Un conte à faire rêver

Il était une fois, sur un joli Plateau, une gente dame du doux nom de Dada. Elle et moi, nous connaissions depuis plusieurs années, pour employer un euphémisme. Dame Dada avait toujours été d’une extrême gentillesse avec moi. Confessons-le, dans notre jeunesse, nous fîmes ensemble quelques mauvais coups qui firent damner sa mère, une étoile toujours bien vivante et alerte de notre paradis artistique. 

Dame Dada, sous ses airs de jeune fille de bonne famille — elle avait étudié à Marie-de-France — nourrissait en elle un petit fond réjouissant de « belle » méchanceté. Belle, oui, car, lorsque dame Dada se sentait offensée de quelque façon, ses colères, elles, n’étaient pas bellottes à voir et à encaisser de la part du faquin ou de la faquine qui avait eu la fâcheuse idée de s’en prendre à elle. Une vraie Sagittaire qui pittechait ses flèches jusqu’à ce que l’ennemi soit terrassé.

Sa belle méchanceté s’épanouit d’un cran quand elle fit la connaissance du sieur Mario. Nos « mauvais coups » firent pâle figure devant ceux qu’elle concocta avec ce sieur facétieux — on remarquera ici, j’espère, l’allitération. Ces deux-là devinrent comme cul et chemise. L’expression est quelque peu triviale, mais il n’en vient pas d’autres à mon esprit vieillissant.

Les présentations faites, venons-en au cœur du sujet.

Un jour, dame Dada me fit porter un de ces plis, que nous recevons maintenant par les airs ou les ondes, je ne sais plus, où elle nous conviait sieur Luc et moi-même à un dîner estival sur sa terrasse. Je faillis défaillir d’euphorie et de félicité — j’allitère, j’allitère, je sais. Mon vieux corps me joue de vilains tours depuis de nombreuses années, et, comme le disait mon père, le sieur Marc : « Quand tes jambes te portent difficilement ou pas pantoute… » Cela pour dire que, ne pouvant sauter de joie, je fondis en larmes. Je voulus prévenir sieur Luc, mais il ne comprit rien à cause des sanglots, plus longs que ceux de Verlaine, qui les comparaient au vent d’automne.

Aparté

Je ne veux pas ici faire preuve de maniérisme en utilisant des références littéraires. C’est que dame Dada est une bombe de connaissances : elle est actrice, chanteuse, traductrice, adaptateuse pour la scène et, le bouquet, science politiqueuse. C’est dire comment il me faut faire preuve d’un peu d’érudition…

Fin de l’aparté

Toujours est-il que, par un beau soir d’été, sieur Luc et moi vîmes un magnifique carrosse argenté se poser devant notre humble résidence. Comble de simplicité, dame Dada conduisait elle-même ledit carrosse ! J’en eus le souffle coupé, ce qui n’est pas difficile dans mon cas, je lui cours après de grandes parties de journée. Dame Dada descendit et m’ouvrit ses bras, comme elle l’avait fait tant de fois auparavant. Simple, je vous dis! Aucune forfanterie de sa part. Ni de celle de dame Lyly, une sienne amie, grande littéraire devant l’Éternel. Celle-ci m’ouvrit la porte du carrosse et m’aida à m’y installer. Elle m’attacha même. Car on s’y attache maintenant. On a remplacé les sangles de cuir du marquis de Sade, par des courroies douces et coulissantes qui vous rivent à votre siège. La modernité atteint des sommets !

Dame Dada nous conduisit à travers les méandres fous et dangereux que notre mairesse — le mot est réducteur, mais il lui convient bien — a cru bon de parsemer ici et là dans notre ville. Dame Dada contourna dextrement d’immenses sculptures orangées posées partout sur notre route — de l’art de rue, comme on les appelle, je crois. Je voudrais revivre en pensée notre trajet, que la chose me serait impossible. Je sentis dame Dada se retenir de médire de notre mairesse ou de proférer des grossièretés, ce qui aurait été tout à fait inapproprié dans sa bouche. La noblesse ne se gagne pas; elle se vit au jour le jour dans les moindres gestes. Dame Dada et dame Lyly en sont les preuves vivantes.

Enfin, malgré les désagréments de la route, tout de même vécus dans le confort de notre carrosse, nous arrivâmes devant les grilles de la résidence de dame Dada. Et là, quelle ne fut pas ma surprise, ô combien plaisante, d’y apercevoir la signora Effèma. Elle serait des nôtres ? Je ne m’y attendais pas. Dame Lyly me détacha et me soutint pour sortir du carrosse, exercice périlleux qu’elle réalisa avec une virtuosité désarmante. Et je me retrouvai dans les bras de la signora Effèma, que je n’avais pas vue depuis des lustres. Bises et rebises. Je laissai la place à sieur Luc qui, joyeux et ému, la bisa et la rebisa à son tour.

Après les périls que dame Dada avait affrontés pour nous conduire jusqu’à sa demeure, je me sentis tout à coup en paix. Les oiseaux chantaient dans les arbres du jardin. Le potager fleurait bon. La table était mise, des fauteuils confortables attendaient que nous nous y effouèrions — oui, l’effouèrement est permis en certaines circonstances amicales.

Le bonheur de se retrouver en si agréable compagnie.

*****

L’émotion du souvenir, et mes vieux doigts qui sur mon clavier me jouent parfois des tours, est à son comble. Je dois m’arrêter sur la promesse que la suite de ce récit viendra sous peu. 

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F… le Petit Prince

Note : Ce texte a été écrit, il y a quelques années, au moment d’une rupture amoureuse parce que je n’avais pas répondu favorablement, sans méchanceté pourtant, aux attentes de l’autre.

Tu travailles fort, ces temps-ci. À ne plus plaire à tout prix. Non pas à déplaire absolument. Seulement à ne pas plaire. 

Tu travailles fort sur les attentes. Celles des autres, bien sûr, et les tiennes aussi. Et là encore, tu t’entraînes à ne pas toujours plaire.

Tu te fais passer en premier. C’est nouveau. Tu as toujours privilégié ce que les autres attendaient de toi, ce qu’ils pensaient de toi.

Tu ne sais pas si tu y parviendras, mais tu essaies. Très fort. Aussi fort que tu peux te le permettre. 

Parfois, devant la montagne d’attentes qui t’enlève tout courage d’avancer, il te prend une envie de crier : F…! Tu ne le fais pas. Tu as été trop bien élevé pour cela. Trop dressé. Trop drillé. Mais tu le penses. Joyeusement. Et tu tournes le dos à la montagne. 

L’autre jour, au risque de déplaire à la terre entière, tu as osé dire, publiquement, que tu déteste le Petit Prince, et ce, depuis toujours. La guimauve, la petite fleur, le mouton. Au diable, le Prince et sa principauté! Au diable, Saint-Exupéry et sa mièvrerie!

Au diable tous les héros cathos que l’on te citait en exemple, du temps de ta jeunesse, les Guy de Larigaudie et tous les autres, incluant le cousin de ta mère, Gérard Raymond, mort en odeur de sainteté — en fait, c’est la tuberculose qui l’a emporté — en 1932. Une de ses sœurs, longtemps grabataire, — était-ce Marie-Gertrude ou Marie-Thècle — buvait de l’eau bénite pour retrouver la santé. Ce n’était sûrement pas Marie-Marthe, la dévoyée, qui se mettait du rouge à lèvres, et plutôt plus que moins. 

Quand les frères du juvénat ont appris que Gérard était en quelque sorte ton cousin, ils n’ont pas arrêté de te le citer en exemple. Gérard n’aurait pas fait cela. Gérard n’aurait pas dit cela. Gérard n’aurait pas parlé dans les rangs. 

Gérard n’aurait pas soutenu le regard du gros Charlie, qui te répétait pour la millième fois que tu étais nul en algèbre en te donnant des coups de règle sur les jointures des doigts. Tu serrais les dents pour ne pas pleurer, et tu soutenais son regard. Gérard ne l’aurait pas détesté au point où toi tu le détestais. Tu le haïssais presque autant que le Petit Prince. Ce qui n’est pas peu dire. 

