Chapitre 6

Morin-Heights, septembre 1932

Note

Certains lecteurs me font remarquer que je donne surtout le point de vue de Marie-Rose dans mon récit. Il y a une explication à cela : le silence de Maxime, que l’on finira bien par nommer par son prénom (on le découvrira bientôt).  

Notre* père ne parlait pas. Je l’ai déjà montré dans certaines scènes de ces histoires de famille. Il nous faudra attendre les derniers mois de sa vie pour qu’il nous raconte certains épisodes de sa vie (en particulier, la rencontre avec Marie-Rose sur la track). 

Quant à notre mère, sans entrer dans les détails, elle nous raconta plusieurs épisodes de sa vie à L’Anse-à-Gilles, de ses années d’enseignement à L’Anse, à la Rivière-Ouelle et ailleurs. Puis la maladie qui l’éloigna de l’enseignement une année durant. Et l’annonce dans l’Action catholique : la commission scolaire de Montfort demandait une maîtresse d’école…

* Le « nous » n’en est pas un de majesté ou de papauté, mais de complicité avec mon frère qui m’accompagne, de là où il est, dans l’écriture de notre histoire de famille. Après tout, c’est lui qui annonça à mes parents qu’en guise de cadeau du jour de l’An 2004 — le dernier de notre mère —, j’écrirais leur histoire. Je l’entends parfois me souffler des détails qui m’avaient échappé. 

&

C’est la rentrée. Marie-Rose a consulté les manuels scolaires du département de l’Instruction publique. Comme à Montfort, elle a des élèves du cours préparatoire jusqu’à la sixième année. Elle a soigneusement préparé sa classe : catéchisme, français, calcul, géographie, histoire, etc. Elle veut être fière de ses élèves quand monsieur l’inspecteur fera sa première visite.

Elle a plus d’élèves qu’à Montfort. Elle les accueille à tour de rôle et leur demande leur nom. Une petite dernière arrive en courant suivie par son grand frère, qui ne semble pas des plus heureux d’être là. 

— Bonjour, mademoiselle Poitras, dit la petite fille en insistant sur le «mademoiselle Poitras».

— Bonjour, Anne-Marie. Bonjour, Fernand.

Le garçon la salue poliment et se dirige vers le fond de la classe. 

Les élèves murmurent. Ils se connaissent presque tous. Fernand croit bon de dire au grand Forget :

— J’connais la maîtresse. Elle va se marier avec mon frère Maxime.

— C’t’a crère !

Quand tout le monde est assis en silence, Marie-Rose prend la parole : 

— Je vais apprendre vos prénoms le plus vite possible. Moi, je m’appelle Marie-Rose Poitras. 

Une petite voix aiguë se fait entendre :

— Moi, j’m’appelle Anne-Marie Guénette. Et vous le savez déjà, mademoiselle Poitras. 

Marie-Rose regarde Anne-Marie et tente de lui faire comprendre de ne pas insister. 

C’est à ce moment que le grand Forget lève la main. Marie-Rose lui fait signe de parler. 

— C’tu vrai que vous allez marier Maxime Guénette ?

Marie-Rose rougit jusqu’à la racine des cheveux. Elle trouve la question assez directe. Elle retrouve ses esprits et dit : 

— Je suis mieux ne pas répondre à ta question. 

Fernand dit tout bas à Forget : 

— Tu l’vois ben qu’c’est vrai. Est venue rouge comme une crête de coq.

— Silence, s’il vous plaît. Levez-vous. Nous allons faire la prière.

— Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit…

L’année scolaire 1932-1933 commence. Marie-Rose ne connaît pas l’avenir, mais, chose rare chez une Poitras, elle a le pressentiment, heureux, que l’année sera bonne. Elle a bien fait de s’en venir à Morin-Heights. Elle en est convaincue.

*

Elle ne sait pas encore qu’elle sera contestée dans les semaines qui suivront. Celle que désormais on ne désignera que par son initiale, « M », pour éviter toute critique malencontreuse, mais que l’on connaît déjà bien pour ses propos à l’égard de Marie-Rose, lui reprochera de ne pas surveiller adéquatement les enfants dans la cour de récréation. Le fait que Marie-Rose, de la fenêtre de la cuisine chez madame Smith, a le nez collé sur la cour de récréation ne la satisfera pas. Finalement, monsieur Bélanger de la commission scolaire demandera à Marie-Rose d’être présente dehors non seulement à l’arrivée et au départ des élèves, mais aussi à leur retour après le dîner, même si l’on gèle debout. Victoire de M sur sa rivale. À une autre époque, M aurait sans doute scandé : «Ce n’est qu’un début, continuons le combat !» 

*

Quelques années plus tard, Fernand raconta, à sa façon, sa première journée d’école avec celle qui était maintenant devenue sa belle-sœur. Marie-Rose, confuse, sentant les yeux de sa belle-famille fixés sur elle, murmura : 

— C’est drôle, je m’souviens pas… 

— Ben voyons donc, Marie-Rose, vous étiez rouge comme une crête de coq, ajouta Fernand en riant. 

Léondina mit fin à la torture de Marie-Rose. 

— Fernand, mon garçon, tu m’avais pas dit que c’était toi qui avais annoncé la nouvelle au grand Forget. Même si Marie-Rose est ta belle-sœur, tu lui dois le respect. T’es comme mon frère, Bébé — c’était évidemment un surnom —, toujours en train de conter des histoires ou d’imaginer des mauvais coups.

Digression

Des années plus tard, les sœurs Céline et Colette Côté, de L’Isle-Verte, monteront à leur tour vers Morin-Heights pour y enseigner. L’histoire ne dit pas si M leur fit à elles aussi la vie dure. 

Colette épousera le « Marcel à Hervé », appellation que Maxime lui donnera pour le différencier de l’autre Marcel Guénette, le fils d’Alderic et de M, par ailleurs parrain et marraine d’Hervé.

*

On comprendra que l’auteur de ces histoires de famille n’eut jamais le « plaisir » de rencontrer M, du moins il n’en garde aucun souvenir. Sa mère Marie-Rose entretiendra cependant des relations que nous pourrions qualifier de « tendues et de distantes » avec M. 

Lors du décès de Léondina, après deux jours à faire en sorte de l’éviter dans la maison de Philias, Marie-Rose arriva nez à nez avec M, le matin des funérailles. Il paraît que le face-à-face fut bref et concis. 

M quittera notre monde dans les années 1980… Marc ira seul à ses funérailles. Marie-Rose téléphonera cependant à Annette et à Marcel, qu’elle aimait beaucoup, pour leur présenter ses condoléances.  

*

Marie-Rose se faisait de plus en plus aux silences de Maxime. Léondina lui répétait sans cesse que son Maxime n’était pas parlant, mais que c’était un bon garçon. Marie-Rose n’en doutait pas, même si elle l’aurait aimé un peu plus jasant. Il n’y avait que les dimanches, quand ils sortaient à quatre avec Gabrielle et son ami, que Maxime s’animait un peu plus. Mais, encore là, son attitude n’avait rien d’excessif. Plus tard, même avant que les femmes auraient le droit de parler, Marie-Rose ne se gênerait pas pour prendre la parole, paliant ainsi les silences de Maxime. Ils formeraient un sorte de duo : le mari silencieux et sa femme qui parle à sa place.

Maxime travaillait fort avec son père et son frère Léo, sans oublier les plus jeunes, comme Hervé et René. Rare confidence de la part de Maxime : un soir de «veillée», il raconta à Marie-Rose qu’il avait commencé à travailler à dix ans. Il s’en faisait une fierté, et non sans raison. Il était le plus vieux des garçons; il devait donc donner l’exemple à ceux qui suivaient. Maxime montra même à sa fiancée — toujours sans bague pour le prouver — le petit rabot et le petit pied-de-roi que son père lui avait donnés pour l’occasion. Le travail bien fait, le dur labeur, celui qui fait plier l’échine et les jambes sous son poids, était une valeur que Philias avait inculquée à son fils. Et la semence était tombée dans une bonne terre. 

Maxime éprouvait une grande admiration pour son père qui lui avait aussi enseigné les secrets du métier de scieur de bois et de menuisier jusque dans les moindres détails. Maxime et son frère Léo n’avaient pas leur pareil pour fabriquer des portes et des fenêtres… pas de clous, pas de rivets, pas de vis, que des chevilles de bois. Léo, particulièrement, était un véritable « orfèvre » du bois.

*

Un dimanche, lors du dîner dominical chez les Guénette, une surprise attendait Marie-Rose. Toute la famille était réunie. Gabriel étrennait une robe neuve. Léondina avait mis les petits plats dans les grands. Même Anne-Marie étrennait.

Et Maxime, juste avant le dessert, PARLA ! Oui, il se leva même.

— Rose, dit-il d’une voix mal assurée…

Heureusement que Marie-Rose ne faisait pas encore d’angine de poitrine, car elle aurait sûrement fait une crise.

Léondina encourageait Maxime du regard. 

— Rose, reprit Maxime, si vous le voulez bien, on pourrait se marier le 1er juillet prochain. 

Il se rassit aussitôt et retomba dans son silence. 

À la surprise générale, Marie-Rose se mit à pleurer et, à travers ses larmes, on entendit un « oui » qui se voulait puissant.

Gabrielle se mit à applaudir à tout rompre. Elle se leva, encourageant les autres à faire de même. Elle se dirigea vers Marie-Rose et l’embrassa. Puis rejoignant Maxime : 

— Toi aussi, mon grand frère !

Elle lui donna un bec retentissant. 

Léondina annonça solennellement : 

— Pour l’occasion, Simone a fait ses tartes aux pommes. Les meilleures dans l’Nord, pis ailleurs, j’en suis sûre. 

Marie-Rose se remit peu à peu de ses émotions. La grande demande était faite officiellement. Elle pensa : Mon trousseau! Ma robeElle se rembrunit : Ça m’a tout l’air qu’il n’y aura toujours pas de bague de fiançailles!

*

Anecdote… qui n’a rien d’anecdotique 

En 1962, deux représentants du gouvernement du Québec, dont l’un « fendant », comme le qualifiera Marie-Rose, vinrent annoncer à Marc que le tracé de la nouvelle autoroute des Laurentides passerait sur son terrain. Il devrait donc renoncer à son barrage, à son tube et à sa cour à bois, mais pour le reste, le tracé ne toucherait à rien. Tout ça pour un dédommagement de misère généreusement offert par le gouvernement Lesage « au nom du progrès », ajouta le fendant fonctionnaire. 

Pour Marc, c’était la fin de ce qu’il avait construit de ses mains, avec l’aide de son frère René et de son beau-frère Lucien Rochon, en 1942. Il avait su, dès l’élection de Lesage, que ce gouvernement n’aurait rien de bon. Duplessis était son homme, au grand désespoir de Marie-Rose qui ne pouvait pas le voir en peinture ou en photo… mais qui trouvait Lesage tellement beau !

Marie-Rose voulut intervenir dans la discussion, mais elle se fit rappeler, toujours par le fendant, que c’était à son mari qu’il parlait. Elle ravala tant bien que mal ses paroles, mais il ne perdait rien pour attendre…

Seul moment « heureux », si l’on peut dire, dans cet événement de malheur, un des deux fonctionnaires demanda à Marc le nom de l’ingénieur qui avait conçu le plan d’ensemble de son commerce.

— Le quoi ? demanda Marc, avant de se réfugier dans son silence.

— L’ingénieur, lui répondit le fonctionnaire fendant. 

Marie-Rose éclata de rire, malgré le tragique de la situation. 

— Comment ça, un ingénieur ? Mon mari a pas d’mandé à personne. Pour qui vous l’prenez ? Un ignorant ? Son père lui a tout enseigné quand il avait une douzaine d’années.

Marc pour un instant retrouva la parole :

— Pâpâ m’a toute montré : où couler la dam en ciment sur le ruisseau Saint-Louis, la dénivellation pour le tube tout en bois emboufeté avec des carcles de fer. Personne est venu me montrer comment faire. Ma femme vous l’a dit : pâpa était le meilleur pour ces affaires-là. 

Cette fois, le silence de Marc se prolongea, créant un malaise certain chez les pousseux d’crayons, comme on appellerait plus tard certains fonctionnaires à l’inutilité évidente. Marie-Rose, quant à elle, fixait les fonctionnaires.

Et ne voilà-t-il pas que le fendant, qui ne pouvait accepter la défaite, demanda à Maxime : 

— Aviez-vous un permis pour construire tout ça ?

Maxime ne comprenait pas où il voulait en venir. Il regarda Marie-Rose dans l’espoir qu’elle lui vienne en aide. Et il ne fut pas déçu.

— Un permis ? Quel permis ? Le seul papier que mon mari a eu, c’est le contrat dûment signé par monsieur Jean-Baptiste Latour, qui lui a vendu le terrain. Et comme le ruisseau Saint-Louis passe sur le terrain… Monsieur Latour était bien content qu’un moulin à scie se construise pour les habitants du coin. Ça fait vingt ans de ça ! Des « permis », comme vous dites, y en avait pas. 

Cette fois, ni le fendant ni l’autre n’osèrent lui rappeler qu’elle n’avait pas droit de parole.

Le moment était venu pour Marie-Rose de prendre sa revanche. Elle se leva de table, se dirigea vers la porte de la cuisine, l’ouvrit, et dit sur un ton que, cette fois, le fendant ne pouvait ignorer : 

— On va réfléchir à votre proposition. Ça n’a vraiment pas été une belle avant-midi. 

Joignant le geste à la parole, elle leur fit signe de sortir. 

Penauds, les deux fonctionnaires plièrent bagage. Mais le fendant ne pouvait pas partir ainsi… 

— Si je comprends bien, lui dit-il, vous mettez deux fonctionnaires de la province de Québec à la porte ?

— Vous avez tout compris. De toute façon, de Québec ou d’Ottawa, c’est du pareil au même, 

Maxime laissa échapper un soupir. Il avait toujours craint l’autorité et il la craindrait toujours. À ses yeux, on ne pouvait dire pareilles choses à des fonctionnaires.

Marie-Rose referma la porte sur les deux loustics provinciaux.  

— Bon débarras ! dit-elle en revenant vers Marc, toujours silencieux. J’vas nous faire une tasse de thé, pis, à soir, j’vas appeler Raymond. J’suis sûre qu’il peut t’aider. Tu lui as pas payé un cours commercial pis les Hautes Études pour rien. 

Durant qu’elle préparait la boisson qui, l’espérait-elle, adoucirait leurs maux, elle entendit Marc murmurer, la voix éteinte :  

— Ça parle au yabe !

Ce n’était pas de l’étonnement. C’était une déception qu’il ne pourrait jamais oublier. 

