Ça

Certaines nuits, la douleur de vieillir se fait tellement intense qu’il voudrait que tout ça s’arrête. Mais ça ne s’arrête pas. Ça ne finit pas.

Ça dure et ça s’étire — inutilement —, mais ça ne lâche pas, ça s’accroche. Ça s’entête. Ça fait suer — il est poli.

La solitude — pas la belle, celle qu’il a parfois choisie —, l’autre, la maudite, celle qui s’impose, qui s’incruste.

Il l’entend ricaner : Il ne te reste pas grand temps. Et tu ne peux même pas en profiter. Pas chanceux, le vieux!

Si, au moins, il pouvait se raccrocher à quelques images passées! Mais, justement, elles sont passées. 

Il ferme les yeux. Il espère que ça partira, que ça cessera, que ça le laissera en paix. 

Rêve de vieux fou : la paix, il ne l’a jamais connue. Pas celle en tout cas qui, paraît-il, remplit l’âme et l’envoie en l’air, comme dans une sorte d’orgasme, si intense l’orgasme que l’âme éclate comme… Il ne lui vient à l’esprit que la vieille image d’un feu d’artifice. Écaillée, la métaphore. Arraché, le papier peint.

Il a pourtant beaucoup joui dans sa vie. Mais, chaque fois ou presque, la seconde après le cri, une voix lui murmurait : C’est ça, la petite mort. Ce n’était que ça, la jouissance! Ce n’était donc que ça, le désir? La mécanique s’est enrayée. De plus en plus jusqu’à plus rien. Il n’a même pas eu à renoncer. Ça l’a largué. Un problème de moins. Des efforts en moins. Ne plus ahaner comme un vieux cheval au bout de ses forces. Il a espéré — maudit espoir — que le désir éteint, la paix peut-être…

Ça rêvera encore et toujours dans sa tête. Il le sait pourtant. Ses neurones n’en ont toujours fait qu’à leur tête… Certaines nuits, la douleur de vieillir se fera encore tellement intense qu’il voudra que tout ça s’arrête. Mais ça ne s’arrêtera pas. Ça ne finira pas.

Alors, il capitule, le vieux, il abandonne. Il serre très fort sa vieille compagne de vie, qui ronronne dans son cou. Il se permet une larme, et une autre. Il s’endormira, au bout de ses larmes, quand le jour se lèvera.

Et la nuit suivante, ça recommencera.

 

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Adieu, Arsène

Mon cousin Arsène s’en est allé sans faire de bruit. Il n’aimait pas déranger. Du moins, c’est le souvenir que j’en garde. Et son sourire aussi. Et ses histoires qu’il racontait.

Il était fier de sa famille, très fier même. Ses enfants, il en parlait avec admiration. Et de Louise, sa compagne depuis presque trente ans!

Il a vu partir ses parents; sa sœur, Fleurette, et ses frères, Jean-Paul, Denis, Léandre et Roger. Seule Jeannine lui survit.

Mon père disait de lui : « Arsène, il travaille tout le temps! » C’est sans doute pourquoi tout le monde le connaissait à Mont-Rolland, à Sainte-Adèle et dans toute la région.

Nous nous voyions assez souvent, lui et moi, depuis le décès de mon frère Raymond. Deux ou trois fois par année, on mangeait ensemble : Louise et lui, ma belle-sœur, Yvonne, et moi.

J’ai une pensée affectueuse pour Louise, sa compagne, pour France, Chantal, Martin et Normand, sans oublier leur mère, Lucille.

Repose en paix, mon cousin, qui aimait tant la vie. Tu vas manquer à tes amis golfeurs.

 

 

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Éphéméride

Certains matins, au réveil, il se dit qu’il devrait demander l’aide à mourir.

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Lettre

Chers amis? (le point d’interrogation est voulu)

Ce qui s’annonçait comme un lunch de retrouvailles s’est terminé dans un embarras… très malaisant, pour utiliser un néologisme à la mode. 

