La lumière a été éteinte. Il n’y a plus de tressaillements, de frissonnements à l’estomac à l’approche du temps des fêtes ni même pendant. Tu étais adolescent, grand-adolescent, disons, quand la flamme a été définitivement soufflée.
Mais avant, il doit y avoir eu l’insouciance de l’enfance.
Tu n’as jamais vraiment été un enfant insouciant. Tu ne l’étais déjà pas en venant au monde. Tu avais failli coûter la vie à ta mère durant sa grossesse et, pour ajouter à ses souffrances, tu étais d’un bleu repoussant quand le docteur Magnan t’a extirpé de son ventre. On a parlé de « détresse respiratoire »… Ça se disait mieux que « bébé bleu ». Ton programme de vie était déjà tracé. Tu comprendrais plus tard que tu aurais pu avoir inventé le mot « détresse ».
À partir du moment où tu as découvert l’horreur de l’enfer, tu as compris que tu ne connaîtrais jamais le repos. Un psychiatre que tu consultas dans les années 1960 te le confirmas. En mots savants, il t’expliqua que la religion et la vie religieuse n’avaient fait qu’ajouter à ta prédisposition au malheur. Autrement dit, pour utiliser une expression de l’époque, tu étais déjà fucké, et ça ne pourrait qu’empirer. La vie en rose était à oublier. La tienne se déclinerait en bleu détresse, plus ou moins angoissée, plus ou moins anxieuse, selon les événements.
Alors, le temps des fêtes?
Des souvenirs? La messe de minuit, à Mont-Rolland, quand on te confiait des solos. Un Benedictus dans une messe de sainte Cécile. Un couplet de Il est né le divin enfant : Ah! qu’il est beau, qu’il est charmant… Plus tard, ta première année au juvénat, les solos du Hodie, Christus natus est, de Samuel Rousseau et le même Benedictus de la même Messe de sainte Cécile. L’année suivante, tu espérais bien qu’on te les proposerait à nouveau, mais Serge Denicourt, un grand de Syntaxe que tu n’aimais déjà pas, te les a chipés. Tu lui en as voulu, à te confesser. Ce que tu n’as pas fait et qui a ajouté au poids de tes péchés. Sans doute en guise de punition, Dieu t’a donné une voix d’homme éraillée, oscillant entre le ténor et le baryton, mais ne se fixant jamais. Fini le chant. Même dans la douche; ton voisin t’ayant fait remarquer que ton Somewhere over the Rainbow le dérangeait.
Les cadeaux? Comme tu en recevais, un mois avant les fêtes, à l’occasion de ton anniversaire, ils étaient rares à Noël. Certaines années, ta mère t’expliquait que ton père avait moins travaillé, et que… C’est ainsi que tu appris que le père Noël n’existait pas. Qu’en fait, ton père gagnait vos cadeaux, à ton frère et à toi, à la sueur de son front, comme l’Adam de l’histoire sainte. Et que tu serais bien ingrat de lui reprocher quoi que ce soit.
Le temps des fêtes n’avait en fait d’excitant que l’attente qu’il créait. Tu vivais chaque année un véritable « avent », probablement le seul mois de l’année où l’espérance avait un sens pour toi. Début décembre, ta mère amorçait un véritable rituel, celui des cartes de Noël. Elle en adressait à sa famille et à ses amis qui vivaient loin des Laurentides. Chaque matin, elle t’en donnait une pile que tu déposais dans la boîte aux lettres au bord du chemin, avant que le taxi Paquette te conduise, avec d’autres enfants de la route rurale no 1, à l’école.