À la fin de sa vie, il reconnaîtra devant ses fils : 

— Ça m’a fait ben mal ! Pis à votre mère aussi.

*

Marie-Rose et Maxime derrière une grange (le flou n’est pas artistique, mais involontaire)

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Des histoires de famille

Chapitre 5

Un pas de plus

L’année scolaire s’est bien terminée à Montfort. Marie-Rose est fière de ses quelques élèves « réguliers » qui ont tous réussi et qui ont reçu des félicitations de la part de l’inspecteur de l’Instruction publique lors de sa visite. À l’automne, ils monteront à l’échelon suivant avec une nouvelle maîtresse, Simone Lamarre, avec qui Marie-Rose est vaguement apparentée. 

Marie-Rose referme sa malle. Tout son bien y est soigneusement placé. Elle déménage à Morin-Heights, où elle a accepté le poste d’institutrice pour l’année scolaire 1932-1933, après de nombreuses péripéties qui la font maintenant sourire après l’avoir fait pleurer. Heureusement, ses pressentiments de Poitras ne lui embrouillent pas trop l’avenir. 

Un petit pincement gratouille le cœur de Marie-Rose à l’idée de quitter Montfort. Elle s’y est fait des amies. Elle a promis à madame Savaria de la visiter le plus souvent possible, d’autant plus que c’est elle qui créera sa robe de noces — chaque fois qu’elle pense à son mariage, elle regarde sa main… sans bague de fiançailles. À Montfort, elle a appris l’anglais dans sa version irlandaise. Elle s’y est fiancée à Ernest O’Connor et rompu ses fiançailles à cause des manigances de sa future belle-mère, qui ne voyait pas d’un bon œil que son Ernest épouse une French Canadian. Elle en a voulu à Ernest après leur rupture, mais le temps a passé… Elle a développé une certaine amitié avec les pères montfortains de l’orphelinat — elle ne le sait pas encore, mais ceux-ci auront plus tard un rôle à jouer dans sa vie …

*

Pour la petite histoire, Simone Lamarre, la remplaçante de Marie-Rose, épousera Ernest O’Connor, l’ancien fiancé de Marie-Rose, en 1934. Le couple s’établira sur une terre de roche entourée d’épinettes noires maigrichonnes pour y élever des moutons. Une terre de misère située dans un rang entre Sainte-Adèle et Mont-Rolland. On y accédait par ce qui s’appelle maintenant le chemin du lac Millette, juste en haut de la montagne du Bell qui donnait sur le ruisseau Saint-Louis, où Marc bâtira plus tard son moulin à scie. Mais n’anticipons pas.

*

Maxime a semblé content quand Marie-Rose lui a appris que son père avait finalement donné son consentement à leur mariage — la lettre a mis un temps fou à lui parvenir. Et qu’elle songeait à venir enseigner à Morin-Heights.

— Ah, c’est bon, ça ! a-t-il dit avec un léger sourire. 

Tout le contraire de Léondina, sa mère, et de Gabrielle, sa sœur, qui ont crié de joie. Devant le flou émotif dans lequel Marie-Rose se sentait, Léondina lui a dit : 

— Mon Maxime est content. J’en suis sûre. Je sais que ça paraît pas comme ça… Il est comme son père, pas trop démonstratif…

Anne-Marie, le bébé de la famille, a applaudi à cette nouvelle :

— Je commence l’école à l’automne. Vous allez être ma maîtresse, mademoiselle Poitras.

Marie-Rose, août 1932

*

Marie-Rose repense au certificat de bonnes mœurs que le père Maitreau, le supérieur de l’orphelinat et curé de Montfort, a tardé à lui faire parvenir. Le secrétaire de la commission scolaire de Morin-Heights a été très clair sur ce point : il lui faut absolument ce certificat pour avoir le poste de maîtresse d’école. Elle vérifie dans son sac que la lettre est bien là.

Deux coups de criard — c’est ainsi que l’on appelle ici un klaxon — l’avertissent que Maxime est arrivé. Elle va lui ouvrir. La journée est chaude, très chaude même. Maxime entre. Marie-Rose lui propose de se reposer un peu et de boire un verre d’eau. 

— Le soleil plombe ben gros, dit Maxime, et y a pas la moindre vesse de vent.

Marie-Rose sourit. Encore un mot qui l’étonna quand elle l’entendit pour la première fois. Par chez elle, une vesse n’a rien à voir avec le vent… bien que… Au couvent, la religieuse qui enseignait la bienséance avait dit qu’il valait mieux utiliser le mot « vent » plutôt que «vesse», qui était considéré comme vulgaire. Elle avait ainsi conclu le chapitre sur les «vents» :

— Si par un malheureux hasard vous commettez un gaz odoriférant, retenez votre respiration quelques secondes, puis, comme si de rien n’était, souriez de votre plus beau sourire et relancez la conversation. Si la situation est tragique, autrement dit s’il est impossible que les personnes présentes ne s’en soient pas aperçues, excusez-vous en disant : « Pardonnez-moi. J’ai laissé échapper un vent. »

Après s’être rafraîchi, Maxime demande à Marie-Rose si sa malle est prête. Il a emprunté un camion de son père. Il doit le lui ramener le plus vite possible. L’été, quand l’eau ne manque pas, le moulin à scie et la boutique à bois de Philias fonctionnent à plein rendement. 

Marie-Rose lui fait signe de la suivre dans sa chambre — que l’on se rassure, ils n’y resteront pas longtemps. Quand elle fait mine de l’aider, Maxime, galant et quelque peu orgueilleux, refuse son aide. Il soulève la malle qui se révèle plus lourde qu’il ne le pensait. Ses jambes crochissent un peu, mais il transporte fièrement la malle de Marie-Rose jusque dans la boîte du camion. Comme dit souvent Philias : 

— Mon Maxime, y est p’tit, mais y en a dedans ! Y est ben dur à l’ouvrage !

Marie-Rose « découvre » le camion en question. Elle se demande s’il a été fait en pièces détachées comme les bazous de Léo et de Maxime. Heureusement qu’elle a un chapeau, car il n’y a pas de toit à l’habitacle.

*

Maxime s’arrête devant chez madame Smith, où Marie-Rose habitera à Morin-Heights. Sa maison est voisine de l’école. À Morin, comme disent plusieurs personnes pour faire plus court, le traitement de la maîtresse d’école est presque luxueux à comparer avec les postes que Marie-Rose a occupés auparavant. Pour la première fois depuis qu’elle est institutrice, Marie-Rose n’aura pas à chauffer son école, l’automne venu. Quelqu’un viendra laver les planchers et faire le ménage; elle n’aura donc pas à s’adonner à des travaux ménagers «à quat’pattes à terre», ce qui provoque des cals aux genoux et, surtout, manque terriblement d’élégance — Marie-Rose a parfois des petits côtés « grande dame ». L’hiver, elle n’aura pas à enlever la neige; l’entrée de l’école sera pelletée avant que les élèves arrivent. La commission scolaire la paie 50 $ de plus par année qu’à Montfort et lui offre tous ces services. 

Le choix d’habiter chez madame Smith n’a pas fait que des heureux… Manda, la tante de Maxime, a d’abord tout fait pour que Marie-Rose n’ait pas le poste d’enseignante à Morin-Heights — elle a encore une fois perturbé certaines réunions de la commission scolaire. Subitement, quand elle a appris l’engagement de Marie-Rose, elle a viré son capot de bord et lui a proposé de venir habiter chez elle, moyennant — ce sont ses mots — «une petite pension; presque rien». Marie-Rose aime trop son indépendance pour accepter la proposition de la tante de Maxime. Elle n’y voit que des inconvénients, en fait, et aucun avantage. 

École de Morin-Heights à l’arrivée de Marie-Rose en 1932.
L’école est devenue au fil du temps le local de la Légion. Cette photo a été prise en 2020.

*

Ses quelques effets personnels placés dans la penderie de sa chambre et dans les tiroirs de la commode, Marie-Rose s’assoit. Madame Smith a placé une petite table et une chaise devant la fenêtre, qui donne sur la cour de l’école. Marie-Rose y préparera ses classes à la lumière de la lampe à l’huile, un objet d’une grande beauté. C’est la première fois qu’elle voit un objet, considéré uniquement comme utilitaire par chez elle, d’une si grande beauté. Même madame Savaria, pourtant une femme de goût, n’en avait pas de si belle. Elle a presque peur de s’en servir. S’il fallait qu’elle la brise ! 

On frappe délicatement à la porte. Marie-Rose ouvre. Madame Smith l’invite à prendre une tasse de thé avec elle. Le rituel de la cup of tea, au retour de l’école, durant la semaine, et à n’importe quelle heure du jour, la fin de semaine, fera qu’une grande et solide amitié se développera entre les deux femmes. Madame Smith est veuve; elle est enchantée de la compagnie de Marie-Rose. 

*

Marie-Rose se rend chez monsieur Bélanger, le secrétaire de la commission scolaire. Il la fait entrer. Elle s’empresse de lui remettre son certificat de bonnes mœurs. Il la remercie. 

— À partir de maintenant, mademoiselle Poitras, vous êtes officiellement la nouvelle maîtresse d’école de Morin-Heights. Je vous souhaite bonne chance. Prendriez-vous une citronnade ?

Marie-Rose accepte; elle a terriblement soif avec cette chaleur. La boisson — elle apprendra plus tard que ce mot n’a pas le même sens dans les Laurentides qu’en bas de Québec — est délicieuse, mais elle la boit à petites gorgées. Joséphine, sa mère, lui a toujours dit de ne pas boire trop vite une boisson froide, l’été, quand il fait chaud. Un certain Fraser du Cap-Saint-Ignace, dont elle ne se souvenait pas du prénom, était mort d’une attaque foudroyante avant même d’avoir fini son verre.

— Ça ne pardonne pas, avait conclu Joséphine. 

Monsieur Bélanger et sa dame sont «agréables de conversation», comme Marie-Rose l’écrira à sa mère, le soir même, heureuse de lui annoncer la bonne nouvelle de son engagement comme maîtresse d’école à Morin-Heights. Joséphine, chaque fois qu’elle écrit à sa fille, lui demande de lui décrire sa bague de fiançailles. Marie-Rose ne sait plus quoi lui répondre. Mais sûrement pas que Maxime ne lui en a pas offert ! Du moins, pas encore.

*

Quand elle revient chez madame Smith, Marie-Rose est surprise d’y voir Fernand, le jeune frère de Maxime, à côté de la voiture à cheval de son père. 

— Mademoiselle Poitras, lui dit-il sur un ton légèrement emprunté, moman aimerait ben ça si vous veniez souper à soir.  

Marie-Rose est fort surprise. Une invitation à souper de sa future belle-mère, un soir de semaine ! Elle hésite… Après tout, pense-t-elle, je suis en vacances… et ce sera peut-être ce soir que Maxime se décidera enfin à la fiancer officiellement. Elle regarde sa main… qu’elle trouve bien ordinaire sans bague.

— Dis à ta mère que j’accepte avec joie. 

Elle pense soudain à quelque chose. Elle ouvre la bouche, mais Fernand est plus rapide qu’elle : 

— Faites-vous-en pas. Maxime va venir vous chercher avec le truck à papa — il prononce «pâpâ» lui aussi. 

Marie-Rose est soulagée. Les Guénette habitent sur le chemin de Saint-Adolphe. Ce n’est pas à la porte. L’allusion au camion de monsieur Guénette lui fait penser de se mettre un châle de tête quand elle sortira plus tard. Sinon elle risque d’arriver chez les Guénette complètement décoiffée. 

*

Léondina aime beaucoup Marie-Rose. Même qu’une fois, elle a failli se fâcher avec sa belle-sœur Manda quand celle-ci lui a dit :

— Veux-tu m’dire, Léondina, pourquoi tout le monde dans l’Nord va chercher ses maîtresses d’école au yab’l’vert ? Y paraît que celle qui va remplacer ta future bru à Montfort vient d’en bas de Québec, elle aussi. Qu’est-ce qu’y ont de plus que nos maîtresses à nous autres ?

Léondina a failli lui répondre vertement, mais Alderic ne lui en a pas laissé le temps : 

— Coudonc, Manda, pourquoi que tu trouves toujours à r’dire de même ? R’garde Philias, y est allé chercher Léondina à Montréal.

— Y’a ben du monde qui ont trouvé à r’dire aussi. Je dis pas ça contre toi, Léondina…

— Ils auraient rouspété encore plus s’ils avaient su que j’avais été baptisée à Saint-Alexis-des-Monts, a ajouté Léondina. C’est pas à porte, ça non plus.

Manda, qui n’était pas au courant de ce détail, est restée bouche bée. 

Le silence se fit. Philias sourit. Un ange passa. Tout de suite après, Léondina lança, un sourire dans la voix : 

— Un morceau de tarte pour tout le monde ?

*

Fernand entre en coup de vent dans la cuisine. 

— Moman, moman, mademoiselle Poitras a dit oui. A va v’nir souper. 

— Merci ben, mon Fernand. Astheure, va à la boutique. Dis à Maxime de finir plus d’bonne heure parce que j’veux qu’il se change avant d’aller la chercher. Au moins qu’il ait pas trop de bran d’scie sur lui-même.

Fernand repart aussi vite qu’il était arrivé.

Léondina dit à Gabrielle, tout en s’affairant à commencer le souper : 

— Pauvre Marie-Rose, elle sait pas ce qui l’attend. Elle va en voir et elle va en ramasser du bran d’scie. 

Elle rallume le poêle à bois, même s’il fait chaud. Toutes les fenêtres et les portes sont ouvertes, mais il n’y a pas une vesse d’air, comme a dit Maxime plus tôt dans la journée.

*

Léondina n’est pas peu fière du souper qu’elle a préparé avec Gabrielle et Anne-Marie. 

La table est mise. Il ne manque que Marie-Rose et Maxime. René et Fernand n’arrêtent pas de répéter qu’ils ont faim…

Philias ne parle pas souvent, mais cette fois :

— Les p’tits gars ! Moi aussi, j’ai faim. Hervé a travaillé avec Maxime, Léo pis moi toute la journée. On a faim nous autres aussi, mais on est capables d’attendre.

Les p’tits gars baissent le nez. 

— Chicane-les pas, Philias, pauv’ p’tits «arçons» — curieusement, elle ne prononce pas le g

Un coup de criard, puis un deuxième. 

— Les v’là !

Léondina va accueillir Marie-Rose à la porte. Elle lui donne deux gros becs sur les joues. 

— J’suis tellement contente pour vous, Marie-Rose. 

— Merci beaucoup, madame Guénette. 

On se place à table. 