Gérard n’aurait pas applaudi, le jour où un élève plus «en difficulté» que d’autres, mais bâti comme un bœuf, lassé de recevoir des claques par la tête et de se frapper le front à tout coup sur le tableau, saisit le gros Charlie par la soutane et l’assit dans la grotte mariale qui ornait le coin de la classe. Cul par-dessus tête, le gros Charlie! Le rabat sur le travers. La croix dans le front. Et la statue de la sainte Vierge qui menaçait de l’assommer s’il bougeait. Il lui fallut l’aide de son chouchou pour sortir de ce mauvais pas, se replacer le mieux possible la soutane, rajuster son cordon et sa croix, et sortir de la classe le plus dignement possible dans un silence tout relatif puisque, devant un tel spectacle, tu t’étais mis à applaudir. Pour la petite histoire, tu «mangeras» la strappe pour cet acte de révolte et de jouissance.

Le dimanche suivant, l’élève récalcitrant fut renvoyé. Il retourna dans son petit village du Nord et, comme son père, ses frères et ses sœurs, fut engagé à la Rolland Paper, où il connut une belle carrière… et ne frappa jamais ses enfants. 

On te fit même lire le journal de Gérard, le matin, pendant le déjeuner. Tu n’étais pas encore trop bègue, heureusement. Cela viendrait plus tard et te ferait connaître — bien involontairement — l’un de tes premiers succès théâtraux. Jamais postulants et novices ne rirent autant que devant tes essais infructueux de lire ne serait-ce que le titre du livre que tu t’apprêtais à lire pendant que les autres mangeaient leur soupane: 
La vie bbbbbienheureuse de Kkkkkkateri Ttttttekakwita.

Devant le brouhaha que ton essai de lecture provoqua, on te fit le reproche de t’être donné en spectacle! Cela s’appelait l’apprentissage de l’humilité. Tu mangeas ta soupe à genoux devant la table du frère Maître et de ses acolytes durant quelques jours. Ça aussi, ça maganne l’orgueil.

Tu appris au fil des ans à toujours donner aux autres ce qu’ils attendaient de toi. Au moins, cela t’évitait les sarcasmes et les coups. Tu devins obéissant. Un modèle! 

À partir de ce moment, tu te mis à te haïr toi-même. Et surtout à détester le « bon garçon » que l’on crut que tu étais devenu.

Soixante ans plus tard, tu travailles encore sur ton toi-même. Tu essaies de le débarrasser de la gangue dans laquelle il s’est englué. Tu voudrais bien retrouver un peu de ta dignité avant de mourir. Et à ton âge, on y pense souvent.

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À propos du cancer

Le 29 novembre 2011, j’apprends que j’ai un cancer. Je m’effondre. Il est heureusement — façon de parler — opérable et les chances de survie sont bonnes. C’est censé me rassurer.

Du même coup, on me dit que, si l’on n’avait pas perdu mon dossier, on m’aurait enlevé le polype au colon qui, à ce moment n’était peut-être pas cancéreux. Mais, on informatisait le système de santé et mon dossier n’a pas eu le bonheur de l’être. L’opération prévue en février n’a eu lieu que le 30 août…

Le soir même, un psy me demande pourquoi je me suis donné un cancer. J’ai le goût de lui sauter dans la face, mais je suis tellement anémique depuis des mois que je n’en ai pas la force. Une autre, plus tard, me reprendra: «Vous n’êtes pas cancéreux, vous « vivez avec le cancer »» Je n’aime déjà pas les psys — sauf celui qui m’a sauvé du suicide à 17 ans —, à partir de ce moment, je les déteste officiellement. Je les haïs. J’ai tenu parole. J’ai toujours refusé d’en consulter depuis, même si ma tête n’est pas forte, forte.

Je note alors dans mon journal — oui, je sais, ça fait vieux jeu, mais j’assume :

«Certains matins, ou certains soirs, selon ton humeur, tu réalises que ce cancer pourrait t’être fatal. Que tu pourrais mourir ! Tu as de la difficulté non seulement à écrire, mais à prononcer ce mot. Même dans ta tête, il ne se meut pas bien dans le flot de tes pensées. 

«Mourir. Tout quitter, même ce qui t’a fait souffrir pendant ta vie. Souffrir à l’idée de mourir. Laisser ton compagnon derrière toi. Et ta Cannelle, la plus aimante des chattes. Et tes amis, tous plus attentionnés les uns que les autres. 

«Mourir. Ne plus être.»

On s’étonnera peut-être que je me tutoies. Je me parlais, en fait.

Je suis opéré à nouveau le 13 janvier 2013. En avril, on m’apprend que… Solution : radiothérapie. Mes «chances» sont bonnes, me dit-on. Quelles chances, en effet!

On me confie aux soins d’un radiooncologue muet, du moins pourrait-on le croire. Il ne dit pas un mot. Je ne sais pas si je dois m’asseoir ou non. On m’a averti que le docteur D. est un peu spécial. Un peu? Je suis certain que, pour utiliser un mot à la mode, il doit vivre avec «un spectre» quelconque. Plus off que ça, t’es un zombie. À mon grand étonnement, il me parle tout à coup : «Vingt-cinq traitements de radio. Vous pouvez vous en aller.»

Fling, flang, je me retrouve dans le corridor. L’assistante du docteur D. me fait signe de la rejoindre. Très gentiment, elle me dit : «Je veux confirmer votre rendez-vous, la semaine prochaine, avec le docteur T., votre oncologue pour votre chimiothérapie.» Elle doit se rendre compte que je ne me sens pas bien, car elle m’offre tout de suite un café. Puis… «Le docteur D. ne vous a pas dit que vous auriez huit traitements de chimio?» J’ai peine à secouer un peu ma tête de droite à gauche.

À nouveau, mon journal : 

«La date fatidique se rapproche. L’étau se resserre. Dans quelques jours, ce sera pour vrai. Il n’y aura plus de distance à parcourir avant de…

«Tu seras assis dans le bureau de l’oncologue — tu as failli écrire de « ton » oncologue, mais tu n’as pas à ce point le besoin de propriété. Il te livrera son plus récent bulletin de nouvelles, qui te concernent toutes. Tu sais déjà que ton cœur battra à se rompre. Tu tenteras, en vain, de respirer doucement. 

«Jamais bulletin de nouvelles ne t’aura autant stressé. Il parlera de protocoles. Et les dés seront joués. Tu devras t’en remettre à la chance, au hasard. Tu espéreras — ce sera nouveau pour toi, car tu as plutôt tendance à désespérer — faire partie des 80 % de ceux et de celles qui s’en tirent indemnes. Indemnes ? Pas sûr. En mots plus simples, tu espéreras vivre encore quelques années.»

Octobre et novembre 2013, à l’hôpital Notre-Dame, cinq fois la semaine. Plus le temps passe, plus je m’affaiblis. Mais je marche chaque jour. Comme racontait Clémence : «Il peut neiger, grêler, pleuvoir…» Le gentil oncologue m’a suggéré de marcher le plus possible — j’en étais encore capable à l’époque.

Le 25 novembre, jour de mon anniversaire et dernier des traitements de radiothérapie, les technologues ont attaché un bouquet de ballons à la table du supplice. Je ne sais comment les remercier. Je me contente de brailler comme une fontaine.

Cinq ans plus tard, ce sera l’horrible docteur D. qui me délivrera des rendez-vous mensuels, puis espacés de plus en plus. Il me dira — oui, il a parlé: «C’est fini. Je ne veux plus vous voir.» en m’indiquant la porte de son nouveau bureau au CHUM.

Juste pour en être sûr, j’appelle mon médecin — oui, on pouvait leur parler au téléphone à cette époque lointaine. Il me confirme que cette façon de parler du docteur D. signifie que je suis en rémission.

Une bonne âme, à qui je confiais la bonne nouvelle à mon retour chez moi, a cette parole des plus réconfortantes : «Quand on a le cancer, on l’a toujours.»