À ton retour, en fin d’après-midi, tu ramassais le courrier — à cette époque de l’année, c’était surtout des cartes de Noël — et tu courais jusqu’à la maison. Ta mère écoutait Les événements sociaux, lus par Camille Leduc, et laissait la pile de cartes devant elle. Tu ne devais la déranger sous aucun prétexte. C’était sa façon à elle d’avoir des nouvelles du monde qu’elle avait laissé derrière elle quand elle s’était exilée dans les pays d’en haut pour gagner sa vie comme institutrice. Elle apprenait qu’une ancienne voisine du Cap-Saint-Ignace était décédée, que le fils des Bélanger venait de publier les bans en vue de son futur mariage à L’Islet, que le fils du capitaine Bernier, qui habitait en face de chez sa mère, était rentré sain et sauf après avoir vécu un véritable enfer en mer…
Arrivait, enfin, le moment tant attendu où elle te donnait la permission d’ouvrir le courrier. Tu lui remettais les cartes une à une. Elle te disait de qui elle venait : madame Savaria, de Montréal; miss Jamieson, de Montfort; oncle Édouard de Trois-Rivières, etc. Quand elles étaient toutes ouvertes et lues, ta mission consistait à les placer à cheval sur de beaux rubans rouges que ta mère avait tendus d’un mur à l’autre de la cuisine.
Le rituel des cartes se répétait jusqu’à Noël. Il faisait ta joie. Tu éprouvais même une certaine déception à l’approche de la fête. Elle était vite chassée quand, un samedi matin, ta mère disait à ton père que le temps était venu d’aller couper un sapin. Il t’était cependant interdit de le voir, même quand tu descendais à la cave où il dégelait.
Avoue-le : ces jours d’attente de Noël étaient les plus heureux de l’année. Tu en oubliais tes angoisses. Il se pouvait même que le péché que tu avais peut-être commis te semblât moins grave que la semaine avant. Nuage sur ton bonheur : tu devrais tout de même l’avouer quand tu irais à confesse avec ta classe.
Plus tard, durant tes quatre années de juvénat, les vacances des fêtes sont devenues des moments bénits. Le 26 décembre au matin, tu étais prêt. Ton père ou ton frère venait te chercher. Quand l’auto s’engageait dans le rang, ton cœur battait un peu plus vite. La maison de monsieur Paul Latour. Celle de madame Langen. Celle de monsieur Jean-Baptiste Latour. La côte à descendre, et tu découvrais la maison de tes parents, ta maison. Elle était si belle. Tu n’y étais pas revenu depuis le mois d’août précédent. Aussitôt l’auto immobilisée, tu courais vers le long escalier qui conduisait à la porte de la cuisine. Tu entrais. Ta mère avait préparé un repas des fêtes. Ta famille t’avait attendu pour « réveillonner »!
Le jour de l’An, ton frère demandait la bénédiction paternelle. Tu flottais sur un nuage durant ces jours de vacances. Ta mère te faisait tes plats favoris, ce qui te changeait de la cuisine du juvénat. Quelques visites : chez ta tante Simone au village, chez ton oncle Hervé à Morin-Heights, chez ton grand-père Guénette.
Le 5 janvier, tout s’arrêtait. Ta valise était prête pour le retour au juvénat. L’Épiphanie, fête d’obligation, se passait en communauté. Tu ne reverrais tes parents que deux ou trois fois avant les vacances d’été. Le parloir était réglementé. Quand l’auto de ton père remontait l’allée du juvénat jusqu’à la rue, tu avais le cœur gros. Tu retenais tes larmes. Un garçon, ça ne pleurait pas.
Ensuite, les fêtes se passèrent, très religieusement, en communauté. Pas de sorties. Tes parents venaient te visiter à Noël, puis à Pâques. Adieu, la magie, pour peu que tu l’aies déjà ressentie. Tu étais confit dans la religion. Prisonnier de la vie religieuse, où ton anxiété connut des sommets, plus rien n’était pareil. Tu n’avais pas perdu ton âme d’enfant, tu ne savais même plus que tu en avais peut-être déjà eu une.
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Le matin de Noël 1967, tu écrivais dans ton journal : « Ça doit être cela, la mort. Une immense tristesse d’avoir tout perdu ou de n’avoir rien eu. Ma vie est finie. »
Tu avais eu vingt ans, le mois précédent. La flamme de la bougie était éteinte. Elle ne se rallumerait jamais.