— Il y en a qui l’savent déjà, dit Léondina en servant sa tablée, mais Marie-Rose s’en vient enseigner à Morin. Maxime l’a déménagée chez madame Smith, à matin. 

— Ça va aider vos fréquentations, lance Gabrielle, un sourire en coin. 

Maxime sourit : 

— Pour ça, c’est sûr que c’est moins loin que Montfort. 

— Et moins loin que Saint-Sauveur, ajoute Léo, qui fréquente sa belle Gabrielle qu’il mariera à l’automne.

Le souper se passe plus que bien. Même que Léondina exempte Marie-Rose d’essuyer la vaisselle. 

— Ça viendra ben assez vite quand vous serez mariée, lui dit Léondina en souriant. 

Anne-Marie s’approche doucement de Marie-Rose, l’air un peu timide. Elle la regarde… puis se décide enfin à lui demander : 

— Y paraît que l’aut’ maîtresse collait des beaux anges dans les cahiers de devoirs. Allez-vous en mettre vous aussi ?

Marie-Rose sourit : 

— Je vais aller à Montréal dans quelques jours. Je suis sûre que, là, je vais trouver les plus beaux gros anges que je collerai dans ton cahier… si ton devoir est bien fait. 

— Allez-vous mettre des Jésus aussi ?

— Ceux-là, ce sera pour récompenser un bon devoir de catéchisme. 

La petite s’éloigne un peu, puis se ravise. 

— Est-ce que je pourrais vous appeler Marie-Rose ?

— Anne-Marie ! qu’est-ce que tu lui demandes là, s’énerve Léondina.

— On va faire une entente, toi et moi, Anne-Marie, répond Marie-Rose

— C’est quoi une… entente ?

— C’est quand deux personnes s’accordent.

— Vous voulez passer une… entente avec moi ?

Léondina et Gabrielle ont délaissé la vaisselle, intriguées par la conversation d’Anne-Marie et de Marie-Rose.

— Quand on sera à l’école ou dans la cour de l’école, tu devras toujours m’appeler «mademoiselle Poitras». Tu comprends ?

— Oui.

— Et quand on sera ici ou en visite par exemple chez tes sœurs, Flora ou Simone, tu pourras m’appeler «Marie-Rose». Est-ce que tu comprends?

— J’pense que oui… Est-ce que je pourrai vous dire «tu» ?

Léondina semble scandalisée par les propos de sa cadette :

— Anne-Marie !

Marie-Rose explique à la petite :

— Non, tu ne pourras pas me dire «tu».

— Gabrielle, a vous dit «tu».

— On n’a pas le même âge, dit Gabrielle. Et Marie-Rose est mon amie, pas ma maîtresse d’école.

— T’es vieille, toi, c’est vrai.

— T’es pas gênée, Anne-Marie Guénette. 

Léondina calme ses filles.

— Tu vois, dit Marie-Rose à Anne-Marie, «vous», c’est un signe de respect. 

— J’ai compris, dit la petite. Est-ce que notre… entente tient toujours ?

— Oui. 

— J’peux-tu vous donner un bec ?

— Oui, tu peux.

Anne-Marie s’exécute et part en courant, intimidée, gênée, mais heureuse. 

*

Pour la petite histoire, de tous les enfants de Philias et de Léondina, Anne-Marie, plus tard, sera la seule, avec Gabrielle, à tutoyer Marie-Rose. Fernand, qui sera aussi son élève, la vouvoiera toute sa vie. Il gardera un souvenir mitigé de son année scolaire avec Marie-Rose, l’ayant trouvée plus sévère que sa prédécesseure. Il avouera tout de même qu’il n’était pas un enfant de chœur et qu’il aimait jouer des tours et déranger la classe en racontant des histoires que, parfois, il était le seul à comprendre. 

*

Maxime reconduit Marie-Rose chez madame Smith. Avant qu’elle descende du camion — celui-ci a un toit — il donne un bec sur la joue à Marie-Rose. 

Comme il fait noir «comme su’loup», personne n’a pu voir les amoureux.

— J’suis ben content que vous soyez déménagée à Morin. On va se voir plus souvent. 

Marie-Rose sent un petit velours lui glisser sur le cœur. Elle a un côté «midinette» qu’elle refuse, et refusera toute sa vie, de voir. Comme son côté «braîllarde» qu’elle cachera toute sa vie, même à ses enfants, sauf en de rares occasions.

*

Encore une petite histoire. En mars 2004, Marie-Rose perdra sa sœur Germaine, deux mois après les 99 ans de celle-ci. Pour le lui annoncer, ses fils se rendront à Sainte-Adèle, un midi de semaine. En arrivant, Marie-Rose s’enquerra de l’état de santé de sa sœur, sûre que sa neuvaine à Sainte-Anne la guérira. Ses fils la feront asseoir et lui annonceront le plus délicatement possible le décès de sa sœur. 

Sur le moment, Marie-Rose ressentira un grand choc. Elle cherchera ses pilules de nitro, craignant une crise d’angine. Elle se calmera peu à peu. Puis, si comme rien ne s’était passé, elle dira à Marc : 

— Va donc chercher du poulet chez Saint-Hubert. J’crois ben que j’ai pus le goût de faire à dîner. 

La petite histoire ne s’arrête pas là. Après le dîner — personne n’a beaucoup mangé sauf Marc qu’aucune nouvelle ne peut abattre —, Marie-Rose se lèvera de table.

— J’vous laisse la vaisselle. Jvas aller dans ma chambre.

Elle se dirigera en effet vers sa chambre. Aussitôt la porte fermée, les fils entendront leur mère éclater en gros sanglots, lourds d’une peine que rien ne peut consoler. Quant à Marc, comme il est sourd, il n’aura rien entendu.

Marc n’est pas non plus expressif. On peut compter sur les doigts d’une main, et encore, les fois où il se laissera aller à pleurer. 

Quand son fils lui apprendra la mort de Marie-Rose, Marc restera muet de très longues minutes. Puis, il essuiera une larme en disant:

— Ça parle au yabe ! Rose est morte !

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Des histoires de famille

Avertissement

Tous les chapitres avant le mariage de mes parents comportent une partie romancée. Mais celle-ci est très mince, car les souvenirs que mes parents ont racontés, je les ai notés pour la plupart. La conversation entre Philias, Léondina, Aldéric et Amanda est cependant purement fictive.

Un problème technique s’est produit, faisant en sorte qu’il a été impossible d’insérer des photos dans ce chapitre. Un document suivra qui les présentera et les replacera dans le récit.

Chapitre 4

Journées d’hiver

Pour la première fois de sa vie — il a tout de même 23 ans —, Maxime trouve l’hiver long. Ça fait trois semaines que sa grande demande a été faite officiellement à Marie-Rose, et toujours pas de nouvelle de son futur beau-père. Se pourrait-il qu’il lui refuse la main de sa fille ? Maxime ne sait pas si Rose déciderait de le marier si son père s’y opposait. Rose ne lui en a pas dit beaucoup sur son père, mais il paraît qu’il a tout un caractère… et qu’il a toujours, ou presque, mal à la tête. 

Même si la poste et les trains en ont bien regagné, pense Maxime, c’est toute une ride ! Rose a mis sa lettre à la post office de Montfort, direction, par le train, Montréal. Là, changement pour Québec. Puis un autre pour L’Anse-à-Gilles. Il paraît qu’avec le vent qui vient du fleuve, les routes ne sont pas toujours praticables, l’hiver. Si c’est comme à Morin, Joseph-Édouard doit seller son cheval — il n’a pas de machine, Rose le lui a dit — et se rendre au bureau de poste du Cap-Saint-Ignace et voir s’il y a du courrier.

Maxime pense à cela en essayant de démarrer la voiture de son père qui ne semble pas aimer le froid mordant de janvier dans les Laurentides. Il a beau tourner la manivelle… Motte, pense-t-il. 

Il ne faudrait pas penser que Maxime fasse un drame du temps qui passe. Jusqu’à maintenant, il n’a jamais fait de drame pour quoi que ce soit… Ça ne semble pas être dans sa nature. Il fait juste se demander…

Ça parle au yâbe!

Toute sa vie ou presque, Marc — on comprendra plus loin le changement de prénom — ne fera pas de drame. Son corps, lui, en fera parfois. Il réagira particulièrement mal aux déménagements sans que, apparemment, Marc se soit rongé les sangs. Apprenant un diagnostic qui nécessitait une intervention urgente le concernant, il s’exclamera : 

— Ça parle au yâbe !

Même dans les pires moments — Dieu seul sait qu’il y en aura, et plusieurs —, il semblera non pas indifférent, mais absent. Comme s’il n’était pas atteint. Pourtant, il trouvera des solutions, et vite, surtout quand il s’agira de la santé de Marie-Rose ou des enfants — la sienne n’a aucune importance —, mais sans jamais s’énerver. « Ça parle au yâbe ! » ponctuera, tel un mantra, les situations les plus graves comme les moins graves. Il ne s’énervera pas. Il travaillera encore et encore pour payer les comptes et faire vivre le mieux possible sa famille, quitte à se priver lui-même. C’est sa façon à lui d’aimer les siens. Les mots, il ne les connaît pas. 

Il faudra attendre le grand âge, et une certaine confusion mentale, pour que Marc exprime, même maladroitement, certaines émotions. Un jour qu’il le visitera à sa résidence, son fils le trouvera en pleurs. Après lui avoir demandé à quelques reprises s’il était souffrant, Marc répondra : 

— Y paraît que popa est mort.

Étonné, son fils tentera de lui faire comprendre, à l’aide de cartes mortuaires et d’autres photos, que son père est mort il y a plusieurs années. Marc prendra plusieurs minutes à réaliser que cette mauvaise nouvelle n’est pas récente, et qu’il en va de même pour sa mère et pour sa propre femme. 

— Ça parle au yâbe ! Comment ça se fait que je me souvenais pas de ça ?

Dans un autre registre, Marc pleurera, de joie cette fois, en voyant sa sœur Anne-Marie et sa fille Christiane arriver dans le long corridor de sa résidence. Il manquera de tomber en essayant de se lever de son fauteuil roulant pour courir à leur rencontre. Rassis, il criera — le mot n’est pas trop faible — à l’intention des autres résidants : 

— Ti-Pit ! Ti-Pit, ma p’tite sœur, vient me voir ! 

Cette fois, il ne prendra pas le diable à témoin.

Léondina et Philias reçoivent

Philias aime tous ses enfants, mais Maxime a une petite accroche de plus que les autres. Il est travaillant comme pas un. Quant à ça, Léo ne laisse pas sa place, lui non plus. Mais il a moins de santé. Maxime, c’est de la force sur deux pattes. 

Les plus jeunes de ses gars, à part Hervé, ne pensent qu’aux filles et aux truks. Il arrive même que Philias soit obligé de grimper à l’échelle et d’aller les réveiller pour qu’ils descendent déjeuner — de la soupane avec une cuillerée de sucre du pays ou de cassonade, quand il ne reste plus du premier — et se rendent à la boutique ou au moulin. Le travail les attend, mais ils ne semblent pas trop s’en soucier.

Philias s’en défendra toujours, mais c’est pour ses filles qu’il a un faible. Léondina a essayé de le lui faire avouer, un soir que son frère Aldéric était passé avec sa femme Amanda, que tout le monde appelait Manda, une ancienne maîtresse d’école. Celle-ci n’arrêtait pas de s’extasier sur sa fille : Annette par-ci, Annette par-là…

— Est tellement belle à part de ça ! Sûr qu’elle va se trouver un beau parti et qu’elle va faire un beau mariage ! s’était exclamée Manda. 

— Pis, Marcel, lui ? avait demandé Léondina. 

— Ah, c’est un bon garçon, mais Annette…

— Pis, toé, Philias ? dit Léondina en se tournant vers son mari. 

Celui-ci avait sursauté, concentré qu’il était à bourrer sa pipe. 

— Qu’est-ce que j’ai ?

— C’est lequel de tes enfants que t’aimes le mieux ?

Philias avait arrêté son geste. 

— Tous pareils !

Léondina a laissé échapper un petit rire et a lancé un regard complice à Manda et à Aldéric en disant :

— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre !

— Quoi ? T’es-tu en train de dire que j’aime pas mes enfants…

Léondina ne lui a pas laissé pas le temps de finir sa phrase : 

— Ben non, mais avoue, Philias Guénette, avoue que t’as un faible pour tes filles. Et j’irais même jusqu’à dire…

— T’as raison, Léondina, avait dit Manda en riant.

Philias n’entendait cependant pas à rire. Il avait cherché appui chez son frère, mais celui-ci avait souri lui aussi. Philias s’était défendu vigoureusement : 

— Tous mes enfants sont sur le même pied. Pis, j’pense souvent à ceux qu’on a perdus, pis, ça me fait de la peine. 

— Moi aussi, ça me prend au cœur quand j’pense à eux autres, avait répliqué Léondina. N’empêche… Flore, tu l’as couvée comme si elle était un p’tit oiseau. On aurait dû l’appeler Alouette ou ben Pinson. 

— C’était la première qu’on réchappait. Y fallait ben qu’on s’en occupe. 

— Pis Simone, la vaillante. Celle qui réussit mieux que moi la tarte aux raisins que t’aimes tant. Tu penses que je t’ai pas vu, le jour de ses noces… La p’tite larme que t’as essuyée quand elle est partie avec Lucien pour Mont-Rolland. 

— J’suis pas un sans-cœur. 

— J’ai jamais dit ça, Philias, tu sais ben.

— Ça m’a émotionné de les voir partir, Flore pis elle. 

— Pis Gaby et son p’tit air fantasque. A te fait étriver souvent, et tu te caches derrière le nuage de fumée de ta pipe pour sourire.

— C’est vrai qu’elle a du front. J’dis pas qu’elle est effrontée. Non, elle est polie, mais elle passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle a à dire. 

— T’as remarqué qu’elle s’est faite amie avec Marie-Rose. Maxime t’emprunte de plus en plus souvent ton char pour des sorties qu’ils font à quatre : Gaby et son ami sur le banc d’en arrière; Marie-Rose et Maxime en avant. Heureusement que Maxime a compris que leurs bazous, à Léo et à lui, ça faisait pas très sérieux. Pauvre Gabrielle, que Léo voyageait dans ces espèces de machines qui en étaient pas. Une Léonard, en plus ! Une des plus belles familles de Saint-Sauveur. 

Philias avait souri. 

— Y en ont-tu rafistolé des morceaux de machines pour venir à bout de les faire rouler ! 

— Tu les laissais faire ? s’était inquiétée Amanda. 

Aldéric et elle avaient suivi l’échange entre Philias et Léondina. Ils n’avaient pas eu le temps de placer un mot.