J’entre dans mon appartement. Je serre Cannelle dans mes bras. Elle ronronne de bonheur. Je m’étends. Elle se love contre moi. La vie reprend son cours. «Pourvu que ça doure…»

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Mon père et la marche

Mon père aura marché toute sa vie : au catéchisme, à l’école, au moulin à scie de son père, sans compter sa marche sur la voie ferrée de Morin-Heights à Monfort, ce qui lui a permis de rencontrer Marie-Rose, qui allait devenir sa femme en 1933. Et, ses allées et venues entre la maison de Mont-Rolland et le barrage, qu’il a construit de ses mains en 1942, pour aller ouvrir l’eau, et, après avoir travaillé quelques heures, y remonter pour fermer l’eau cette fois. 

Déménagé à Sainte-Adèle, il en arpentera tous les recoins, dès potron-minet*.

Direction : les écuries du Chanteclerc. Toute une trotte puisqu’il habite chemin Notre-Dame, juste en face de l’ancien couvent des dames de la Congrégation, maintenant une RPA. Il n’oublie jamais d’arrêter saluer M. Desjardins, le boulanger du Vieux-Four, qui lui offre le café et parfois une brioche aux raisins bien chaude. 

Autre direction, le pit de sable presque au bout du chemin Notre-Dame, traversée sur un petit pont où la Doncaster et la rivière du Nord ne font plus qu’une, et retour par l’ancienne voie ferrée du P’tit train du Nord. Salutations à d’anciens compatriotes de Mont-Rolland et retour à Sainte-Adèle, « par en arrière ». Il n’a jamais aimé le boulevard. Trop bruyant; il n’y entend pas les tourterelles tristes qui le saluent au passage quand il emprunte un sentier qui le ramène chez lui.

Un matin d’avril 2004, il ne revient pas à la maison. Il n’est pas en promenade, mais à la messe, où il s’est effondré. 

À partir de là, et pour l’année et demie qui a suivi, sa vie n’a plus de couleur ni d’odeur. Hospitalisé à Saint-Jérôme, pour son malheur, puis transféré dans une résidence à Montréal, il doit se contenter de marcher dans le petit parc au coin de Saint-Laurent et de Saint-Joseph, tous les jours, appuyé au bras de l’un de ses fils ou d’un ami de son fils. 

Il ne reverra jamais Marie-Rose, sa femme, à cause d’une épidémie de la bactérie C. difficile. Elle l’attrapera elle aussi et mourra dans des circonstances inhumaines à l’urgence de l’hôpital Fleury, qui la considérera comme une « vieille » de 97 ans, qui n’est bonne qu’à mourir, en août 2004.

Je me trompe… Il a revu Marie-Rose dans son cercueil, à Sainte-Adèle, le jour de ses funérailles. Il lui a tenu la main tout en récitant un Notre Père et un Je vous salue Marie pour le repos de son âme. 

Le soir, il dira à une préposée : « Ma femme est morte. Heureusement, il me reste mes gars. »

*Une expression qu’il n’a jamais utilisée, mais que son fils emploie à cause de son amour immodéré des chats.

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Soixante-cinq ans (2)

Je n’ai pas beaucoup dormi. Je me suis même levé plus tôt que mon père… Ce qui n’est pas peu dire.

Pas de petit-déjeuner; ce serait mal vu de ne pas communier, moi, un futur saint, je dois donc être à jeun.

J’attends la dernière minute avant de m’habiller : pantalon gris, blazer bleu, achetés chez Eaton — sur la poche poitrine, ma mère a cousu l’écusson du juvénat Notre-Dame —, chemise blanche et cravate bleue. Souliers noirs et chaussettes noires. Je suis prêt… pour la messe de 8 heures.

Pour le grand départ, je ne suis pas certain d’être prêt.

J’ai onze ans. Je ne sais pas trop dans quoi je m’embarque. On m’a parlé d’idéal, de sainteté. Et de la vie religieuse comme le chemin le plus sûr, et le plus court, pour y arriver.

Après la messe, retour à la maison. Ma mère cuisine une pâté chinois, mon plat préféré. Mais je n’ai pas faim. Je sens que, si je mange, je risque de faire des dégâts dans la belle Ford vert forêt de mon père.

Je dis bonjour à Mickey. Je le caresse à l’étouffer. Pauvre toutou. Il ne comprend pas — ou il comprend trop bien — ce qui m’arrive. Si je ne me retenais pas, je pleurerais comme le bébé que je ne suis plus censé être, et comme l’«homme» que je suis censé devenir. Puis, sans me retourner, je descends le long escalier de la cuisine jusqu’à l’auto. Pendant que je place la valise de carton qui contient tout mon trousseau — pantalons, chemises, sous-vêtements, chaussettes et une autre paire de souliers, ceux de la semaine —, Mickey jappe et produit des sons qui résonnent comme des adieux. Je ne le sais pas encore, mais ma mère a aussi placé dans la valise une boîte de ses fameux carrés aux dattes.

La route est longue, mais elle me paraît soudain courte quand, le pont Jacques-Cartier traversé — payage obligatoire — , mon père suit la direction d’Iberville. Je ne parle pas. Je ne chante pas non plus mon grand succès, qui faisait tant enrager mon frère : Pâle étoile du soir/messagèèèèèère lointaine/dont le front sort brillant/des voiles du couchant… J’apprendrai plus tard qu’il s’agissait d’un poème d’Alfred de Musset. Je n’ai pas le goût de chanter. Ma gorge est trop serrée. J’ai le souffle court. Je n’en dis bien sûr rien.

Je n’ai jamais été condamné pour quoi que ce soit, mais je me dis que ça doit être ça que les méchants doivent ressentir. Je devrais pourtant être heureux. Le frère recruteur a dit que je faisais la volonté de Dieu; rien de plus beau, semble-t-il, ne peut m’arriver.

On approche. On arrive. Une énorme bâtisse. Une statue de Marcelin Champagnat, le fondateur des Maristes. Des plates-bandes fleuries. Des arbres à profusion. Mais tout est plat. Je suis habitué aux montagnes des Laurentides. Il y a le Richelieu, mais il ne me semble pas aussi beau que le ruisseau Saint-Louis au bord duquel j’ai été élevé. L’image de Mickey me traverse l’esprit. Je m’empresse de passer à autre chose, sinon je vais monter les marches de mon nouveau chez-moi — qui ne le sera jamais — en braillant comme le veau de monsieur Latour, notre voisin.

Mon père est silencieux. Ma mère aussi. Quant à moi, je ne sais plus quoi retenir : mes larmes, mes mots… Si je n’avais pas peur de faire de la peine à Jésus, et à mes parents qui font de grands sacrifices pour moi, je resterais dans la voiture et m’y embarrerais jusqu’à ce que mes parents acceptent de me ramener à la maison, chez moi, avec Mickey. Moi, qui ai toujours trouvé Mont-Rolland plutôt ordinaire, je me surprends tout à coup à m’en ennuyer. Le monde inconnu qui m’attend m’intimide et me fait peur. Je résiste à la tentation de l’enfermement. Je descends de l’auto.

Au parloir, je rencontre mon « ange gardien », Jacques, un jeune énergique et sportif. Heureusement, l’ange en question n’est pas encore au courant des déboires sportifs de celui qu’il devra initier à la vie de juvéniste, les premiers pas de la montée jusqu’à la vie religieuse. La prise d’habit et la profession me semblent bien lointaines. En fait, je n’y pense pas vraiment. Je suis figé. J’attends.

Ma mère est autorisée — seule et unique fois — à se rendre dans le grand dortoir pour y ranger mon trousseau dans ma table de nuit. Elle m’a acheté une belle robe de chambre et des pantoufles. Je ne sais pas trop comment réagir : mon lit est « à l’étage » au-dessus de celui de mon ange gardien. Et il y a une bonne centaine d’autres lits, sinon plus, dans cet immense dortoir. Je me sens bien loin de ma chambre où je faisais monter Mickey, malgré l’interdiction de ma mère.

Retour au parloir. Encore le silence. Je regarde les animaux empaillés qui le décorent avec les inévitables sansevières, les larmes de belle-mère, qui se retrouvent dans tous les parloirs de toutes les communautés religieuses.