Je veux ici m’excuser pour l’impair que j’ai commis. J’hésitais depuis un bon moment à me rendre à l’évidence que je ne «fittais» plus dans l’air du temps, du moins dans le vôtre. Peut-être ne voulais-je pas m’en rendre compte. Peut-être espérais-je que je me faisais des idées. Cela aurait été normal à mon âge, surtout chez quelqu’un dont la tête n’est pas des plus solides. Maintenant, c’est fait. Et je l’assume.

Que voulez-vous? Comme on disait, dans le temps, je suis «ancien». J’ai encore certaines valeurs qui collent à ma vieille peau. L’une d’elles est l’importance que j’accorde à l’amitié. Pour moi, du moins me semble-t-il, l’amitié est comme une allée où l’on ne craint pas à tout moment de trébucher. Avec des amis, on ne devrait pas avoir l’impression — encore une lubie de vieux — de préparer une omelette avec les œufs sur lesquels on marche. L’image est facile, j’en conviens. Mais, comme chantait Martin Léon, «c’est ça qu’y é ça».

Mea culpa! Mea culpa! Mea maxima culpa! 

Un alzheimer naissant m’a sans doute fait oublier qu’en bonne société — même amicale —, l’argent et la maladie sont des sujets tabous qui relèvent du privé. J’ai osé vous «partager» mes soucis financiers. Si j’avais le moindrement réfléchi, j’aurais dû penser que ceux-ci n’intéressent personne, même pas vous. 

Étonnement. Doute. Silence malaisé. Long silence de votre part. 

Compassion, encouragement, compréhension? Tous aux abonnés absents. 

Silence malaisant. Long silence.

On règle les additions. 

Départ frileux. 

Je rentre dans mon Centre-Sud, mon petit paquet de soucis sous le bras, pendant que vous remontez la côte qui, heureusement, vous en sépare. Je me retire dans mon appartement «de pauvre»… avec, tout de même, vue sur le fleuve.

Soyez rassurés : cela ne se reproduira jamais. Désormais, je vivrai mes soucis en silence, comme une maladie honteuse dont on ne doit pas parler dans le beau monde.

Comme disait la dame dans une publicité : « Je note! » Et c’est noté pour longtemps.

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Existentiel

Repensé à une formule de Sartre qui m’a marqué : l’homme, un être pour mourir dans une solitude en commun. Je savais déjà, surtout depuis mon passage — trop long — en communauté, que « l’enfer, c’est les autres », autre phrase-choc de Sartre, qu’il prête à Garcin dansHuis-clos.

Dans les années 1960, l’existentialisme était « à la mode », si je peux m’exprimer ainsi. Pourtant, dans nos cours de philosophie, nous « survolions » Sartre, synonyme d’enfer dans notre école normale catholique. Les professeurs lui préféraient Gabriel Marcel, l’existentialiste chrétien. Je n’ai d’ailleurs jamais compris, malgré une session complète de cours sur ce philosophe, comment on pouvait être existentialiste et chrétien, après Kierkegaard, Husserl, Heidegger et tant d’autres.

Insatisfait du peu que je découvrais de Sartre dans mes cours de philosophie, je décidai de lire impérativement toute son œuvre. Rien de moins. Je me rendis à la librairie Tranquille. J’essuyai de la part du propriétaire un refus net et inflexible quand je lui demandai, pour commencer mon initiation, La Nausée, les trois tomes des Chemins de la liberté, Les Mots, et, œuvre magistrale s’il en est : L’Être et le Néant. Le bonhomme Tranquille me parla de mon nombril qui n’était pas encore sec, de ma jeunesse qui aurait avantage à s’intéresser à quelque chose de constructif, de l’Expo qui allait s’ouvrir et qui m’ouvrirait sur le monde bien mieux que Jean-Paul Sartre, et de bien d’autres inepties paternalistes et condescendantes. (Je n’ai jamais remis les pieds dans sa librairie, et j’ai refusai tout net, quelque temps plus tard, de signer une pétition qui circulait pour empêcher son éviction.)