— Ben oui, Manda. Y risquaient pas grand-chose, à part de passer au bout du pont et de se retrouver dans la rivière à Simon. C’est pas creux.

Léondina n’en avait pas fini avec l’amour que Philias portait à ses filles…

— Et notre petite Anne-Marie ? Viens pas me dire…

— C’est notre bébé. Faut ben qu’on la gâte un peu. Pis tu sais ben que c’est elle qui va s’occuper de nous autres dans nos vieux jours.

Philias a réfléchi un moment. 

— À va aller à l’école à l’automne. Déjà !

— En parlant d’école, a repris Léondina, on sait toujours pas si Marie-Rose va faire application pour venir enseigner à Morin. 

Manda a sursauté :

— A l’enseigne pas à Montfort, elle ?

— Oui, mais… Ben voyons, Manda, y’a pas d’quoi se r’virer les sangs…

À propos de Manda

Comme on le découvrira, Manda jouera un rôle tragico-comique dans la vie de Marie-Rose. Méchanceté de sa part ? Sans doute pas. Mais entêtement et besoin de « bosser », comme on disait alors. Cette vision du personnage vient pour la plupart de celle que Marie-Rose en avait. On comprendra bientôt pourquoi. Mais, fait à ajouter, jamais Maxime n’a démenti Marie-Rose.

Aldéric pour sa part ne se mêlera pas, semble-t-il, des lubies de sa femme. La dernière fois qu’elle perturbera l’assemblée de la commission scolaire, le secrétaire la rappellera à l’ordre et finira par la menacer d’expulsion, mais c’est elle qui aura le dernier mot :  

— Essaye donc pour voir, Adolphe Bélanger.

Pour la petite histoire, Marie-Rose et Annette Guénette entretinrent de bons liens d’amitié, surtout quand cette dernière habitait Sainte-Adèle alors qu’elle était mariée à Raoul Vaillancourt, peintre de son métier. À la mort de Marie-Rose, elle viendra se recueillir sur sa tombe. Quant à Marcel, le frère d’Annette, sa femme, Marie-Reine, et lui assisteront, à Saint-Hyacinthe, à la cérémonie de vêture du plus jeune fils de Maxime et de Marie-Rose. Ils lui offriront un magnifique étui à missel en cuir… qu’il possède toujours d’ailleurs.

Pendant ce temps, à Montfort…

Marie-Rose se rend au bureau de poste dans les rues non déneigées de Montfort. On n’a pas encore passé la gratte tirée par des chevaux. Chaque jour, elle ressent un malaise dans la région du cœur. Sa grand-mère Gamache dirait qu’elle a « souleur ». La réponse de son père tarde à venir. Elle n’aurait peut-être pas dû poser une condition à la demande en mariage de Maxime… S’il fallait que… Encore la crainte de ne pas avoir fait la bonne chose ! 

Elle secoue ses bottines avant d’entrer dans le bureau de poste. C’est la moindre des politesses.

— You received a letter, miss Poitras. From Cap-Saint-Ignace.

Marie-Rose a compris d’où venait la lettre, même si la prononciation française de la maîtresse de poste laisse quelque peu à désirer. Cette dernière semble aussi contente que Marie-Rose. Elle lui remet la lettre et prend le temps de jaser un peu avec l’autre «maîtresse», celle de l’école. Heureusement que Marie-Rose a amélioré son anglais, car la postière parle très vite. 

Quand Marie-Rose quitte la post office, elle marche à grandes enjambées jusqu’à son école. Elle coupe court à la conversation de la mère d’un de ses rares élèves qu’elle croise, et reprend aussitôt sa presque course. Elle s’interdit d’ouvrir l’enveloppe avant d’être entrée dans son école. Ça pourrait lui porter malheur. Encore un pressentiment de Poitras ! C’est bien connu que la mortification est appréciée du bon Dieu. Même quelques minutes ont de la valeur à ses yeux. 

Elle entre dans l’école et, sans prendre la peine d’enlever ses bottines, son manteau et son bonnet de laine, se rend tout de suite à sa chambre et ouvre aussitôt la lettre. C’est sa mère, comme à l’habitude, qui lui écrit. Marie-Rose lit les premières lignes, mais sa vue s’embrouille. Est-ce que son père a dit « oui » ou « non » ? Quand elle aura trouvé la réponse à sa question, elle s’enquerra des nouvelles de l’Anse. Elle parcourt la lettre écrite d’une écriture appliquée… Pour une fois, son pressentiment avait tort : Joseph-Édouard dit «oui» et va même jusqu’à les inviter, elle et Maxime, après leur mariage. Joséphine ajoute : J’aimerais ça si tu nous envoyais un portrait de Maxime. Ça serait une façon de faire sa connaissance.

Marie-Rose est tellement contente qu’elle ne tient plus en place. Elle ressort de l’école et, d’un bon pas, se rend chez madame Savaria, son amie. Il lui vient une méchante idée dont elle se confessera plus tard : frapper à la porte de madame O’Connor, la mère d’Ernest, son ancien fiancé, et lui annoncer que Maxime Guénette de Morin-Heights — les Guénette de Morin-Heights ont très bonne réputation — a demandé sa main et qu’elle a dit «oui». Elle n’a malheureusement pas de bague de fiançailles à lui montrer… C’est un problème qu’il lui faudra régler par elle-même, elle en a bien peur. Mais ce n’est pas grave.

Quand madame Savaria lui ouvre, elle pense que Marie-Rose est malade. On dirait qu’elle a les sangs retournés : elle respire rapidement, passe sa main sur son front puis sur sa poitrine. À bout de souffle, elle finit par dire à son amie :

— Mon père a dit oui ! Je vais me marier !

Pour l’aider à reprendre ses esprits, madame Savaria lui prépare une bonne tasse de thé accompagnée de quelques biscuits. À Montfort, du moins chez ceux et celles qui habitent dans le village, anglophones ou francophones, le thé se boit beaucoup.

— Je vous ai jamais vue énervée de même, mademoiselle Poitras. Il faut dire qu’il y a de quoi. Se marier, à moins d’un malheur, on fait ça juste une fois dans sa vie. 

Marie-Rose se calme un peu, mais ça ne dure pas. Elle pense à son trousseau, à sa robe de noces — madame Savaria la rassure sur ce point, elle va lui en créer une exprès pour elle ainsi qu’un ensemble pour son voyage chez ses parents. Curieusement, Marie-Rose, dans son énervement, n’a pas pensée qu’il faudrait peut-être annoncer la bonne nouvelle à Maxime, le principal intéressé. C’est madame Savaria qui le lui rappelle. 

— Mon Dieu ! s’exclame Marie-Rose, où est-ce que j’ai la tête ? 

— Dans les nuages, et vous avez bien raison. C’est tellement un grand jour ! Mais, pour l’instant, vous devriez rentrer à l’école et préparer vos leçons pour demain. On ne sait jamais, vous aurez peut-être quelques élèves; je vous en souhaite au moins un par degré.

Dans sa classe, Marie-Rose a des élèves du cours préparatoire jusqu’à la sixième année. 

Il faut faire les choses quand elles doivent être faites

Au couvent du Cap-Saint-Ignace, les sœurs appelaient cela, le «devoir d’état». Tout, absolument tout, passait après lui. 

Marie-Rose se rappelait une question que sœur Saint-Jean-Népomucène — elle avait le doux surnom de «Pue du bec» — posait chaque matin après la prière qui précédait le début des cours : 

— Que souhaiteriez-vous être en train de faire si Dieu venait vous chercher sans prévenir ? 

En chœur, les couventines de la classe répondaient : 

— Notre devoir d’état.

Certaines mauvaises langues ajoutaient, tout bas : 

— Pue du bec sait ben que Dieu prévient jamais quand il va venir nous chercher, devoir d’état ou pas. 

Question de couleur

Le soleil se couche encore tôt en janvier. Marie-Rose a remercié son amie et repris le chemin de son école. La lumière est tellement belle à cette heure; elle prend des teintes de… Deux de ses cousines se chicanent chaque fois qu’elles se voient — heureusement, ce n’est pas trop souvent. Celle de la Côte-à-balle parle de « l’heure bleue », tandis que l’autre, qui a fait un beau mariage et vit sur les hauteurs de Québec, l’obstine, dans son parler pointu, qui rrroule ses r :

— On doit dirrre « l’heurrre mauve ». D’ailleurrrs, j’ai vu une toile d’Ozias Leduc qui s’appelle justement L’heurrre mauve. Un grrrand peintrrre comme lui ne peut pas se trrromper!

À Montfort, il n’est pas question de couleur. On dit plutôt «Entre chien et loup», mais le plus souvent dans sa version anglaise. 

Marie-Rose se sent légère… 

Un souvenir de Poitras la ramène à l’ordre. Une de ses tantes répétait à ses nièces, chaque fois que l’occasion se présentait — et elle se présentait souvent : 

— Méfiez-vous de la légèreté — elle prononçait « légareté ». On s’envole avec elle, mais on pique vite du nez. 

Laura, la sœur aînée de Marie-Rose, ne manquait jamais d’ajouter, sûre que sa tante ne l’entendait pas, car elle était sourde comme un pot :

— Ben, moi, je m’sens légère, pis j’pique pas du nez. J’vas peut-être rester vieille fille parce que j’aurai pas été assez sérieuse, mais, au moins, j’aurai eu du plaisir dans la vie. On est pas en carême à l’année longue!

Ses sœurs pouffaient de rire. Joséphine, leur mère, essayait de les calmer, mais en souriant elle aussi. 

À propos de Laura

Laura Poitras mourra célibataire à 98 ans, heureuse de la vie «légère » qu’elle a menée : une vie au service des autres, d’abord comme servante, puis comme gouvernante au presbytère du Cap-Saint-Ignace, où en plus du curé, il y avait six vicaires; ensuite comme gouvernante chez la famille Ouellet, à l’Anse, l’été, puis à Québec, pendant l’hiver. Elle a pratiquement élevé plusieurs enfants de cette grande famille, dont Alcide, le météorologue, qu’à une époque toute la province connaissait, et que Laura appelait encore son « p’tit Alcide ».

À Montfort, dans l’heure bleue ou mauve

Le souvenir de Laura semble donner des ailes à Marie-Rose. Pour la première fois de sa vie, elle envoie promener les bonnes sœurs et ses tantes. Elle a le droit d’être heureuse. Le bon Dieu n’a rien contre ça. Comme le père Maitreau, le supérieur de l’orphelinat de Montfort et le curé de la paroisse, lui a dit, un jour que l’ennui la menaçait de lui faire oublier son devoir d’état : 

— Méfiez-vous des idées noires, mademoiselle Poitras. Dieu est amour, vous savez. C’est saint Jean, dans son évangile, qui l’a écrit. Cela peut être d’un grand réconfort. Il y a déjà assez de souffrances dans nos vies, nous ne sommes pas obligés de nous en créer d’autres. 

Ce soir, que l’heure soit bleue ou mauve, Marie-Rose ne s’en soucie pas. Elle se sent heureuse. Si le mot ne lui faisait pas aussi peur, elle dirait qu’elle se sent «romantique».

Aussitôt rentrée dans son école, elle s’applique à préparer ses leçons du lendemain : catéchisme, français, calcul, etc. 

La faim la fait s’arrêter. Sa tante Amanda, la femme de son oncle Joseph-Edmond Poitras, qui était «corporente», comme on disait alors, enseignait la vertu — c’étaient ses mots — du bon manger. Une autre de ses tantes, Olympe de son prénom et femme d’Achille-Aimé Poitras, ne célébrait sûrement pas la même vertu que sa belle-sœur, car tout le monde s’entendait pour dire qu’elle «avait l’air d’une morte». Marie-Rose sourit à ce souvenir, en préparant son maigre souper.

Sa famille lui manque, mais il lui semble que, ce soir, la souvenance est moins lourde à porter. L’avenir s’annonce beau, lui semble-t-il. Elle n’ira pas jusqu’à dire «radieux», comme elle lit dans les romans. 

Elle se demande comment elle fera pour se rendre jusqu’à dimanche… Elle s’imagine la tête de Maxime quand elle lui apprendra la nouvelle. Quoique… elle ne peut pas lui reprocher d’être trop expressif. Mais peut-être que pour cette grande occasion…

Marie-Rose passe la soirée près du poêle de sa classe. Elle lit un roman que madame Savaria lui a prêté, en lui disant de ne pas s’en vanter aux pères monfortains de l’orphelinat, parce qu’il n’est pas recommandé, surtout, paraît-il, aux jeunes filles et aux femmes. Marie-Rose n’est pas trop sûre de bien agir, mais l’histoire est tellement belle qu’elle laisse ses scrupules de côté. Le roman s’appelle Le Rouge et le Noir, d’un auteur français, un certain Stendhal. Une belle histoire d’amour. Grande lectrice, Marie-Rose ne craindra pas d’oublier les «conseils» de l’Église, se fiant à sa propre conscience.

À propos des lectures de Marie-Rose…

Marie-Rose se permettra toujours des libertés dans ses lectures, mais pas dans celles de ses fils. Son aîné s’en souviendra, le jour où il découvrira qu’elle a découpé avec soin toutes les photos qu’elle jugeait offensantes dans son premier Playboy à vie. Quant à l’autre, parti tout jeune en communauté, ce sont les frères qui assureront son éducation. On lui interdira la lecture des Bob Morane, d’Henri Vernes, et du Bossu, de Paul Féval, que son cousin Léandre Rochon lui offrira. Par contre, à titre d’éducation sexuelle, on lui conseillera Toi qui deviens homme, d’un obscur prêtre timoré par la sexualité; La chaste adolescence, de Mgr Tihamer Thot, qui recommandait entre autres aux jeunes garçons de ne pas mettre les mains dans leurs poches, et quelques autres livres sur les amitiés particulières, dangers de tous les dangers de perdre son âme.

Plusieurs années plus tard, à la fin des années 1940, Marie-Rose apostrophera le curé de Mont-Rolland, lors de sa visite de paroisse, au sujet du livre La mère canadienne et son enfant, que le gouvernement canadien, protestant et honni du clergé catholique, donnait aux mères qui venaient d’accoucher. À son premier, elle s’était débrouillée seule avec l’aide merveilleuse de Léondina, sa belle-mère. Mais, pour le deuxième qu’elle avait réchappé, elle trouvait d’excellents conseils sur l’éducation des enfants dans ce livre reçu à l’hôpital Notre-Dame après sa césarienne. Le curé de Mont-Rolland lui fera remarquer : 

— Madame Guénette, vous n’êtes pas sans savoir que ce livre a été écrit par des protestants, et que les évêques du Québec recommandent aux mères de s’abstenir de le consulter.