C’est le temps pour mes parents de remonter à Mont-Rolland. Le temps de donner un bec à ma mère et une poignée de main à mon père. Je les raccompagne à l’auto. Puis, je la regarde s’engager dans la longue allée… Je ne reverrai mes parents que dans deux mois, exigence de la Règle. Pas de parloir non plus durant l’Avent et le Carême. Je ne retournerai à la maison familiale que le 26 décembre; Noël comme les Rois et Pâques se fêtant en communauté.

Non, je ne dois pas pleurer. Surtout pas devant mon ange gardien si énergique. En sa compagnie, je rejoins les autres juvénistes, les anciens et les nouveaux. Je ne connais personne. Je ne retiens aucun des noms de ceux qui me sont présentés. Il y a d’autres gars de Mont-Rolland; la pêche du recruteur a été bonne cette année. Mais, je suis ailleurs, je ne les vois pas, et ils ne semblent pas me voir, eux non plus.

Mes parents sont déjà loin. Ma mère doit pleurer toutes les larmes de son corps et mon père, allumer rouleuse sur rouleuse. Ils ne parlent pas. Ils trouvent tout de même que leur autre fils aurait pu se forcer et accompagner son petit frère en ce grand jour… Même s’il leur crève le cœur, ce jour est tout de même grand à leurs yeux de bons catholiques qui viennent d’offrir leur fils à Dieu. Mon père a déjà oublié le marchandage du frère recruteur. Ma mère, bonne chrétienne, m’a offert à DIeu.

Grand jour? ai-je moi-même pensé pendant longtemps… avec un point d’interrogation.

À cinq heures de l’après-midi — on ne disait pas encore dix-sept heures —, premières Vêpres chantées en latin suivies du salut au Saint Sacrement.

Le souper à six par table. La vaisselle.

Le jeu, maudit jeu qui fera de moi un paria durant toutes mes années de « vie religieuse ».

La prière du soir. Le directeur parle de la grandeur de l’appel de Dieu… et des conséquences pour ceux qui n’y répondent pas. Une odeur de soufre plane sur la salle d’études. L’odeur de l’enfer qui me terrorise depuis mon plus jeune âge.

La longue montée, en rang et en silence, jusqu’au dortoir. Je suis l’un des premiers dans les rangs. Je n’ai pas encore connu mes premières poussées de croissance.

Douche : une fois par semaine. Le matin, on se lave la figure et les dents à l’eau froide. Le soir, les dents et les pieds, toujours à l’eau froide.

Tentative d’escalade pour rejoindre ma couche. Échec. Mon ange gardien m’aide, non sans lever les yeux au ciel, sans doute découragé de ce garçon maladroit et chétif sur qui il doit veiller.

Première nuit… blanche, ou presque. Je m’endors au petit matin. En fait, une heure pas plus avant le lever : Laudetur, Jesus Christus. Et Maria mater ejus. Amen. Tout le monde à genoux! Et moi, à cheval, sur mon ange gardien. J’ai oublié que j’habitais un deuxième étage.

Ma première journée d’appelé par Dieu commence.

***

Une longue année, ponctuée par quelques visites de mes parents, et, une fois ou deux, de mon frère. Raymond n’est pas particulièrement catho, encore moins pieux. Et il n’aime pas l’atmosphère qui se dégage de ses lieux, dits saints.

Premier de classe en alternance avec un de mes amis. Soliste lors des messes solennelles. Souffre-douleur d’un surveillant qui pratique l’humiliation comme méthode pédagogique. Risée de tous dans mes performances sportives. J’ai bien quelques amis, mais aucun ne se risque à prendre ma défense.

Je me replie de plus en plus sur moi-même. Des juvénistes charitables ne se gênent pas pour me traiter de tous les noms. Trois d’entre eux, des grands de syntaxe, m’agressent au second bois, un lieu pourtant si paisible. Ils me font sentir que, eux, ils sont des «vrais gars». Je ne pourrai jamais l’oublier tant la douleur a été horrible.

Aux grandes vacances suivantes, du 25 juin au 10 août, je garderai tout pour moi. Mes parents ne sauront jamais ce que m’est arrivé. Cela leur ferait trop de peine. C’est pour mon bonheur qu’ils ne se permettent à peu près pas de folie. C’est pour mon bonheur qu’ils m’ont confié, malgré eux, pourrait-on dire, à Dieu.

Mon chemin est tracé. Si je ne le suis pas, si je m’en éloigne ne serait-ce qu’un peu, je risque de perdre ma vocation, et ça, c’est la fin du monde à mes yeux.

***

Mon frère me trouve fou. Et il a raison. Je le serai encore plus à ses yeux, au postulat et au noviciat. Le grand silence, la coulpe (confesseion publique), les nuits courtes, les longues journées consacrées à l’étude religieuse et à la prière… On m’a dit que c’était ma voie…

Je ne comprendrai ma folie que sept ans plus tard quand je quitterai ce monde qui, finalement, m’aura détruit. Je devrai alors me trouver, me re-trouver et me refaire. Tout ce que je trouverai à dire à mes parents, le soir du 1er juin 1966, en retournant pour de bon à la maison, c’est : «Ce n’était pas ma place.»

Je leur tairai la thérapie qu’un médecin m’a fait suivre, au grand dam de mon supérieur qui, grand psychologue, avait statué que mes problèmes — il oubliait d’ajouter «de santé mentale» — se règleraient si je priais plus et si je faisais davantage confiance à la Vierge Marie.

Je leur cacherai mes quelques jours «en institution», comme on disait alors, après m’être trompé dans la posologie de mes valiums.

Je tairai surtout l’immense peine d’amitié — en communauté, l’amour était réservé à Dieu — qui m’aura poussé vers le départ. Un autre!

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Soixante-cinq ans!

Il paraît que j’ai la vocation religieuse. Personne ne m’a demandé ce que j’en pensais. Je n’ai que onze ans après tout. En 1959, on ne demande pas son avis à un enfant, même si cela implique le reste de sa vie. 

Ma mère pleure. De tristesse ? Son p’tit gars qu’elle a sauvé de la mort à deux reprises la quittera pour faire sa vie ailleurs. De joie ? Un enfant religieux est une bénédiction; en 1959, on s’entend là-dessus. De fierté ? Un religieux dans la famille, cela lui donne une certaine aura…

Le frère recruteur repart, heureux de son coup. Une autre prise dans son filet de pêcheur d’hommes. Pierre chantera la gloire de la Vierge Marie avec les fils spirituels de Marcellin Champagnat, le fondateur de la communauté. Il se consacrera à Dieu après s’être défait du « vieil homme » (lire : ce qu’il est) pour revêtir l’homme nouveau (pas le nietzschéen, on s’en doute, mais celui de saint Paul) « dans une justice et une sainteté véritable ».

Qu’est-ce qui m’attend ? L’inconnu. Est-ce que j’ai peur ? Un peu. Est-ce que j’ai vraiment envie de partir de la maison ? Non. Est-ce que je suis content de faire mon cours classique ? Oh, oui ! Je suis encore jeune, mais je ne me projette pas du tout dans la cour à bois d’un moulin à scie, à corder de la croûte et du bois de chauffage. Suis-je confus ? L’avenir est trop incertain pour que je le sois. 

***

L’été passe en activités de préparatifs à mon grand départ. Mickey, mon chien, se sent délaissé. Le train jusqu’à Montréal, un trolley bus jusqu’à la rue Sainte-Catherine, une marche de Park Avenue jusque chez Eaton. Ma mère encourage peu monsieur Goodman, le marchand local. Elle trouve qu’il vend cher et que la qualité laisse à désirer. Morgan, Eaton, Dupuis Frères, on ne se trompe pas. Pas question que le blazer et le pantalon gris de son fils aient l’air de sortir d’on ne sait où ! 

Quand mon père lui fait remarquer que la longue liste d’effets divers pour mon entrée au juvénat coûtera cher, elle lui répond, du tac au tac : « T’avais juste à pas signer. Personne ne m’a demandé mon avis. C’était ta signature qu’il voulait; la mienne ne comptait pas. » Ma mère a le sens de la répartie… dans ses bons jours. Comme elle est sujette à la migraine et de surcroît souvent dépressive, il y a aussi des silences et des pleurs au lieu de mots que l’on aurait dits sculptés avec les ciseaux de Zénon Alarie, l’artiste de Mont-Rolland, voisin de madame Monty, une amie de ma mère. 