M’ouvrant de ma mésaventure à un confrère normalien, celui-ci me dit que j’avais fait, inutilement, un long détour; il me suffisait de me présenter à la coop étudiante et d’y commander les livres de Sartre. Il insista : « N’essaie pas à la librairie de l’école; la libraire — une sœur défroquée — va refuser tout net, et peut-être même qu’elle va te dénoncer à la direction. C’est à la coop étudiante que tu dois aller. » Cette dernière dépendait du conseil étudiant qui, majoritairement, tendait vers un marxisme pur et dur. La direction de l’École normale avait tout essayé pour la fermer, mais le conseil étudiant avait menacé de déclencher une grève, ce qui avait découragé le principal, Gérard Beaudry, par ailleurs auteur de nombreux livres d’arithmétique et de mathématiques. (Je me souviens que le directeur adjoint était Claude Létourneau, chanteur d’opéra de son vrai métier, et frère de Yves et de Jacques, le Pirate Maboule lui-même.)

Une dizaine de jours plus tard, après avoir emprunté de l’argent à mon frère pour les payer, je récupérai mes livres tout neufs, tout beaux. Le bonheur de me plonger dans l’univers de cet auteur et philosophe dont on disait tant de mal! Jouissance aussi grande qu’en Belles-Lettres, quand j’avais trouvé l’œuvre complète de Baudelaire que, nous, postulants, ne pouvions lire qu’en version expurgée :

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur

Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,

Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur

Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.

(« Les bijoux », tiré de Les Fleurs du Mal)

Je l’avoue, j’eus quelques difficultés de compréhension de l’œuvre de Sartre, que je ne lus évidemment pas au complet. Pourtant, en lisant ses romans, je me découvris une proximité — c’est prétentieux, je sais — avec sa pensée, surtout sur la solitude de l’homme, solitude non philosophique que je vivais «existentiellement», dans mon cas. Quant à L’Être et le Néant, je le promenai longtemps sous mon bras sans l’ouvrir. Quand je me rendis compte que ma posture, qui se voulait existentialiste, ne semblait impressionner personne, je rangeai l’essai dans ma bibliothèque de planches et de briques. Je ne l’ouvris que des années plus tard pour, cette fois, le lire au complet, et y retrouver en termes savants ce qu’il me semblait vivre depuis toujours. Le mot «absurdité» me révéla en quelque sorte à moi-même.

Je relis un texte de jeunesse, commencé à l’été 1967 et terminé à l’hiver 1968, qui traduit bien l’état d’esprit du jeune homme de dix-neuf que j’étais. J’en tire quelques extraits, y gardant les maladresses d’écriture d’un apprenti auteur.

« Ma jeunesse est finie! […] En m’éveillant, face au ciel gris qui pleurait doucement, j’ai réalisé brutalement, nu face à moi-même, que tout recommençait à zéro. Le bloc-enfance; la douleur-adolescence : tout est fini. Je suis fait. Rien à ajouter. […] C’est comme si la vie s’arrêtait tout à coup. Brusquement. Fini l’étonnement, la crainte, la joie. Désormais, les jours me semblent vécus d’avance. Demain, ce sera aujourd’hui en plus sombre. Je sais maintenant. Tout. »

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Avis de décès

Consulter les avis de décès… 

Penser que je m’y retrouverai un jour. 

Constater que cela me laisse, plus ou moins, indifférent. 

L’ascèse à laquelle je me suis astreint porterait-elle des fruits? Aurais-je enfin atteint mon objectif : l’indifférence devant l’absurdité de la vie?

(Il faut ici entendre la voix de Françoise Hardy : Tu commenças ta vie, tout au bord d’un ruisseau…)

Chose sûre, j’ai commencé ma vie au bord du ruisseau Saint-Louis, et je la finirai au bord d’un autre, symbolique celui-là…

Une chambre miteuse dans une résidence minable pour « aînés », où je devrai partager l’ordinaire d’autres pensionnaires tout aussi misérables que moi.