Marie-Rose lui répondra du tac au tac : 

— Qu’est-ce que les évêques, du Québec ou d’ailleurs, connaissent dans l’éducation des enfants, voulez-vous ben me dire ? Marc, donne la dîme au curé; on va dire que la visite s’arrête là.

Sur ces paroles invitantes, elles tournera les talons et se rendra justement auprès de son deuxième fils qui braille à s’en fendre l’âme. Tout en le consolant, elle se rend compte qu’elle vient d’agir en vraie Poitras, et elle n’est pas trop sûre de le regretter.

Maxime, tout blanc derrière son tan de travailleur au grand air, donnera d’une main tremblante les 5 ou 10 $ de la dîme au curé, qui trouvera lui-même et très vite la sortie.

Le dimanche suivant, comme par hasard, le curé parlera des mauvaises lectures. Il en viendra même à dire que le journal Le Devoir avait été fondé par un «communiste», ce qui suscitera un certain remous dans l’assemblée, à cause du mot exécré entre tous. Il faut bien avouer qu’à cette époque, les gens de ce petit village avaient bien d’autres soucis que ceux que pouvait leur procurer la lecture, quelle qu’elle soit. On ne sait pas si le curé était au courant que les frères Maristes du collège lisaient non seulement L’Action catholique, mais aussi Le Devoir

Après cette longue digression, revenons à Montfort

Plus tard, dans la soirée, après s’être couchée et avoir récité sa prière du soir en dessous des catalognes de lit que sa mère et ses belles-sœurs ont tissées — il faisait trop froid pour s’agenouiller sur le sol en bois —, une idée traverse à la vitesse de l’éclair l’esprit ensomeillé de Marie-Rose. Et la voilà qui se relève, met ses bas de laine et ses pantoufles et retourne du côté de l’école. Elle cherche dans un des tiroirs de son pupitre, sort du beau papier à lettre et sa plume. Elle s’applique, car l’instant est solennel. 

De sa belle main d’écriture, multipliant les plis et les déliés, elle écrit : 

Montfort, le 24 janvier 1932,

M. Adolphe Bélanger,

Secrétaire de la commission scolaire de Morin-Heights,

Cher Monsieur

Marie-Rose s’est soudain rappelé les mots de sa future belle-mère, au dîner des Rois : Pourquoi ne viendriez-vous pas enseigner à Morin ? Vous seriez proche de Maxime. Vous seriez mieux payée — ce ne sera pas difficile — et votre école, chauffée. 

Le sommeil de Maxime au même moment

Pour la première fois de sa vie, Maxime dort mal. Il ressent un petit tiraillement au niveau de l’estomac. Il est certain d’une chose cependant, il n’ira pas se préparer de l’eau et du soda — c’est le nom que sa mère donne au bicarbonate de soude —, car il ne s’agit pas de sa digestion. À bien y penser, c’est plutôt dans sa tête et dans la région du coeur que ça a l’air de se passer…

À propos de l’amour

Un siècle plus tard, plus ou moins disons, une chanteuse fera un grand sucès avec une chanson qui s’intitulera : Il y a de l’amour dans l’air!

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Chapitre 3

Les Rois chez les Guénette 

Avertissement

Ce chapitre est un mélange — heureux, souhaitons-le — de faits réels et de fictions au plus près de la vérité.

*

Marie-Rose est coquette, mais, en ce froid matin de janvier, sa nervosité l’emporte sur sa coquetterie. En revenant de la messe à l’orphelinat des pères montfortains, elle est entrée dans la petite chambre qui lui est réservée dans son école. Comme Maxime vient la chercher pour le dîner des Rois dans sa famille à Morin-Heights, elle veut être à son avantage et faire bonne impression. Elle étrenne une robe et un chapeau, que son amie madame Savaria lui a confectionnés. Elle a choisi le modèle du chapeau dans une revue de mode.

*

Sœur Saint-Jean-Népomucène lui a souvent reproché sa coquetterie quand elle étudiait au couvent des Sœurs de la Charité, à Cap-Saint-Ignace. Comme elle trouvait l’uniforme trop… uniforme, elle aimait parfois y ajouter un petit quelque chose, une pacotille qui, à ses yeux, égayait un peu son apparence. Tout le contraire de l’humilité que l’on enseignait alors aux jeunes filles : tenue sévère, yeux baissés, poignée de main mollassonne, etc.

Il arriva même qu’un jour, Marie-Rose plaçât une fleur dans ses cheveux. Scandale ! On la réprimanda devant toutes les filles du couvent, et son père en fut informé. Le retour à la maison, ce vendredi soir de 1923, fut très silencieux. En bon Poitras, Joseph-Édouard avait la réputation d’être très sévère. C’est du moins ce que disait la famille de sa femme, Joséphine. Il paraît qu’on ne l’avait pas surnommé « Blacky » pour rien.

*

Le miroir n’est pas très grand. Marie-Rose se voit en morceaux. Pas de vue d’ensemble. Mortifiant pour la coquetterie. 

Il fait assez froid pour porter le manteau de fourrure que sa sœur Cécile lui a envoyé des États, où elle vit avec son mari Fernand Lamarre depuis son mariage en 1929. Cécile a envoyé le manteau à Marie-Rose quand elle a appris que sa jeune sœur enseignait au bout du monde, au nord de Montréal, « dans un trou perdu où il doit faire des températures comme on en connaît rarement, même pas à L’Anse-à-Gilles au bord du fleuve ». C’est ce qu’elle a écrit dans le mot qui accompagnait le manteau de fourrure.

En même temps, Marie-Rose ne veut pas « trop » s’avantager. Toute la famille de Maxime sera au dîner des Rois, c’est la première fois qu’elle y sera au grand complet. Surtout que… ce n’est peut-être qu’une impression, mais elle sent que quelque chose se prépare… Un pressentiment. Chez les Poitras, le pressentiment est très porté. On le ressent très fort. On l’examine sous toutes ses coutures. Et l’on finit par y croire. Si l’on le sent heureux, ça va, mais si au contraire… On y pense tout le temps et l’on se fait du sang de punaise.

*

Maxime ne parle pas beaucoup; c’est même là un euphémisme — un mot qu’elle ne devra pas prononcer de peur de passer pour « une péteuse », comme Gabrielle, la sœur de Maxime, lui a dit un jour à propos d’une de ses cousines. En fait, Marie-Rose doit faire les frais de la conversation quand elle est avec Maxime. Il répond toujours poliment à ses questions, mais ne s’étend jamais sur un sujet… à part le bois, les moulins à scie, la belle ouvrage que son père lui a montrée dans sa boutique, où il fabrique portes et fenêtres.

Marie-Rose se souvient de sa première visite chez les Guénette. Maxime voulait la présenter à sa famille. La veille, elle avait mal dormi. Tout à coup… S’il fallait… 

Marie-Rose a l’anxiété facile. C’est de famille, comme les pressentiments. 

Pourtant, ce jour-là, à son retour à Montfort, en fin d’après-midi, elle a dit à Maxime : 

— Merci pour cette journée. Vous avez une belle famille, du moins ceux que j’ai rencontrés. Vous êtes neuf enfants, comme dans ma famille. Maman a perdu plusieurs bébés à la naissance.

— Moman aussi, a rétorqué Maxime. 

La conversation ne reprenant pas, Marie-Rose a posé sa main gantée sur le bras de Maxime et lui a dit :

— À dimanche prochain. 

Sans réfléchir, Maxime s’est approché d’elle et a déposé un petit baiser sur sa joue… Marie-Rose a regardé autour. Pourvu que personne n’ait vu la maîtresse d’école se faire embrasser ! Une affaire pour qu’elle perde sa place !

Elle descend rapidement de l’auto — celle du père de Maxime — et rentre dans son école. Maxime reprend la direction de Morin-Heights dans un nuage de poussière, en se demandant s’il n’est pas allé trop loin.

*

Bon ! Fini de ressasser les vieux souvenirs. Vieux… jusqu’à un certain point. Ça ne fait tout de même qu’un peu plus d’un an que Maxime et elle se fréquentent. Marie-Rose doit s’avouer qu’elle était moins sur son quant-à-soi, à L’Anse, avec Ti-Phonse Leriche, la fois que… Avant qu’elle descende du siège surélevé de la voiture à cheval de son cavalier, celui-ci lui avait donné deux becs sonores sur les joues. En mettant le pied à terre, elle avait aperçu son père sur la galerie, les bras croisés, qui la fixait. C’était la dernière fois qu’elle était sortie avec Ti-Phonse. Veto de son père qui veillait sur la vertu de ses filles. 

On cogne à la porte de l’école. Ça doit être Maxime. Elle ajuste une dernière fois son chapeau, prend son réticule et va ouvrir. C’est bien lui. Sa tenue confirme un peu plus le pressentiment qui habite Marie-Rose. En effet, sous son pardessus d’hiver, Maxime porte un complet, une chemise blanche et une cravate. On a beau être le jour des Rois… Est-ce qu’il y aurait une occasion spéciale ?

*

Marie-Rose est accueillie par Philias, le père de Maxime, un homme qu’elle a appris à estimer. Pendant que Léondina est aux fourneaux, c’est lui qui se charge de l’accueil avec Anne-Marie, la petite dernière. 

— Bonjour, mademoiselle Poitras. Entrez, dit Philias.

— Bonjour, monsieur Guénette, lui répond Marie-Rose. Bonjour, Anne-Marie. 

— Vous avez un beau manteau, lui dit la petite fille. 

— Merci.  

Elle remarque de plus en plus chez son Maxime — oui, ils en sont rendus là : Maxime l’appelle Rose, et ils ont laissé tomber le vouvoiement — une grande ressemblance avec son père. 

Son manteau et ses bottines enlevés, Marie-Rose se dirige vers la cuisine. Il convient qu’elle offre son aide à la préparation du repas. 

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider, madame Guénette ?

Léondina s’arrête un moment.

— Laissez faire, mademoiselle Poitras, j’ai toute l’aide qu’il me faut.

Flora, Simone et Gaby s’activent déjà autour de leur mère. 

— Allez rejoindre Maxime dans le salon. Gabrielle est là avec Léo; vous ne serez pas toute seule de femme.

Marie-Rose vit éloignée de ses parents depuis quelques années, malgré de courtes visites à L’Anse-à-Gilles, et Léondina est un peu, à ses yeux, comme une seconde mère. Elle a développé une grande affection à son égard. Une autre chose les réunit : elles sont toutes deux des « étrangères » dans le Nord; en effet, la famille de Léondina est montréalaise. 

Marie-Rose s’entend bien avec Gaby, la sœur de Maxime. (On l’appelle « Gaby » pour la différencier de Gabrielle Léonard, la fiancée de Léo. Un peu plus tard, certains appelleront cette dernière « Gaby à Léo ».) Les deux femmes ont développé une belle amitié. Maxime et Marie-Rose, Gaby et son chevalier servant du moment ont souvent fait des sorties à quatre. Marie-Rose connaît moins Flora et Simone, mariées toutes les deux et déjà mamans. Elle les a rencontrées quelques fois, mais sans vraiment jaser avec elle. Gaby lui a dit que Flore avait fait un beau mariage d’amour avec son Hector « Ti-Lec » Chartier, un cultivateur de Saint-Sauveur. 

En se rendant au salon, Marie-Rose entend la petite voix aiguë d’Anne-Marie — elle comprend pourquoi Maxime la surnomme « Ti-Pit ». Elle s’approche. La petite a mis son manteau de fourrure sur ses épaules et elle parade… Elle s’arrête subitement en la voyant et replace le manteau sur le lit de ses parents. 

— Je montrais votre beau manteau à Marielle. C’est la fille de ma sœur Flore. Allez-vous me chicaner ? 

Marie-Rose sourit et rassure la petite : 

— Non, non, ne t’en fais pas. C’est un cadeau de ma sœur qui vit aux États. 

— Est fine pis est riche, votre sœur. 

Marie-Rose laisse les deux petites et se dirige vers le salon. 

*

Celui-ci est passablement enfumé. Marie-Rose rejoint Maxime, qui lui fait une place à ses côtés. À part Léo et Gabrielle — une jeune femme d’une beauté extraordinaire — tout le monde fume. Même Fernand, le plus jeune des garçons qui doit avoir à peine dix ou onze ans. Et tout le monde a un verre à la main, à l’exception encore de Léo, de Gabrielle… et de Fernand, que son père considère comme trop jeune pour prendre de la boisson, même aux fêtes. Hervé et René, en habits du dimanche, partagent un petit banc. Ils ont laissé leur place sur le divan et les fauteuils à leurs beaux-frères Hector Chartier et Lucien Rochon, le mari de Simone. 

La conversation — faut-il s’en étonner — tourne autour des moulins à scie, du bois de chauffage et des portes et châssis. À un moment, monsieur Guénette demande à Marie-Rose : 

— En avez-vous, par chez vous, des moulins à scie ?

Un peu surprise par la question, elle répond : 

— Pas à L’Anse-à-Gilles ou au Cap-Saint-Ignace, mais plus loin dans les terres, il y en a. On a aussi des moulins où les cultivateurs font moudre leur grain. 

Sur ces mots, la conversation tombe à plat. Monsieur Guénette a voulu être poli en posant cette question à Marie-Rose. 

Gabrielle lui dit : 

— J’ai jamais été à Québec, et encore moins plus bas. Y paraît que c’est ben beau. Les terres sont à perte de vue. 

Marie-Rose sent monter en elle le mal du pays en même temps qu’un grand désir d’en parler. 

— Vous pouvez pas savoir comme le fleuve me manque ! Chez nous, la maison est sur un button qui nous fait voir loin comme ça se peut pas. La terre de mon père part du fleuve jusqu’à perte de vue derrière la maison…

Elle s’arrête, perdue dans ses pensées, les yeux un peu humides.

Les conversations reprennent. René remplit les verres :

— Du fort ou de la bière ?

— Je r’prendrais ben une goutte fort, dit Maxime, qui, chose étonnante parle d’abondance avec ses deux beaux-frères. Puis, il interpelle Léo :

— Te souviens-tu d’la fois qu’on est passés au bout du pont et qu’on s’est retrouvés dans le creek— il prononce « cric » — avec notre bazou ? On r’venait de chez vous, Gabrielle. Pourtant, on avait pas bu tant que ça !

— Parle pour toi, Maxime. Moi, j’bois pas, lui rétorque Léo. 

Un doute — petit, mais tout de même — s’insinue dans l’esprit de Marie-Rose : est-ce que Maxime serait amateur de boisson ? (Le doute chez les Poitras est aussi porté que le pressentiment ou l’anxiété.) Depuis qu’ils se fréquentent, elle ne l’a pourtant jamais vu boire… Peut-être un verre de bière, mais pas plus. Même lors de leurs sorties avec Gaby et son cavalier, elle ne souvient pas d’avoir vu Maxime… « chaud », comme ça semble être le cas maintenant. Il parle, il rit. Et il a les joues pas mal rouges !