(suite à venir)

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Mésaventure théâtrale

1965-1966 Scolasticat central de Montréal

Je détestais l’esprit de « séance » qui régnait dans le comité de théâtre. On avait choisi de monter Les péchés dans le hall, de Félix Leclerc, une niaiserie sans nom qui mettait en scène les sept péchés capitaux… Moi, je rêvais de « vrai » théâtre: Molière, Racine, Corneille, Beaumarchais — j’avais vu Le jeu de l’amour et du hasard à la Nouvelle compagnie théâtrale; Geneviève Bujold y faisait ses débuts —, etc. 

Quelque temps plus tard, après avoir écrit une critique vitriolique de la pièce de Leclerc dans le journal du campus, mon supérieur me mit au défi de monter une pièce, si je m’en sentais capable. Je me précipitai à la bibliothèque centrale; celle du pavillon Champagnat, où j’habitais, n’avait que des pieusetés ou des œuvres tronquées. 

Le choix d’une pièce présentait un problème : il n’y avait pas de filles sur le campus. À ma connaissance, il n’y avait eu que la religieuse des arts plastiques qui était parti, une nuit, avec un frère de ma communauté. Pas question de travestir les acteurs. J’en avais déjà fait l’expérience en jouant Bélise des Femmes savantes. Moi qui étais déjà chétif du type asperge, ma prestation ajouta d’autres qualificatifs à la définition de ma personnalité. Le test de Le Senne m’avait révélé sentimental, nerveux, passionné, colérique. Le rôle de Bélise, où j’excellai par ailleurs, ajouta à mon grand déplaisir les qualificatifs de tapette et de fifi à mon test de personnalité. La charité chrétienne se pratiquait à petites doses dans les maisons de formation maristes.

Je découvris une pièce de Montherlant, La ville dont le prince est un enfant, qui se passe dans un collège. Moi qui n’avais rien connu d’autre depuis huit ans, le sujet m’attira. Et encore plus, quand j’en découvris l’intrigue. La pièce raconte en effet les déboires d’un jeune homme de quatorze ans tiraillé entre l’«amitié» qu’il voue à un confrère plus âgé et l’«amitié» qu’un abbé lui porte. Une pièce sur les dangers des amitiés particulières; dont on nous rebattait les oreilles dès notre arrivée au juvénat; j’avais trouvé!

Un hic! Je devais obtenir la permission de mon supérieur. Je me présentai donc à son bureau et lui parlai d’une pièce de Montherlant… 

— Ah! Montherlant! La Reine morteLe cardinal d’Espagne. Les grandes œuvres catholiques! Oui, vous avez ma permission.

Je n’eus pas à lui parler de la pièce que j’entendais monter. J’établis alors rapidement sa distribution : trois frères des Écoles chrétiennes qui pouvaient facilement passer encore pour quatorze (Serge), seize ans (André) et dix-sept ans (Henriet); un frère du Sacré-Cœur (l’abbé Pradeau, le supérieur du collège); un frère de Saint-Gabriel (M. Habert, un surveillant) et… moi, en abbé de Pradts, préfet de divisions). Je n’avais pas choisi de confrère mariste, car je craignais que le sujet de la pièce ne s’ébruitât — il n’y a pas pires compères que des moines vivant sous le même toit. Thalie et Melpomène, les muses de la comédie et de la tragédie, veillaient sur moi. Je remerciai l’Olympe, un paradis qui me semblait plus fréquentable que celui pour lequel je devais perdre ma vie ici-bas pour la retrouver dans l’éternité.

Je tapai le texte de la pièce et le multipliai sur la vieille Gestetner, dont nous disposions. Je le distribuai ensuite à mes acteurs. Et je convoquai une première lecture. J’en oubliai mes cours, surtout ceux de physique et de chimie — j’avais failli faire sauter le labo, quelques semaines auparavant. 

J’étais en feu! La mélancolie et la délectation morose que l’on m’avait diagnostiquées — et reprochées — des années, plus tôt, semblaient s’être évanouies comme par enchantement. Je préparai ma mise en scène — il n’était pas question qu’un autre me dirige. Le théâtre me transformait. J’en oubliais même — bien que partiellement — mes problèmes de cœur.

La première lecture fut suivie d’un long, d’un très long silence. Un malaise s’était installé au fur et à mesure que les acteurs découvraient le véritable sujet de la pièce. Ils n’avaient pas cru bon de la lire avant cette première lecture officielle. D’où leur surprise, et le ton pour le moins faux de deux d’entre eux dans une scène… disons sentimentale. Peut-être que les amitiés particulières n’existaient pas chez les frères des Écoles chrétiennes.

Convocation de tous les acteurs, deux jours plus tard, pour une seconde lecture. J’arrivai à l’avance à l’auditorium — devenu depuis la salle Désilets. J’avais travaillé le texte, creusé les intentions, débusqué le non-dit, etc. 

Personne ne se présenta à la lecture. Je pensai à une erreur de ma part… Trente minutes plus tard, une porte s’ouvrit. Mon supérieur, qui était laid de nature avec sa bouche coincée — on disait en trou de suce — était visiblement en beau maudit. 

— Frère Pierre, vous me décevez beaucoup. Dans votre chambre immédiatement. Jeûne, ce soir. Pas de récréation. Je vous attends dans mon bureau avant le début des classes, demain.

Il était déjà parti. 

Durant que je me dirigeais vers le pavillon Champagnat afin d’y regagner ma chambre et de m’y enfermer, il me sembla qu’une chape de plomb m’était tombée dessus. Je croisai des confrères. Leurs sourires me firent penser que la nouvelle s’était déjà répandue. Moi à qui l’on reprochait déjà mon goût pour la lecture, la musique, la culture, c’était ma chute. 

En entrant dans ma chambre, la mélancolie et la délectation morose s’insinuèrent en moi et y reprirent leurs aises. Je les accueillis pourtant avec un certain bonheur, celui que l’on ressent à retrouver des choses connues et, pour ainsi dire, confortables. La tristesse m’allait bien. Elle m’habitait depuis toujours. Pourquoi avais-je voulu la fuir? Elle me rattrapait. Et me pardonnait mes égarements. 

Je m’assis à mon bureau et écrivis une lettre au frère Raymond Proulx, alors directeur à Sherbrooke. Il me connaissait bien. Il me comprendrait. Il n’était pas question que le supérieur lise cette lettre — c’était une obligation de lui remettre notre courrier non cacheté. Comme j’étais portier, un soir sur deux, je m’arrangerais bien pour la mettre à la poste sans qu’il s’en aperçoive.

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Adolescence « scrappée »

[Ce texte reprend en partie un autre intitulé Le mal à l’âme]

Parler à l’adolescent que tu as été.

Le pauvre ! Il n’a rien vécu de vraiment heureux. Il a connu, parfois, des éclairs de bonheur, mais pas souvent. Il a dix-sept ans, et il ne voit pas d’avenir, «ennoirci» qu’il est dans une malheureuse histoire d’amitié, dont il ne veut pas voir le sens unique. 

Il n’est pas fait pour le bonheur. Il a même voulu en finir. Il a essayé, mais il avait semé, semble-t-il, des indices de son projet, qui, en fait, n’en était pas vraiment un. Il veut seulement qu’on l’écoute. Sa mélancolie, son mal de vivre l’éloignent de ses confrères. Son directeur lui a ordonné, au nom de la sainte obéissance, de faire une neuvaine pour demander à la Vierge la grâce de l’espérance !

Cette presque année-là, le désespoir s’infiltre en lui pour ne jamais le quitter. Il sonne le glas du peu de foi qu’il lui reste. Il élimine le peu d’optimisme qui tente de surnager à la surface de son âme – du moins ce qu’il appelle de cette façon. Il lui faudra plusieurs années avant de se rendre compte que cette «chose», que le péché mortel tache d’un noir indélébile que seule la confession sincère peut effacer… et encore, n’existe pas vraiment. Il y a bien une conscience dans l’être, mais elle prend vie dans les synapses de son cerveau. Il a compris cela, des années plus tard quand on s’est enfin décidé à soigner ses problèmes «dans la tête».

