Je n’offre pas mes souffrances pour le salut de l’âme de mes détracteurs. Mon silence ne me rend pas supérieur à eux. Je m’accroche à ma solitude; elle seule m’apporte une certaine consolation.
Alors que je suis scolastique à Montréa-Nord, je sors de ma chambre, un matin. Mon voisin d’en face sort lui aussi de la sienne : le maître de salle du juvénat! Quelque chose monte soudain en moi. La haine de l’humilié que j’ai toujours été. Je romps le silence. Je sors de la cellule où je m’étais enfermé des années auparavant. Je lui crie : « Pas encore vous! » Il semble estomaqué. Il me rappelle que je ne suis que scolastique, toujours en formation, et que je lui dois le respect. « Vous respecter, vous? Je ne peux pas. Vous n’êtes pas… (Je suis tellement en colère que je cherche mes mots. Les confrères sortent un à un de leur chambre, curieux de savoir ce qui se passe.) Vous n’êtes pas respectable! » J’en conviens, le mot n’est pas des plus heureux, mais il me fait tellement de bien. Je tourne les talons et je monte à la chapelle pour la prière du matin.
À part le drame — c’en était un — que j’ai vécu, la dernière année avant ma sortie de communauté, j’éprouvais depuis des années un dégoût intense devant la façon dont plusieurs confrères — et des plus vieux aussi — vivaient leur vie religieuse. Je n’acceptais pas le compromis. Rien à mes yeux ne pouvait justifier de tels écarts à la Règle. Pour moi, c’était tout ou rien… Toujours l’idéal de sainteté qu’on m’avait inculqué dès ma plus tendre enfance. Un cousin de ma mère n’était-il pas mort en odeur de sainteté? Bien sûr, comme tous les idéalistes, je me pardonnais plus aisément mes manquements que je ne le faisais à l’égard de mes confrères.
Et il y eut ce mépris que je ressentis dès mon arrivée au juvénat. Mépris pour la culture, pour les arts. À part le chant choral et quelques tentatives de « bon parler français », rien. On encourageait la lecture, mais, si on y consacrait le peu de temps libre que nous avions, on nous le reprochait. Il fallait faire du sport. Il n’y en avait que pour les sportifs. Les autres…
Je me souviens de deux cas flagrants d’inhumanité envers des artistes — le mot n’est pas trop fort. Les deux étaient déjà des musiciens. De nos jours, ils participeraient à des concours télévisés. À cette époque, on les humiliait. Oui, ces deux gars étaient différents des autres. Ils faisaient pourtant leur possible pour se faire accepter. Mais le rejet venait de plus haut. Le maître de salle — toujours le même — se faisait un point d’honneur de les rabaisser, de souligner leur inaptitude dans les sports. L’un d’eux recevait un ballon en pleine figure? Grand bien lui fasse! Cela le ramenait sur terre. Tant pis pour lui! Un homme, un vrai, ce n’était pas un musicien, c’était un bon sportif. Que ces deux gars aient voulu persévérer dans la vocation où ils se croyaient appelés relève de l’héroïsme.
J’ai moi aussi connu cette sorte de mépris, mais jamais à pareille échelle. Frêle, maigrichon, j’ai compris, dès le premier jour, que je ne « fiterais » pas dans le décor. Je l’ai vu dans les yeux de mon ange gardien, un gars de syntaxe qui prenait sous son aile le nouveau que j’étais. Il avait tout du « p’tit bum ». Il était déçu. Et il ne fallut que quelques jours pour qu’ils me le disent clairement. À ses yeux, j’étais une fillette, un pas bon.
Le seul lieu où je me sentais bien — du moins à ce moment, cela changerait quand je monterais en Syntaxe —, c’était la classe. Je n’étais pas un « bollé », comme on dirait plus tard, mais j’étais assez bon. Je réussissais bien. Mais, contrairement aux exploits sportifs de certains de mes confrères, la réussite en classe comptait pour peu.
Pendant toutes ces années, on m’a reproché ce refuge dans lequel je m’enfermais et où je trouvais un peu de repos. Quand je découvris les auteurs romantiques, je donnai un nom à mon refuge : Mélancolie.