Fernand veut absolument raconter une histoire. On l’écoute. Au fur et à mesure qu’il avance dans son récit, qui n’est pas bien méchant bien qu’il contienne un sacre ou deux, monsieur Guénette se rembrunit :

— Fernand !

Son fils s’arrête net dans son histoire et baisse les yeux, un peu rouge, et surtout humilié. René se moque de lui. Quant à Hervé, il partage l’opinion de son père. 

Le silence qui suit est rompu par Léondina qui se présente dans la porte du salon : 

— À table, tout le monde. C’est prêt.

*

Ce soir-là, en se mettant au lit dans ses draps froids — l’école n’a pas été chauffée de la journée — Marie-Rose repense au dîner. Elle en a oublié de grands bouts. La nourriture était bonne et abondante. Madame Guénette a cuisiné à merveille et elle a bien formé ses filles. Mais autant de monde qui parlait en même temps l’a étourdie. Les enfants qui jouaient… Les bébés qui pleuraient…

Il y a cependant un moment du repas qu’elle ne risque pas d’oublier…

*

Au dessert, Simone dépose devant sa mère un magnifique gâteau. La tradition — européenne — de la galette des Rois ne s’est pas encore rendue dans les Laurentides. Il est à parier que celle du plum-pudding est cependant bien installée chez les nombreux anglophones, surtout Irlandais et Écossais, du Nord. Marie-Rose y a goûté chez ses amies irlandaises de Montfort. Elle a été polie, mais pas au point d’en reprendre… 

Madame Guénette coupe une généreuse portion de gâteau qu’elle offre à Marie-Rose. Celle-ci ne comprend pas pourquoi elle n’a pas d’abord servi son mari, le « maître » de la maison, comme ont dû l’appeler les guignoleux, au jour de l’An. Son pressentiment la reprend… Elle regarde autour d’elle. 

René pousse Hervé du coude… 

Fernand et Anne-Marie se regardent en souriant… 

Quand tout le monde est servi, chacun et chacune attaquent sa portion de gâteau. Se rendant compte que Marielle et Anne-Marie semblent déçues du tout petit morceau que leur mère leur a servi, Marie-Rose, par gentillesse, leur propose de partager sa portion qu’elle juge trop généreuse. Elle n’a pas la dent sucrée. Tout le contraire de Maxime qui dévore littéralement son morceau de gâteau.

— Mademoiselle Poitras, pas de passe-droit ! 

C’est madame Guénette qui a parlé.

Les petites baissent le nez vers leur assiette et leur maigre portion. 

Dès la première bouchée, Marie-Rose est conquise. Une pure merveille, pense-t-elle. Même Joséphine, sa mère, n’a jamais fait un aussi bon gâteau. Elle prend une deuxième bouchée, puis… Elle porte la main à sa bouche… 

— C’est vous qui avez la bine, mademoiselle Poitras ! dit Anne-Marie, qui a déjà oublié sa déception. Vous êtes la reine !

Marie-Rose rougit, car l’attention de tous les convives se porte soudain sur elle. Mais elle n’est pas au bout de ses surprises. 

En effet, monsieur Guénette se lève, l’air sérieux. Toutes les têtes tournent dans sa direction, au grand soulagement de Marie-Rose… 

— Mademoiselle Poitras, dit-il, Maxime aimerait ben ça se marier avec vous. 

Tous les regards se tournent à nouveau vers Marie-Rose, qui a brusquement tourné à l’écarlate et arrêté de respirer. 

Monsieur Guénette reprend : 

— Comme votre père est ben loin d’icitte et que je peux pas y parler, je vous demande votre main pour mon Maxime.

Marie-Rose sent que, si elle ne bouge pas au plus vite, elle risque de se transformer en statue de sel, comme elle ne sait plus qui; elle avait pourtant eu de bonnes notes en histoire sainte. Elle regarde vers Maxime, qui sourit en attendant sa réponse.

Reprenant son souffle, elle finit par dire : 

— Oui, j’accepte. 

On applaudit. Maxime se lève et amorce un rapprochement…

— Mais j’aimerais bien écrire à mes parents pour les prévenir, ajoute Marie-Rose.

Maxime se rassoit.

— Franchement, Marie-Rose, t’as 24 ans. La Sainte-Catherine te guette… T’as pas à demander la permission à ton père pour te fiancer. 

Gaby connaît assez bien sa future belle-sœur. Ses paroles détendent l’atmosphère. 

— C’est beau de votre part, mademoiselle Poitras, de respecter vos parents, dit Philias. 

Gaby revient à la charge : 

— Vous êtes fiancés ! Un bec ! Un bec !

Anne-Marie et Marielle reprennent en chœur : 

— Un bec ! Un bec !

Maxime se lève. Marie-Rose aussi. Ils échangent un petit baiser sur la bouche.

On les applaudit à nouveau. 

— Maintenant que vous faites partie de la famille, dit madame Guénette, est-ce que je peux vous appeler Marie-Rose.

— C’est sûr. Tout le monde peut m’appeler Marie-Rose. 

Puis les conversations reprennent comme si rien de spécial ne s’était passé. Seules Anne-Marie et Marielle regardent Marie-Rose en souriant.

Après… 

*

Marie-Rose se souvient que madame Guénette — elle n’osera jamais l’appeler Léondina, ça ne se fait pas — n’a pas voulu qu’elle participe à la corvée de la vaisselle. 

— Vous allez en faire pas mal quand vous serez mariée et que vous aurez des enfants. Reposez-vous en attendant.

Ensuite… 

Elle n’a aucun souvenir du voyage de retour à Montfort, à part l’autre petit baiser échangé avec Maxime avant qu’elle descende de l’auto.  

Après avoir mis une bûche dans le poêle à bois, Marie-Rose s’assoit à son pupitre de maîtresse d’école et écrit à ses parents. Elle espère que sa mère lira sa lettre avant son père. Elle arrondira les coins…

*

C’est que Joseph-Édouard, son père, a parfois « la mèche courte », surtout quand il a ses maux de tête. Il lui arrive même de se rendre dans la grange pour crier tout son saoul quand il a trop mal. À son retour à la maison, tout le monde file doux. Il entre dans sa chambre. Joséphine le rejoint avec des cataplasmes de tranches de patates. Les filles et les tantes qui habitent avec la famille se concentrent sur leur broderie ou sur leur tricot. On entendrait une mouche voler. Quant aux deux vieux oncles, ils n’ont pas à se servir de leur cornet pour suivre les conversations puisque personne ne parle.

*

Elle ne sait pas si elle doit vraiment parler de ses « fiançailles », alors que Maxime ne lui a pas offert de bague en signe d’engagement. Elle se dit que ça viendra peut-être plus tard…

La fatigue la gagne… Elle terminera sa lettre demain avant que ses élèves arrivent à l’école.

Elle n’a pas faim. Elle a trop mangé, le midi. Elle avait senti que quelque chose se passerait ce jour-là. Son pressentiment s’était avéré.

*

Elle éteint sa lampe à l’huile. Mais le sommeil tarde. Elle est fiancée ! Du moins ça en a tout l’air. 

Brusquement, un autre souvenir refait surface. Elle était sur le point de partir quand madame Guénette lui a dit que la maîtresse d’école de Morin-Heights se mariait l’été suivant.

— Pourquoi vous feriez pas application, Marie-Rose ? Ça vous rapprocherait de Maxime, et de nous autres aussi. Je suis certaine que c’est mieux payé qu’à Monfort. C’est plus confortable aussi; l’hiver, quelqu’un s’occupe de chauffer l’école, et vous n’avez pas à fendre votre bois. Vous pourriez rester chez ma belle-sœur Manda.

Marie-Rose ne sait pas encore que, pour le meilleur et pour le pire, Manda sera très présente dans sa vie. Mais n’anticipons pas. 

Elle remonte la catalogne jusque sous son menton. Sa respiration se fait plus lente. Elle s’endort.

Le lendemain matin, il fait une tempête à ne pas voir le voisin… Aucun élève ne se présente à l’école. Marie-Rose aura tout le loisir de ressasser les souvenirs de la veille. 

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Chapitre 2

Un dimanche à Montfort

Marie-Rose et Maxime se sont revus d’abord une fois de temps en temps, puis une peu plus souvent. Maxime a demandé à Marie-Rose s’il pouvait monter, le dimanche, de Morin-Heights. Elle a acquiescé. Elle lui a cependant signifié qu’elle ne pouvait pas le recevoir à l’école. Qu’est-ce que les gens diraient si la maîtresse recevait un homme, seule, dans son école ? Cela ferait scandale et elle perdrait son poste. 

Leur relation, du moins à ses yeux à elle, semble devenir sérieuse — Maxime ne parle pas beaucoup et surtout pas de ses sentiments. Elle a décidé de passer l’été à Montfort au lieu de retourner à L’Anse-à-Gilles, comme elle le faisait d’habitude. Elle s’ennuie certes de ses parents, de ses frères et sœurs; elle s’ennuie du fleuve et de la terre à perte de vue. Mais quelque chose lui dit qu’elle fait mieux de rester dans le Nord. Elle n’ose se l’avouer, mais il y a du romantisme dans l’air. 

Elle a écrit à sa mère, Joséphine, et lui a même avoué qu’elle était courtisée par un garçon de Morin-Heights rencontré sur la voie ferrée en se rendant faire ses Pâques. Excellent présage, croit-elle. Est-ce que Joséphine a parlé de ce « détail » à Joseph-Édouard, son mari ? Marie-Rose en doute. Dans un passé encore récent, apprenant cette nouvelle, il aurait été capable de monter la chercher à Montfort et de la ramener à L’Anse, même si elle a la vingtaine avancée…

Aparté familial

Joseph Blacky Poitras ne plaisante pas avec les cavaliers de ses filles. Quand Édouard Laurent, un cousin germain de Marie-Rose, lui a demandé la permission de sortir avec elle, il a essuyé un refus catégorique et sans appel. 

Ce cousin, journaliste à L’Action catholique, épousera plus tard Jeanne Morency, une autre de ses cousines. Le couple aura bénéficié d’une permission spéciale de l’évêque de Québec… Après tout, Édouard était apparenté par sa mère à Gérard Raymond, un séminariste mort en odeur de sainteté. 

Des années plus tard, sa famille grandissant, Édouard Laurent quittera le journalisme, pas très payant, pour devenir le secrétaire du ministre Onésime Gagnon dans le cabinet de Maurice Duplessis, et ce, pendant presque tout le « règne » de ce dernier.

Fin de l’aparté

Durant l’été, Marie-Rose fait des ménages chez quelques dames irlandaises de Montfort. En plus de lui rapporter quelques sous — elle ne reçoit pas de salaire durant les mois de congé —, elle en profitera pour apprendre l’anglais. Ces dames sont gentilles avec elle. Elles lui enseignent la bonne façon de préparer le thé et l’invitent à cesser ses travaux ménagers le temps de le partager avec elle. À la fin de cet été-là, l’anglais de Marie-Rose s’est de beaucoup amélioré, mais ses mains sont calleuses et desséchées. Jusqu’à la fin de sa longue vie, Marie-Rose parlera anglais avec l’accent irlandais. 

Un dimanche, donc, Marie-Rose voit Maxime arriver dans un étrange engin qui ne ressemble ni à une voiture ni à un camion. Son frère Léo et lui se font parfois mécaniciens, apprendra-t-elle. Ils assemblent des pièces éparses de divers véhicules abandonnés et les font tenir ensemble… on ne sait trop comment. 

Une autre histoire d’engins à moteur

On apprendra quelques mois avant son décès que Maxime servait de chaperon à son frère Léo quand il fréquentait sa promise à Saint-Sauveur. La belle Gabrielle Léonard aurait donc eu droit, elle aussi, à des promenades dans cet engin à moteur. Maxime, à ce qu’il paraît, s’installait sur le siège (?) arrière avec Léone, la sœur de Gabrielle. Deux chaperons valent mieux qu’un… surtout que Marc n’était pas insensible aux charmes de Léone… 

Retour à Montfort

Marie-Rose ne parvient pas à cacher son étonnement… et surtout son hésitation à monter dans l’engin pour « aller faire une tour de machine », comme Maxime l’y invite. Le siège passager ne semble pas des plus propres. Sa robe est jaune pâle… Elle s’assure que son chapeau ne s’envolera pas et s’assoit à côté de Maxime, qui semble tout fier de promener sa cavalière. 

Quand ils passent devant la maison des O’Connor, Marie-Rose ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil, question de vérifier si Ernest, son ex-fiancé, ne la verrait pas… La redoutable madame O’Connor mère, qui se berce sur sa galerie, sursaute. Est-ce le fait de voir Marie-Rose ou l’étrange bolide que conduit son cavalier ? Elle a entendu parler du fait que la maîtresse d’école aurait vite remplacé son fils dans son esprit et son cœur. Elle n’est pas étonnée. À quoi en effet peut-on s’attendre de ces étrangères qui viennent d’on ne sait où et qui ne parlent même pas anglais ?

À un moment, Marie-Rose demande à Maxime de ralentir, si la chose est possible, elle voudrait dire quelques mots à madame Savaria. L’engin s’arrête dans un nuage de poussière. Celle-ci retombée, Marie-Rose présente Maxime à son amie. Même si sa « voiture » est quelque peu hors-norme, Marie-Rose éprouve un sentiment de fierté, « un petit velours », bien contente d’avoir un cavalier. Les deux amies bavardent quelques instants, puis Marie-Rose et Maxime reprennent la route.

Maxime parle — il crie, en fait, car l’engin n’a pas de toit — de lui faire découvrir la région : Lost River, Laurel, le Lac-des-Seize-Îles, le lac Écho et bien d’autres endroits. Il les connaît tous, soit qu’il y ait livré du bois de chauffage chez des clients de son père, soit qu’il ait parcouru ces routes forestières avec son frère Léo.  

C’est justement en plein bois que la promenade du dimanche risque de se terminer quand le véhicule de Maxime s’arrête au pied d’une côte. Il refuse d’aller plus loin, comme le vieux cheval d’Ernest O’Connor faisait parfois, pense Marie-Rose. Elle se garde bien de partager sa comparaison avec Maxime qui, tout en gardant son calme, essaie de redémarrer la voiture. Il crinque et crinque. « Motte ! s’exclame-t-il. » 

À propos de cette expression

Toute sa vie, Maxime l’utilisera sans que personne ne sache d’où elle venait. On comprendra qu’elle exprimait un échec, un refus, une paresse même.