Il se fait au malheur comme au bonheur. Il se fait au désespoir comme à n’importe quoi d’autre. Bien sûr, il s’emballe moins.

*****

Maintenant, et grâce à cette presque année lointaine de sa vie, il ose avouer qu’il préfère de beaucoup Cioran aux vendeurs d’optimisme, qu’ils soient religieux, nouvelâgeux ou autres istes ou logues. (Une exception : le psychiâtre qu’il rencontra sur le conseil du médecin soignant au scolasticat, malgré le désavoeu du frère directeur qui préférait s’en remettre au jeûne et à la prière.) Au fil du temps, il s’est fait une éthique à sa ressemblance. Et il a fui comme la peste les moralisateurs de tout acabit. Il relit Camus, désespéré viscéral, qui le travaille toujours autant de l’intérieur. 

Il a appris à se méfier des opinions « populaires », qui mènent toujours au populisme le plus vil. Trop souvent, il est vrai, il s’est laissé emporter par la colère devant la pensée unique ou toute pensée rétrograde. 

*****

Pour lui, l’année 1965 a véritablement commencé le 15 août, jour où il a prononcé ses vœux religieux. Il s’était préparé à cet événement avec sérieux. Les dix jours de retraite préparatoire lui avaient bien paru quelque peu longs, mais il fallait ce qu’il fallait. Il allait avoir dix-huit ans, et il s’apprêtait à choisir une fois pour toutes – même s’il prononçait des vœux annuels pendant cinq ans – ce que serait sa vie. 

Durant la retraite, il a fait une confession générale. Il a vécu cette horreur dignement. Il ne savait pas encore qu’il souffrait de troubles anxieux sévères, «assortis» de troubles obsessionnels compulsifs et de tendances à la dépression – ces diagnostics ne tomberaient qu’une trentaine d’années plus tard. Ses TOCs en particulier – qu’il appellera «ses voix» – gâchaient depuis toujours sa vie spirituelle et sa vie tout court. Il voyait des péchés partout; il se torturait l’âme à la recherche de fautes qu’il aurait peut-être commises. Il arriva même un moment où l’aumônier lui interdit la confession. Le seul péché qu’il aurait alors pu commettre aurait été celui de lui désobéir. Mais la confession générale au prédicateur de la retraite n’entrait pas dans cette catégorie. Prenant son courage à deux mains, il entrouvrit les portes de sa conscience et remonta jusqu’à son enfance. Il pensa même qu’il avait probablement fait sa première communion en état de péché mortel. À six ans !

À partir de midi, le 8 août, le grand silence fut décrété. Et ce, jusqu’après la profession religieuse du 15. Il a noté dans son journal : 

« Aujourd’hui, trois directions spirituelles : l’une avec le père prédicateur, l’autre avec le frère provincial et une dernière avec le frère maître des novices. »

Il n’a pas noté d’autres souvenirs de cette journée. Étonnant, car elle fut horrible. Il avait la tête pleine de tortures mentales au sujet de ses péchés, réels ou inventés, et voilà qu’il avait dû se livrer à des confidences ! Ni plus ni moins que trois confessions en une seule journée. 

*****

Il ne dit cependant mot de l’agression dont il avait été l’objet au début du mois de juin 1960. Deux de ses confrères plus âgés l’avaient fermement tenu à un arbre du second bois, à Iberville, pendant qu’un troisième… Et à chacun son tour. Avait-il oublié ? Chose certaine, il avait solidement repoussée ce viol aux confins de sa mémoire. Il n’en avait parlé à personne. Les menaces de ses agresseurs l’avaient rendu muet. Et sa propre honte d’avoir été choisi pour cible et de n’avoir pas su se défendre «honorablement».

Sa mère s’était bien inquiétée de la disparition soudaine de plusieurs de ses sous-vêtements et de ses serviettes. Il lui dit qu’il les avaient perdus. Ceci lui valut une punition, mais elle fut bien moins douloureuse que l’objet de son mensonge.

L’horreur presque détaillée de cette agression lui reviendra cinquante ans plus tard quand il participera à une rencontre d’anciens maristes, à Iberville. Il ne l’oubliera jamais plus.

L’agression est toujours là en lui. Il croit bien qu’il reconnaîtrait l’arbre si le second bois n’avait pas été rasé pour laisser la place à des bungalows. Et il a toujours honte!

*****

Durant la retraite, le frère maître le fit venir à son bureau. Il lui fit part d’une lettre qu’il avait reçue de Rome. Il la lui fit lire en sa présence et il exigea ensuite qu’il la lui remette. Un de ses anciens directeurs lui écrivait depuis son second noviciat à Rome. Il s’excusait des torts qu’il avait causés à sa réputation. 

*****

Un certain soir de 1962, ce frère directeur l’avait humilié devant tout le monde. Il lui avait reproché une amitié, qu’il avait qualifiée de «particulière», avec J.-P. Il l’avait sermonné, lui seul – pas un mot à ce supposé ami « particulier » –, durant une vingtaine de minutes. Il l’avait même menacé de renvoi s’il ne mettait pas fin à cette relation. 

Après cette première humiliation, d’autres suivirent. En arrivant au dortoir, le surveillant lui indiqua que son lit avait été déménagé trois rangées plus loin. Au réfectoire, le lendemain matin, le même surveillant lui fit remarquer qu’il avait été changé de place. Même à la chapelle, on l’avait éloigné de J.-P.

Certains confrères ne se gênèrent pas pour continuer les humiliations : quoi de mieux qu’un ballon en pleine figure pour lui rappeler qu’il n’était qu’une mauviette – en fait, c’est le mot « fif » qu’ils avaient prononcé. D’autres, plus vicieux – dans tous les sens du mot – prirent un malin plaisir à répéter qu’il n’était pas farouche… La rumeur était lancée. Et elle le suivrait jusqu’à son départ de la communauté. 

*****

Il comprit à demi-mot, dans la lettre que son ancien directeur lui écrivait, qu’une certaine jalousie avait faussé son jugement. Jaloux de lui à cause de son amitié. Il comprendra plus tard qu’il s’agissait bel et bien de cela. Ce directeur n’avait su résister aux yeux bleus et aux cheveux blonds de J.-P. 

Le frère maître lui dit alors que s’offrait à lui, à la veille ou presque de sa profession religieuse, une occasion exceptionnelle de pardonner le mal qui lui avait été fait.

Il ressortit de cette rencontre, sonné, abasourdi. Il reconnaissait une certaine grandeur dans le geste posé par son ancien directeur, mais il lui était difficile d’oublier pour autant les moqueries dont il avait depuis été l’objet.

Le 15 août, il prononça ses vœux en présence de sa famille dans la chapelle du grand séminaire de Saint-Hyacinthe, convaincu que sa vie prenait la seule et unique orientation voulue par Dieu. (On lui avait enseigné que la volonté de Dieu primait sur la sienne. Et il l’avait cru.)

Quelques semaines plus tard, au lac Morgan, un doute s’infiltra dans son esprit : et si la vie religieuse était un enfer au lieu du paradis promis… Il le chassa par la prière et la fréquentation des sacrements, comme on le lui avait aussi enseigné. 

Il fut parmi les premiers à entrer au pavillon Champagnat du Scolasticat central de Montréal (devenu depuis le cégep Marie-Victorin). Son confrère Maurice et lui avaient été chargés de fabriquer et de poser une bonne centaine de paires de rideaux du tout nouveau pavillon des frères maristes. Quand cela pouvait être utile à la communauté, ce n’était plus grave d’être une mauviette.

Avec l’arrivée des autres frères scolastiques, le doute revint, accompagné d’un mal à l’âme dont il ne soupçonnait pas encore qu’il le détruirait. 

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Noël approche

Ce soir-là, la chorale répète à l’église. Noël approche, et il faut mettre en place toutes les pièces du répertoire que nous chanterons durant les trois messes. 

Au programme de la messe de Minuit, une Messe de sainte Cécile, de je ne me souviens plus qui. Quatre voix mixtes. Nous, les garçons du collège, nous fournissons les voix de sopranos et d’altos. Les membres de la chorale paroissiale — dans mon souvenir, il n’y avait pas de femmes, seulement des hommes — nous appuient de leurs solides voix de barytons et de basses. 

J’ai été choisi, honneur suprême, pour chanter le solo du Benedictus. Il demande quelques fioritures dont ma voix de soprano se joue assez facilement. Je chante, me semble-t-il, depuis longtemps. 

Un pas en arrière

Mademoiselle Claire Saint-Germain, en première année — au privé, parce que sinon j’aurais dû attendre un an avant d’entrer à l’école —, nous faisait chanter chaque jour. Mon grand succès de l’époque était Rossignol de mes amours que je chantai dans de nombreuses noces, dont celles de ma cousine Fleurette Rochon. Il m’arrivera aussi de chanter à des mariages avec ma cousine Jeannine, la sœur de la précédente, qui avait une voix extraordinaire. Dommage qu’elle n’ait pu développer son talent. 

Retour à la répétition de la messe de minuit

Pour les messes du Jour et de l’Aurore, la chorale chantera les cantiques de Noël que tout le monde connaît pour avoir baigné dedans depuis toujours : Il est né le divin enfantNouvelle agréableAdeste FidelesDans cette étableDans une étable obscure, et tous les autres. Personne n’attaquera le Minuit, chrétiens, car les évêques considèrent que ce cantique est plus ou moins païen. Il faudra des années avant qu’il ne retrouve sa place dans le répertoire de la messe de Minuit. Et qu’un ténor s’y mesure et parvienne à lancer la fameuse note sur laquelle plusieurs se sont cassé la voix.

La chorale est dirigée par un frère mariste du collège, et madame Lavoie « touche l’orgue », comme on disait alors. La répétition va pour le mieux. Après avoir chanté mon solo du Benedictus, je suis fier de moi. Aucune bavure, aucune hésitation. J’ai attaqué bien clairement, comme on me l’a demandé. J’ai glissé sur les notes sans les alourdir, comme on me l’a demandé. 

Jacques Leduc me parle à l’oreille. Je ne me souviens plus de ce qu’il me dit, mais je me rappelle avoir éclaté de rire. Moi qui suis toujours tellement sage — je l’ai toujours beaucoup trop été —, je suis pris d’un fou rire que je ne parviens pas à maîtriser. J’essaie de me cacher derrière mon cahier de chant, mais si le directeur de la chorale ne me voit pas, quelqu’un d’autre m’a vu. Une main à la poigne solide s’abat sur mon épaule qui arrête subitement de sursauter. Sur le moment, je ne sais pas qui me touche ainsi, mais sa voix ne m’est pas inconnue : « Si t’arrêtes pas tu suite, je vais le dire à ma tante Rose. » Rose, c’est ma mère; la voix, c’est celle de mon cousin Jean-Paul Rochon, un des bons ténors de la chorale. 

J’arrête de rire net, fret, sec. Le cœur n’y est plus. La répétition continue, mais j’ai la tête ailleurs. Je me vois déjà en pénitence, à genoux dans le coin de la cuisine à fixer le plancher : un carré bleu, un carré gris… Je me trompe dans le solo de l’Adeste Fideles. Je voudrais être ailleurs. 

Avant de quitter le jubé de l’église, après la répétition, je jette un rapide coup d’œil vers l’autel et je demande au bon Jésus de faire en sorte que mon cousin Jean-Paul se la ferme. Qu’il ne me trahisse pas. Je crois même que j’accompagne ma demande d’une promesse de me priver de dessert jusqu’à Noël.

Mon père m’attend devant l’église dans sa Ford vert forêt. Je souhaite de tout mon cœur que mon cousin Jean-Paul n’ait pas la merveilleuse idée d’aller saluer son oncle Marc. Je cours à l’auto, je monte et je dis à mon père de partir.

Je suis peu bavard en rentrant à la maison. Ma mère s’informe de la répétition. Je lui dis que tout a bien été. Un petit mensonge vaut mieux qu’une longue explication. Je me lave et me couche.

Dans les jours qui suivent, à mon retour de l’école, la peur me hante. S’il fallait que mon cousin ait raconté mes frasques à ma tante Simone, sa mère, et que celle-ci en ait parlé à la mienne ! 

Je vis un cauchemar jusqu’à Noël. Les jours passent, et je me dis que mon cousin a dû vouloir me faire peur… Je me dis aussi qu’il a réussi. Il m’a gâché la douce folie que je ressens, chaque année, à l’approche de Noël. 

Le jour de l’An, nous dînons chez ma tante Simone. Le cœur me débat, quand j’entre dans la maison déjà pleine de monde. Ce serait tout un Premier de l’an si mon cousin Jean-Paul s’ouvrait la trappe ! J’imagine l’humiliation !

On se souhaite la Bonne Année. Arrivé à lui, il me regarde, un petit sourire en coin. L’hypocrite ! Il sait que je sais qu’il pourrait gâcher cette journée si unique. 

J’ai tellement hâte de rentrer à la maison. Mais, ma tante Simone n’en finit plus de nous faire goûter ses tartes. Je guette mon cousin du coin de l’œil. Il parle à sa future… 

Enfin, nous mettons nos manteaux et nos bottes. Il est temps de rentrer à la maison. Un beau bec à ma tante, et je sors le premier. Je cours à l’auto et m’y réfugie. 

***

Quand Jean-Paul se mariera, on me demandera de chanter durant la messe et à la salle de réception.

NON !

Refus catégorique. Ma mère s’en offusquera un peu. Je lui tiendrai tête. Il n’est pas question que je pousse une seule note à ce mariage. On trouvera bien quelqu’un pour chanter le Panis Angelicus durant la cérémonie, et si l’on n’en trouve pas, on s’en passera. Et le rossignol de mes amours va rester dans sa cage au moment de la noce.

Têtu comme mon père le sera parfois; rancunier comme ma mère pourra l’être dans certaines occasions. 

Non, je ne regrette rien.

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Hair

En ce temps-là, j’avais des accès de front, comme dans « avoir du front ». J’avais terminé l’école normale dans la plus « communiste » de toutes, Jacques-Cartier. J’étais à l’université à mi-temps. L’autre mi-, je travaillais pour gagner ma croûte et payer un petit loyer à mon frère qui m’hébergeait, me nourrissait et payait mes ateliers de théâtre. Pour moi, l’avenir, c’était le Théâtre — on aura remarqué la majuscule. Malgré mon pessimisme — ce sont les autres qui me traitaient de pessimiste, moi, c’était ma façon de voir la vie : en gris sombre —, je souriais mélancoliquement à la vie. 

Durant mon long trajet d’autobus, je lisais un journal. La Presse, sans doute, ou Le Devoir. Sûrement pas Montréal Matin. Un jour, je tombe sur une annonce : on demande des acteurs et des actrices jeunes pour la production de Hair à la Comédie canadienne. Une montée d’adrénaline me parcourt de la tête aux pieds. Je suis jeune, je suis acteur — du moins, je travaille fort pour le devenir —, alors pourquoi pas moi ? Quelle belle occasion de prendre position pour un monde nouveau comme plusieurs jeunes de ma génération rêvent de le faire! Hair représente pour eux et pour moi une sorte d’étendard de la liberté de penser, d’aimer, de jouir comme nous en avons envie. Ne sommes-nous pas les victimes parfaites d’une société cléricale répressive ? Cela, je l’avais écrit dans un article du journal de Jacques-Cartier, article qui avait été censuré par le rédacteur en chef soumis aux ordres du directeur, homme de droite et par ailleurs auteur d’un livre de mathématiques utilisé dans toutes les écoles de la province.

***

Ma nature craintive et grisâtre refait vite surface. 

Que dira ma mère, dont je crains toujours les critiques, même si je la sais « de mon bord » ? Mon imagination carbure à la peur. J’entends déjà l’une de mes tantes, acariâtre et dominatrice — pas dans le sens fétichiste du mot, que l’on se rassure — dire à ma mère : 

— Il paraît que Pierre joue dans une pièce de hippies, où il se met tout nu. Vous devez pourtant pas l’avoir élevé comme ça, vous, l’ancienne maîtresse d’école, dame de Sainte-Anne et Jeanne-d’Arc. On ne dirait pas qu’il a été chez les frères pendant huit ans et qu’il a porté la soutane. 