Un samedi matin qu’il criera à son fils Raymond de se lever pour venir travailler au moulin et que celui-ci ne lui répondra pas, il dira : « Motte ! Un vrai paresseux ! »

Retour dans la forêt près de Montfort 

Marie-Rose s’inquiète de la suite de la promenade… Devront-ils revenir à pied jusqu’à Montfort ? Ses souliers fins ne résisteront pas aux cailloux de la route — ou du moins ce qui semble en être une. 

Dieu, ou le hasard, fait bien les choses : à force de le crinquer à la sueur de son front et de ses bras vigoureux — Maxime est un petit format, mais solide —, le véhicule repart. Ce qui s’annonçait désastreux se termine finalement bien. Maxime retraverse le village en direction de l’école, où il dépose Marie-Rose, contente de se retrouver chez elle. 

Elle s’apprête à descendre de ce qu’elle ne considère toujours pas comme une voiture, mais Maxime l’arrête en lui touchant délicatement le bras. 

— Voudriez-vous venir dîner dimanche prochain ? Moman m’a dit de vous le demander. Je monterais vous chercher après la messe…

Une première invitation officielle… Marie-Rose est contente… mais une jeune (?) fille de bonne famille ne doit pas trop le manifester. C’est ce qu’on lui a appris au couvent dans les cours de bienséance. Elle fait donc semblant d’hésiter… 

Elle a déjà rencontré les parents de Maxime, sa sœur Gabrielle, avec qui elle se sent particulièrement à son aise, et l’un ou l’autre de ses frères. Mais ce sera son premier repas dans la famille Guénette.  

— Oui, avec plaisir, s’entend-elle répondre à la demande de Maxime.

Celui-ci repart vers Morin-Heights dans un autre nuage de poussière, et Marie-Rose entre dans son école. Elle se dit que son intuition était bonne : quelque chose de sérieux se prépare, quelque chose qui changera peut-être sa vie. 

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Des histoires de ma famille

Chapitre 1

Semaine sainte 1930, un début d’après-midi

Maxime marche sur la voie ferrée, « sur la track » comme on disait alors, en direction de l’orphelinat de Montfort. Ce matin-là, Léondina, sa mère, ne lui a pas laissé le choix : elle lui a ordonné d’aller faire ses Pâques. Elle n’est pas du genre autoritaire, loin de là. Mais quand il s’agit de religion… Même si Maxime est majeur — il a vingt et un ans —, il obéit.

Maxime à 21 ans.

Pourquoi, au lieu de descendre à Saint-Sauveur, Maxime décide-t-il de monter à Montfort, à la chapelle de l’orphelinat ? Le destin ? Le hasard ? Un plan de la Providence ? On ne le saura jamais. 

Parole de quêteux

Comme c’était la coutume à cette époque, Philias et Léondina accueillaient un quêteux dans leur maison, lors de sa tournée annuelle. Celui qui se présenta au printemps 1909 décréta que le prénom qu’on avait donné au petit dernier n’allait pas. « Marc, déclara-t-il, c’est ben qu’tropcourt. » Sur-le-champ, il le rebaptisa « Maxime ». Et le prénom lui resta. 

Retour « sur la track »

En ce même début d’après-midi, Marie-Rose se dirige vers la chapelle de l’orphelinat de Montfort pour y faire ses dévotions de la Semaine sainte. Afin de raccourcir le trajet, elle a pris l’habitude d’emprunter la voie ferrée pour s’y rendre. 

Marie-Rose est la maîtresse d’école de Montfort. Voilà déjà deux ans qu’elle est partie de L’Anse-à-Gilles, au bord du fleuve « à perte de vue » où elle est née, pour se retrouver « en plein bois » d’épinettes noires et de mouches, noires elles aussi. Mais elle doit gagner sa vie.

École no2 Montfort 1928

Elle connaît heureusement quelques montfortains, dont le père Métreau. Il lui arrive d’aller jaser avec lui quand elle se sent trop seule. Elle s’est fait quelques amies irlandaises au village, mais elles ne parlent pas français. Leur fréquentation pour le thé du samedi fera en sorte que Marie-Rose parlera anglais avec l’accent irlandais jusqu’à la fin de sa vie. Une exception, madame Savaria, une Montréalaise qui « montait » souvent à sa maison de Montfort, même l’hiver. Leur amitié durera jusqu’à la mort de la très vieille dame dans les années 1960.

Marie-Rose avec ses élèves. 1928.

Malentendu

Pendant qu’elle marche en direction de l’orphelinat, Marie-Rose a encore le cœur un peu gros. L’automne précédent, elle a mis fin à ses fiançailles avec Ernest O’Connor, un cultivateur irlandais de Montfort, bel homme, mais un peu porté sur la « boisson ». Une malheureuse histoire de famille, comme il en existe des milliers. Madame O’Connor mère ne voyant pas d’un bon œil le mariage de son fils avec une Canadienne française avait fait disparaître, avec la complicité de sa fille, les lettres que Marie-Rose avait écrites à Ernest pendant ses vacances estivales à L’Anse-à-Gilles. Ne recevant aucune réponse d’Ernest, Marie-Rose y vit un désaveu de la part de son fiancé. 

À son retour à Montfort — après trois changements de train — quelques jours avant le début de l’année scolaire, Marie-Rose rendit sa bague de fiançailles à Ernest. Ils resteront amis, et ce n’est qu’à la mort de madame O’Connor que ce regrettable malentendu sera dissipé. 

(Ce que madame O’Connor ne savait pas encore, c’est que la remplaçante de Marie-Rose à l’école du village s’appellerait Simone Lamarre, une parente par alliance de Marie-Rose, et qu’elle marierait son Ernest quelques années plus tard.)

Ernest O’Connor à l’époque de ses fiançailles avec Marie-Rose.

Retour « sur la track »

Maxime et Marie-Rose, donc, marchent tous les deux sur la voie ferrée en direction de la chapelle de l’orphelinat. Ils se croisent, se dépassent, pour finalement se rejoindre… et se parler. Maxime salue poliment Marie-Rose et se présente :

— Je m’appelle Maxime Guénette. Je viens de Morin-Heights.

— Et moi, Marie-Rose Poitras. Je suis la maîtresse d’école de Montfort.

Maxime avale un peu de travers. Il est impressionné. Il a terminé ses études en troisième année; son institutrice était Jeanne Alarie. L’année précédente, il avait eu Marie-Anne Latour comme maîtresse. Des années plus tard, quand celle-ci devint sa voisine à Mont-Rolland, il lui rappela les claques qu’elle lui avait administrées. C’était une maîtresse femme à la « main généreuse » et au cœur d’or. 

Malgré tout, Maxime prend son courage à deux mains et demande à Marie-Rose : 

— Est-ce que je peux vous accompagner jusqu’à l’orphelinat ?

Marie-Rose accepte, non sans penser que la chose ne se fait peut-être pas. Elle vient à peine d’être accostée par un inconnu, et voilà qu’elle accepte de l’accompagner. Elle aurait pu, au moins, manifester une quelconque hésitation. 

Au cinéma, une musique accompagnerait leurs pas et leur rencontre serait soulignée par une sorte d’apothéose. En réalité, elle se fit dans le silence de la nature qui, en ce début de printemps, n’était pas encore sortie tout à fait de sa léthargie hivernale. Quelques moineaux peut-être… Les bruits, étouffés — il y a encore un peu de neige sur les ties de la track —, des bottines lacées de Marie-Rose… 

Un homme et une femme viennent de se rencontrer dans le majestueux décor des Laurentides. 

Ils se rendent tous les deux à la chapelle de l’orphelinat. Peut-être est-ce là une bénédiction ?

L’avenir — le faiseur de bonheur et de malheur — nous le dira.

Véridique, tout cela ?

Marc — il retrouva son vrai prénom dans des circonstances fort embarrassantes — et Marie-Rose n’ont jamais raconté à leurs enfants les circonstances exactes de leur rencontre. 

Plus de soixante-dix ans plus tard, à une question qui lui fut posée, Marc répondit : — On s’est rencontrés su’a track entre Morin et Montfort.

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Des histoires de ma famille

Présentation

Jour de l’An 2004. Raymond me prend par surprise : il annonce à mes parents, au beau milieu du repas, que j’écrirai leur histoire et que je la publierai. Leur cadeau du Nouvel An ! Comme je travaille dans le milieu de l’édition, à ses yeux, c’est chose faite. Revenu de ma surprise, je me place un sourire de circonstance sur les lèvres. Je ne peux me désister.  

Mon père, qui n’a jamais tiré quelque orgueil de sa vie pourtant bien remplie – et qui, il faut bien le dire, a toujours trouvé que je n’avais rien fait de très utile de la mienne –, me demande :

— Tu vas-tu parler de mon moulin ?

Je lui réponds par l’affirmative. Il me remercie; il dit même à Rose : 

— Tu me liras notre histoire quand on sera au ciel.

Depuis sa retraite, il va à la messe tous les matins. Il ne peut donc qu’aller au ciel…

Ma mère le lui promet, à travers ses larmes de joie. Elle ajoute, me connaissant, et sachant que je peux avoir la dent aussi acérée que la sienne, dans ses bonnes journées : 

— Sois fin, par exemple. Il y a des choses que tu ferais mieux de pas conter…

Je la rassure, tout en pratiquant la restriction mentale, si chère aux Jésuites : On verra… Manda, la charmante tante de mon père, n’a qu’à bien se tenir, je ne serai pas tendre avec elle.

*****

Aussi curieux que cela puisse paraître, Raymond et moi pensions très peu au grand âge de nos parents – mon père avait alors 95 ans, et ma mère, 97 ans – et à leur fin prochaine. Nous les avions vus vieillir, année après année. Moi qui les voyais moins souvent que mon frère – il les visitait toutes les semaines –, je m’étais rendu compte qu’« ils en perdaient »… Malgré tout, cela faisait partie, pour ainsi dire, de l’ordre des choses.

*****

Mon père était connu dans Sainte-Adèle comme « le p’tit vieux qui marche tout l’temps ». Première promenade vers 5 h 30 après un solide petit déjeuner; arrêt à la boulangerie Le vieux four pour saluer monsieur Desjardins. Visite des stations-service qui ouvraient l’une après l’autre. Il connaissait tout le monde. 

Retour à la maison. Sieste dans son fauteuil. 

Nouveau départ, cette fois pour le chapelet et la messe, à l’église, qu’il appelait encore « de Sainte-Adèle-en-haut ». Retour en faisant des courses pour quelques voisines de son immeuble – Le Cantonnier, chemin Notre-Dame, juste en face de l’ancienne maison de repos des Dames de la Congrégation. 

Dîner. Sieste. 

Nouvelle sortie, été comme hiver, vers une autre destination – il aimait bien, par exemple, monter au Chantecler par un chemin qu’il connaissait, au nord de la 117, près de la rivière aux Mulets. Il disait bonjour aux chevaux dans leur écurie et continuait son chemin. Parfois seul, parfois avec Arthur Groulx, un ami d’enfance avec qui il avait « appris » à fumer à dix ans, parfois aussi avec monsieur Michaudville, grand marcheur lui aussi. 

Ma mère avait un cercle d’amies qu’elle retrouvait quelques fois par semaine et avec qui elle prenait le thé –ou le café, selon les personnes présentes – au restaurant John le Grec, l’ancien Sainte-Rose des années 1950 et 1960. Elle avait eu auparavant une période Au Petit Chaudron, mais, avec le temps, elle le trouvait un peu loin. À partir de 2001, ses sorties s’espacèrent. La petite côte à monter en partant du Cantonnier et le boulevard à traverser la fatiguaient. Quand Raymond les visitait – tous les mercredis à partir de sa retraite – la tradition était d’aller manger Chez Milot

Après le repas de la fête des Mères 2003, ma mère décida de ne plus sortir. Elle ne l’annonça pas officiellement, mais cela devint… le nouvel ordre des choses. 

Jour de la fête des Mères 2003. Dernière photo de famille.

Le 29 avril 2004, la vie de mes parents bascula. Je raconterai en temps et lieu leur triste fin. Eux qui avaient trimé dur au cours de leur longue vie, le système de santé en fit de « vieux numéros », pour qui il n’était pas utile de se presser : « À leur âge… », entendait-on répéter à satiété. 

*****

Il y a eu paresse de ma part dans le fait d’avoir autant tardé à raconter l’histoire de notre famille. Mais pas seulement. Les deuils ont freiné mon élan créateur. Ma mère s’éteignit le 20 août 2004, victime d’une embolie pulmonaire, qui aurait pu être évitée si l’hôpital avait suivi les recommandations du médecin traitant. Mon père la rejoignit le 15 décembre 2005, après s’être battu contre une leucémie pernicieuse et galopante ainsi qu’une récidive d’un cancer de la peau. Alice, ma chatte bien-aimée, mourut le 18 janvier 2008, d’un cancer du rein. Et mon frère succomba à une embolie pulmonaire, après avoir lutté contre un cancer du rein, lui aussi, le 10 novembre 2009.

Il n’y a rien de simple à raconter l’histoire de sa famille. Le point de vue ne peut être que le mien. Bien sûr, je connais de grandes parties de l’existence de mes parents parce qu’ils me les ont contées. Mais tout cela a été pour ainsi dire « revu et corrigé » par mon imagination, que j’ai toujours eue fort fertile. Voilà pourquoi le titre : Des histoires de ma famille, celles que l’on m’a racontées et celles que j’ai vécues.

Raymond et moi avions huit ans et demi de différence d’âge. J’ai de vagues souvenirs de l’époque où il fréquentait le collège de Mont-Rolland et, qu’à son retour, il enfilait ses overalls pour aider mon père au moulin à scie. Quand j’ai enfin eu l’âge de raison… ou presque, il est parti étudier au collège Laval, à Saint-Vincent-de-Paul. J’ai certains souvenirs de nos visites dominicales; l’une d’elles, entre autres, avait été précédée d’une véritable tragédie. Après le collège Laval, il a quitté Mont-Rolland pour habiter, en chambre, chez la mère d’un confrère de Laval, Roger Thuot, au 10185 rue Saint-Firmin, dans Ahuntsic. Le jour, il travaillait dans un bureau de comptables agréés – Galarneau et Associés, boulevard Saint-Joseph – et, le soir, direction, en p’tits chars, les Hautes études commerciales – à l’actuel square Viger, après un souper rapide chez Da Giovanni à 0,99 $. Je le voyais les fins de semaine quand il montait à Mont-Rolland par le train. 

Et ce fut à mon tour de quitter le foyer familial pour le juvénat Notre-Dame à Iberville, le 30 août 1959. Je raconterai plus loin les bouleversements que mon « entrée en religion », comme on disait alors, a provoqués chez moi et dans ma famille. Je me suis retrouvé coupé non seulement du monde, mais de mon monde. Ma mère était, comme elle le disait, une « ennuyeuse ».