Quant à ce que mon père pourrait en penser, cela ne me préoccupe pas trop. Nous n’avons jamais été sur la même longueur d’onde, lui et moi. 

Je me demande cependant ce que mon frère pourrait en penser. Lui, ardent « lecteur » de Playboy, je ne suis pas certain qu’il viendrait voir son frère se déculotter sur la scène de la Comédie canadienne au milieu d’une bande de jeunes fous en chantant : AquariusLet the Sunshine in, mais aussi Mastubation, fellatio… 

Saisirait-il toute la portée « protestatrice » et libératrice de se mettre nu sur une scène ? Déjà qu’il m’a averti qu’il ne viendrait pas me sortir du poste de police si je me faisais prendre dans une manifestation contre la guerre du Vietnam. Que, si j’étais assez adulte pour poser de tels gestes, j’aurais à en assumer seul les conséquences. De droite, mon frère, très Old Spice, qui partage les valeurs de son père, ligueur du Sacré-Cœur et Lacordaire.

Durant mes cours de la matinée, je ne pense qu’à la petite annonce du journal. Comme Aznavour, « je me vois déjà… » Durant une pause entre deux cours, je fais part de mes réflexions à mon ami François, qui m’encourage à envoyer tout de suite un CV et une photo. Le mot « photo » me fait vite revenir sur terre. Je suis d’une maigreur inimaginable, habillé… De quoi aurai-je l’air dans le plus simple appareil — en fait, sans appareil du tout ? Je n’avais vraiment pas pensé à cet aspect « asperge,échalote ou cadavérique » de ma personnalité. François me dit que je dois passer par-dessus ce complexe, sinon, je marcherai courbé toute ma vie pour ne pas paraître trop grand et surtout trop maigre. Je lui rétorque que c’est facile à dire quand on son air : 5 pieds 10 pouces, sportif, baraqué juste assez… Moi, je mesure 6 pieds 3 pouces, et je pèse 130 livres!

À l’heure du midi, nous mangeons notre lunch à la cafétéria, François et moi. Quand nous avons terminé, il sort une tablette — à l’époque, celles-ci n’étaient pas électroniques, mais en papier — et un stylo. « Nom, adresse, date de naissance », me demande-t-il. Il a décidé de rédiger mon CV tout de suite. Il a sa caméra. Après les cours, il me prendra en photo et, dès le lendemain, je pourrai poster le tout à l’agence de casting. 

Je trouve que les choses vont vite, trop vite, en fait. Je n’en ai même pas parlé à Andrée, que j’ose croire ma petite amie — je ne sais pas encore qu’une grande partie des finissants de l’école normale l’ont déjà connue « bibliquement », comme on disait chez les frères en baissant la voix et les yeux, ceci étant considéré comme une farce cochonne, dans ces lieux saints. François ne l’aime pas beaucoup pour une raison que je comprendrai plus tard. Mon objection la concernant ne trouve pas grâce à ses yeux. 

Le CV est écrit; la photo,prise. Le tout est placé dans une enveloppe timbrée. Et François, à midi pile le lendemain, la dépose dans une boîte aux lettres. Comme j’hésitais, il a pris les devants. Je ne peux plus reculer. 

La semaine suivante, pas de nouvelle. Je n’en fais pas une maladie, mais j’aimerais tout de même savoir. François m’incite à la patience. 

Un soir, je rentre chez mon frère. Il m’attend, un grand sourire aux lèvres.

— J’ai pris le message… Tu es convoqué à une audition après-demain. J’ai écrit où ça se passe et à quelle heure.

Aussitôt, j’appelle François pour lui annoncer la bonne nouvelle. Il jubile. 

***

Insomnie et montée progressive, non pas du plaisir, mais de l’angoisse, le lendemain et la nuit précédant l’audition.

François m’a offert de m’y accompagner. Il se doute que ma volonté est sur le point de flancher. Il m’a aidé à préparer un poème d’Eluard et une chanson de Claude Léveillée. Quant à la danse, il craint le pire. En effet, malgré un bon sens du rythme, je ne parviens pas à bouger. Il me rassure; il a vu le spectacle à New York et les chorégraphies sont sommaires… et le nu intégral se produit dans une certaine pénombre. Cela aussi m’angoisse. On a beau se croire libéré… 

***

L’audition est une catastrophe. Si Montmorency avait été là, il m’aurait dit : « Je l’savais qu’t’étais pas prêt! » Lui, comme éteignoir, il ne donnait pas sa place. Mais, au moment de l’audition, je ne le connais pas encore.

Une cata! comme disent les Français! 

Le poème d’Eluard — Sur mes cahiers d’écolier, j’écris ton nom… Liberté! — ne semble pas impressionner les personnes présentes, du moins pour le peu que je les vois dans la salle. La chanson, ça peut aller, même si Claude Léveillée n’est peut-être pas approprié pour ce genre de production. Vient le moment de la danse… On me demande d’improviser. Musique! 

Mes jambes se transforment en deux billots, que même mon père ne serait pas parvenu à scier. Elles refusent catégoriquement de bouger. Je suis statufié. Mon pied parvient à battre un peu la mesure, sans plus. Mon bassin essaie de bouger, mais corseté comme il est par ma soudaine paralysie, la chose est impossible. Ciel que Let the Sunshine In est long! Pourtant, chez moi, je bouge, je me garroche même. Mais, là…

Quand la chanson s’arrête — enfin! —, il y a un silence, un très long silence. Je pense : le régisseur va me prendre sous son bras et me sortir comme un morceau de décor.

Soudain, une voix, avec un accent anglais : 

— Merci.

Moi, j’ai entendu : 

— Mercy! 

Comme dans : « Y fait pitié! » Ce qui n’est sûrement pas totalement faux. 

Une autre voix, québécoise celle-là :

— Comment j’te dirais ben ça ? Maigre comme t’es, t’accepteras sûrement pas de te mettre tout nu. 

Puis, encore la voix anglaise, et sans ménagement : 

— Next!

***

Je suis « échevelé, livide au milieu des tempêtes », comme le Caïn de Victor Hugo. Bon, j’exagère un peu, mais à peine. Je ne vois pas vraiment les gens que je croise sur le trottoir. Heureusement sans doute, pour moi, je n’entends pas leurs commentaires. Je dois avoir l’air d’un « pardu » qui cherche son chemin jusqu’au carré Viger.

Je retrouve François chez lui, dans la petite chambre qu’il loue non loin de la librairie Tranquille. Il reste devant moi, les deux bras ballants. Il ne sait pas trop quel geste poser, quelle attitude prendre. Il comprend qu’il ne doit surtout pas me poser la question : 

— Pis, comment ça s’est passé ?

Il m’offre « sa » chaise. Je préfère le bord du lit. Je m’assois. Et là… Les grandes eaux, les fontaines, les larmes de Marie-Madeleine. Je « braille ma vie », comme on dit maintenant. Je suis dans le début de la vingtaine, et je la braille déjà! Bel avenir en perspective. Je suis effondré. 

Je perçois un mouvement près de moi. François m’a rejoint sur le bord du lit. 

— Tu permets, me demande-t-il ?

Je réponds « oui » sans savoir ce que je dois ou non permettre. 

Il me prend dans ses bras et me serre très fort. Pas un mot.

Dans ma famille, entre amis à Mont-Rolland, et encore moins en communauté, les « câlins » n’existaient pas. Ce n’était pas la mode, il faut croire. En communauté, quand on se faisait « serrer », c’était surtout violent, et ça n’avait rien à voir avec de la bienveillance. Quant aux autres « serrements » que j’y avais connus, je faisais tout pour les oublier. 

Je me détends peu à peu. Nous restons là plusieurs minutes, François et moi. Quand il défait son étreinte, il me sourit, se lève et m’offre un café. 

Ce fut la première et dernière fois — à cette époque et dans plusieurs années qui suivirent — où l’on m’étreignit sans me demander quoi que ce soit en retour. 

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