Les quatre premières années – à Iberville et à Saint-Vincent-de-Paul –, je voyais mes parents tous les deux mois sauf l’avent et le carême, et pendant de courtes vacances à Noël (26 décembre au 5 janvier) et à l’été (20 juin au 10 août). De ces brefs retours à la maison, je garde surtout des souvenirs joyeux, même si ma famille vivait de grands changements. En effet, le « progrès » avait rejoint le rang où nous habitions et, passage de l’autoroute oblige, mon père avait perdu son commerce et son gagne-pain. On n’avait pas touché au moulin à scie, mais le barrage qui alimentait sa turbine avait été blasté, comme avait dit le responsable des travaux à mon père, et le tube ainsi que la cour à bois avaient disparu du même coup. Mon père était devenu journalier.

À partir du postulat – à Saint-Hyacinthe –, il était chaudement recommandé d’avoir le moins possible de visites. C’était le grand détachement. Je voyais mes parents – rarement mon frère qui trouvait non sans raison que je donnais dans la « pieuseté », ce qui n’était pas vraiment sa tasse de thé – quelques fois par année.  Et mon « cousin » Alain, qui venait parfois me visiter avec ses parents, pour se moquer de moi. Raymond filma tout de même, en 8 mm, ma prise d’habit, en 1964, et ma profession religieuse, en 1965. Ces vidéos existent toujours. Je les ai, à moins que le crash de mon ordinateur ne les ait fait disparaître. 

Si je m’étends sur cette période de ma vie et de celle de ma famille, c’est que ma sortie de communauté asséna un sérieux coup à mes parents, qui mirent des années à s’en remettre, surtout qu’ils devaient payer mes frais de scolarité à l’École normale Jacques Cartier ainsi que ma pension à Montréal. Leur joie d’avoir un fils religieux – idéal de beaucoup de famille à l’époque – s’éteignait. Ma mère pleura, mais accepta la situation. Mon père ne pleura pas, mais regretta tous les sacrifices qu’il avait faits. Jamais, ô grand jamais, le sujet ne fut abordé par la suite, à l’exception du voyage de l’été 1966, où ma mère, rusée, s’arrangea pour que j’annonce moi-même à la famille mon départ de la communauté. Cet été-là, je dus affronter grand-maman Poitras, grand-père Guénette, oncles, tantes, cousins et cousines et répondre à la question : « As-tu des longues vacances ? » par un : « J’ai quitté la communauté », suivi d’un long silence gêné. Évidemment, personne sauf mon frère, ne sut que j’avais fait un court séjour à l’Institut Albert Prévost, comme quoi la vie religieuse est loin d’être un jardin de roses. J’avais de vieux parents – ma mère avait 59 ans et mon père 57 ans –, mais je suis conscient qu’en cet été 1966 – celui de mes 18 ans – je les ai brusquement fait vieillir encore plus.

Je trouve malgré tout très délicat de raconter l’histoire de mes parents, celle de mon frère, et la mienne du même coup. J’ai profondément aimé mes parents, malgré les mésententes surtout avec mon père – je pense qu’il n’a jamais compris ce que j’étais venu faire dans sa famille. 

Quant à Raymond, nous étions deux opposés en tout, ou presque. Pourtant, si j’ai pu faire ce que j’ai voulu dans la vie – écriture et production théâtrale, écriture télévisuelle, écriture romanesque (incluant deux romans style Arlequin, je ne m’en excuse même pas; ils ont même connu un certain succès), conseiller et auteur de matériel pédagogique, etc.), c’est grâce à lui. Il m’a encouragé monétairement d’abord, puis de son inébranlable optimisme, me ramassant combien de fois à la petite cuillère après une mauvaise critique ou autres aléas du métier que j’avais choisi de pratiquer.

Raymond et moi avons veillé sur nos parents, particulièrement durant l’année et demie de leur fin de vie, comme s’ils étaient devenus nos enfants. Comme mon frère ne pouvait mettre les pieds dans un hôpital sans risquer de perdre connaissance – terreur du personnel infirmier à cause de son poids –, je m’en suis chargé tant pour mon père que pour ma mère. Raymond gérait le tout financièrement, de main de maître. Nous les visitions tout de même à l’hôpital et à la résidence de mon père – ma mère est décédée avant de pouvoir se reposer enfin dans sa belle chambre du Manoir Louisiane.

À quelques jours de son décès, mon père me prit le bras pour que je m’approche de sa bouche – il n’avait plus de force –, et me dit : « T’es un bon garçon ! ». Ce jour-là, je le confesse, je me suis effondré. J’avais pourtant 58 ans… J’étais redevenu le petit gars qui voulait faire plaisir à ses parents et, surtout, ne pas leur déplaire, comme il avait fait une grande partie de sa vie. Heureusement, mon amie Danielle me raccompagna chez moi et prit soin de ma peine toute la soirée et toute la nuit, avec ma chatte Alice qui se fit colleuse pour l’occasion.

*****

Voilà. Je suis le dernier vivant de la petite cellule familiale que Marc et Marie-Rose créèrent en se mariant, en 1933, à l’église de Saint-Sauveur-des-Monts. 

Elle se dissoudra dans l’espace-temps quand on déposera mes cendres dans notre emplacement du cimetière de cette même paroisse. 

Notre famille sera à nouveau réunie. Nous deviendrons des souvenirs pour quelques personnes… et seule la pierre tombale – et nos noms qui y sont gravés – sera garante de notre passage sur terre.

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28 juillet 2009

Décès de Claude Laferrière. Un choc terrible. Je le savais reclus, depuis qu’il était à la retraite. Mais je ne le savais pas malade.

Il y a un passé entre Claude et moi. Nous nous sommes connus en 1969. Il était adjoint aux émissions jeunesse de Radio-Canada. J’y suis allé pour signer un contrat. Nous avons jasé. Clic! Nous sommes devenus des amis.

J’ai enseigné à ses comédiens du Théâtre de la Rampe. Grâce à lui, ma première série télévisée a été accueillie avec enthousiasme (il a remis un exemplaire du projet en mains propres à Robert Roy, le directeur). Un an plus tard, il devenait assistant à la production — on disait « régisseur », à l’époque, sur Le Grenier.

Nous avons traversé de rudes épreuves ensemble.

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À propos de l’écoute…

Je retrouve dans mon journal cette mention :

11 décembre 2009

Ce soir, j’ai cassé le party en parlant de la mort de Raymond. [Mon frère est décédé le 10 novembre 2009.] C’était un souper pour souligner mon anniversaire. Un ami m’a fait remarquer que le deuil, comme la maladie, relèvait du privé. Autrement dit, tu nous emmerdes avec ton deuil. C’est pourtant lui qui me répétait que je devais penser à moi… Ses paroles de ce soir me disent : pense à toi, mais pas en ma présence.

Ces paroles, je ne les oublierai jamais. C’est plus fort que moi, elles sont incrustées quelque part, et profondément, en moi.

Cela s’est répété à de multiples reprises, surtout quand j’ai eu un diagnostic de cancer. J’ai dû marcher sur des œufs pour le lui faire comprendre. Et la conversation, s’est arrêtée sec. On parle d’autres choses. Ton cancer tu peux te le mettre où je pense. Il tombait bien parce que c’était justement là qu’il se situait.

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Mésaventure théâtrale

Montréal-Nord, Scolasticat central de Montréal, automne 1965. J’ai dix-sept ans; j’aurai mes dix-huit ans dans quelques semaines. Comme on le dirait maintenant, « il n’y a rien là ». À cette époque, on était majeur à vingt-et-un an. Je n’étais pas beau comme un enfant ni fort comme un homme, comme le chantera Dalida, des années plus tard. Détail à ne pas oublier : je suis frère mariste. J’ai prononcé mes premiers vœux, le 15 août précédent.

***

Je détestais l’esprit de « séance » qui régnait au comité de théâtre du Scolasticat central. On (excluant la personne qui parle) avait choisi de monter Les péchés dans le hall, de Félix Leclerc, une niaiserie sans nom qui mettait en scène les sept péchés capitaux… Moi, je rêvais de « vrai » théâtre : Molière, Racine, Corneille, Beaumarchais — j’avais vu Le jeu de l’amour et du hasard à la Nouvelle compagnie théâtrale; Geneviève Bujold y faisait ses débuts —, etc.

Quelque temps plus tard, après avoir écrit une critique vitriolique de la pièce de Leclerc dans le journal du campus, mon supérieur me mit au défi de monter une pièce, si je m’en sentais capable. Je me précipitai à la bibliothèque centrale; celle du pavillon Champagnat, où j’habitais, ne contenait que des pieusetés ou des œuvres tronquées.

Le choix d’une pièce présentait un problème : il n’y avait pas de filles sur le campus. Pas question de travestir les acteurs. J’en avais déjà fait l’expérience en jouant Bélise des Femmes savantes. Moi qui étais déjà chétif du type asperge, ma prestation ajouta d’autres qualificatifs à la définition de ma personnalité. Le test de Le Senne m’avait révélé sentimental, nerveux, passionné, colérique. Le rôle de Bélise, où j’excellai par ailleurs — « Ah! tout beau, gardez-vous de m’ouvrir trop votre âme » —, ajouta à mon test de personnalité, et à mon grand déplaisir, des qualificatifs que la rectitude politique m’interdit d’écrire ici.

***

Des années plus tard, après son assassinat à Paris, je repenserai à Claude Vivier, qui avait été juvéniste à Iberville, lui aussi. Quel cran il avait! Il chantait et composait dans les corridors. Musicien accompli —déjà —, il était l’objet de quolibets, de surnoms douteux, de coups aussi, cela encouragé — pas découragé en tout cas — par les frères, du directeur au maître de salle, qui n’en avaient que pour le sport — Mens sana in corpore sano. C’était là leur crédo après celui de la sainte Église catholique et apostolique. Deux exceptions : le professeur de chant et le frère Louis-Armand, grand organiste s’il en fut.

***

Je découvris une pièce de Montherlant, La ville dont le prince est un enfant, qui se passait dans un collège. Moi qui n’avais rien connu d’autre depuis huit ans, le sujet m’attira. Et encore plus, quand j’en découvris l’intrigue. La pièce raconte en effet les déboires d’un adolescent de quatorze ans tiraillé entre l’« amitié » qu’il voue à un confrère un plus âgé et l’« amitié » qu’un abbé à ce même « plus âgé ». Une pièce sur les dangers des amitiés particulières; on nous en rebattait les oreilles dès notre arrivée au juvénat — Rarement un; jamais deux; toujours trois! écrit en fioritures sur un grand tableau de la salle de récréation. J’avais trouvé ma pièce! Et il n’y avait aucun rôle de femmes, donc pas d’obligation de se ridiculiser en se travestissant.

Je devais cependant obtenir la permission de mon supérieur. Je me présentai donc à son bureau et lui parlai d’une pièce de Montherlant…

— Ah! Montherlant! La Reine morte. Le cardinal d’Espagne. Les grandes œuvres. Oui, vous avez ma permission.

À mon grand étonnement, je n’eus pas à lui parler de la pièce que j’entendais monter, même pas de son titre. J’avais reçu le placet de mon supérieur. J’établis alors rapidement la distribution : trois frères des Écoles chrétiennes qui pouvaient facilement passer encore pour quatorze (Serge), seize (André) et dix-sept ans (Henriet); un frère du Sacré-Cœur (l’abbé Pradeau, le supérieur du collège); un frère de Saint-Gabriel (M. Habert, un surveillant) et… moi, en intransigeant abbé de Pradts, préfet de division). Je n’avais pas choisi de confrère mariste, car je craignais que le sujet de la pièce ne s’ébruite — il n’y a pas pires compères que des moines vivant sous le même toit.

Je tapai le texte de la pièce et le multipliai sur la vieille Gestetner, dont nous disposions. Je le distribuai ensuite à mes acteurs. Et je convoquai une première lecture. J’en oubliai mes cours, surtout ceux de physique et de chimie, où j’avais failli faire sauter le labo, quelques semaines auparavant.

J’étais en feu! La mélancolie et la délectation morose que l’on m’avait diagnostiquées — et reprochées — des années, plus tôt, semblaient s’être évanouies comme par enchantement. Je préparai ma mise en scène — il n’était pas question qu’un autre me dirige. Le théâtre me transformait.

La première lecture fut suivie d’un long, d’un très long silence. Un malaise s’était installé au fur et à mesure que les acteurs découvraient le véritable sujet de la pièce. Ils n’avaient pas cru bon de la lire avant cette première lecture officielle. D’où leur surprise, et le ton pour le moins faux de deux d’entre eux dans une scène… disons sentimentale. Les amitiés particulières n’existaient peut-être pas chez les frères des Écoles chrétiennes…

Convocation de tous les acteurs, deux jours plus tard, pour une seconde lecture. J’arrivai à l’avance à l’auditorium — devenu depuis la salle Désilets du cégep Marie-Victorin. J’avais travaillé le texte, creusé les intentions, débusqué le non-dit, etc.

Personne ne se présenta à la lecture. Je pensai à une erreur de ma part… Trente minutes plus tard, une porte s’ouvrit. Mon supérieur, laid de nature, me parut l’être encore plus, si la chose était possible. Laid et en beau maudit.

— Frère Pierre, vous me décevez beaucoup. Dans votre chambre immédiatement. Jeûne, ce soir. Pas de récréation. Je vous attends dans mon bureau avant le début des classes, demain.

Il était déjà parti.

Durant que je me dirigeais vers le pavillon Champagnat afin d’y regagner ma chambre et de m’y enfermer, je me sentais dans un état second. Je croisai des confrères. Leurs sourires me firent penser que la nouvelle s’était déjà répandue. Moi à qui l’on reprochait déjà mon goût pour la lecture, la musique, la culture, c’était ma chute. Par charité chrétienne, on ne me crierait pas de noms, mais on retiendrait un petit sourire entendu…

En entrant dans ma chambre, la mélancolie et la délectation morose s’insinuèrent en moi et y reprirent leurs aises. Je les accueillis avec un certain bonheur, celui que l’on ressent à retrouver des choses connues et, pour ainsi dire, confortables. La tristesse m’allait bien. Elle m’habitait depuis toujours. Pourquoi avais-je voulu la fuir? Elle me rattrapait. Et me pardonnait mes égarements.

Cette nuit-là ne fit pas exception aux autres. Je ne m’endormis qu’aux petites heures. Une ou deux, pas plus, avant la cloche du réveil à 5 heures 45. Je crois bien que, le jour même, l’idée de quitter la communauté commença sérieusement à me tarauder.

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