En me relisant, je constate que mon choix de mots indique clairement que je n’ai pas encore fait la paix avec la vie… et la mort.

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Juvénat Notre-Dame — 1

Matinales

Fin des années 1950, le clergé et les communautés religieuses sentaient qu’ils allaient, un jour ou l’autre, perdre leur pouvoir et leur emprise sur les âmes. Alors, dans les juvénats, les frères — pas tous, bien sûr; il y avait parmi eux des êtres lumineux — diabolisaient l’humain et le « monde ». Ils s’entêtaient à vous préserver de ses tentations. Tout était contrôlé : ce que vous lisiez, étudiiez, et même ce que vous mangiez. Tu avais été révolté quand le frère surveillant avait fait main basse sur des biscuits que ta mère avait cuisinés avec amour. Ce genre de gâteries, à son avis, encourageait la « sensualité » — ce mot, tu ne le connaissais pas encore, mais tu en apprendrais vite la signification.

S’il avait su que ces gâteries, comme il disait, te servaient à échanger des passages à la douche avec ceux qui, détestant se laver, acceptaient de sauter leur tour, le soir où, pour leur rangée, c’en était un de récurage. 

Qu’on se garde de croire que la douche donnait lieu à des manquements à ce qu’on appelait alors la « pureté ». Aucun danger! Le surveillant chronométrait à la seconde près les cinq minutes que vous aviez à partir du moment où il activait la manette qui libérait l’eau. Vous laissiez votre robe de chambre dans un petit cubicule séparé de la douche par un rideau. Puis, vous attendiez, tout nus, que le surveillant vous envoie enfin de l’eau. Tiède, au début. Tiédasse, pour dire vrai. Vous saviez que cette douceur bien relative ne durerait pas longtemps. Une minute et demie, tout au plus. Puis, rinçage à l’eau froide, hiver comme été. Cela était supposé vous endurcir et, comme la saisie des carrés aux dattes de ta mère et de son merveilleux gâteau frigidaire, éloigner de vos faibles esprits toute tentation de vous laisser aller à la « sensualité ». Ce mot était, paraît-il, plus doux à vos chastes oreilles que « sexualité ». 

Certains matins, tout de suite après le rituel du réveil — une invocation latine et trois avés, censés vous éviter l’enfer après votre mort, si vous y étiez fidèles, matins et soirs, jusqu’à ce moment —, le surveillant ordonnait : « La rangée 5, vous ne faites pas vos lits. » On comprendra que toutes les rangées y passaient, semaine après semaine.

La première fois, tu interrogeas ton ange gardien d’un signe de tête. Le tien — l’ange, pas le signe de tête — avait l’air d’un bum : mâchoire carrée, regard fuyant, toujours prêt à se battre pour un rien. Tout à fait pour toi! Quand tu l’interrogeas sur l’étrange avertissement du surveillant, il te fit signe de t’approcher et te murmura à l’oreille : « Ils inspectent les draps pour savoir ceux qui ont rêvé. » Le lien entre tes draps rugueux et les rêves te resta étranger plusieurs mois encore. Tu n’avais que onze ans et, sur le plan de la sexualité, tu n’étais pas précoce. Tant s’en faut. 

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3215 Arcand – 1

3

« Je travaille Badine. »

Louise G., que tout le monde surnommait Loulou, t’a grandement impressionné en t’annonçant, en guise de présentation : « Je travaille Badine, au Conservatoire. » Tu ne connaissais pas encore grand-chose au théâtre, mais tu savais tout de même, pour l’avoir étudiée, que le « badine » en question était un résumé du titre d’une pièce de Musset. À cette époque, cela aurait fait terriblement « croulant » ou « vieille France » de dire que l’on travaillait une scène de On ne badine pas avec l’amour

Parenthèse

Quelques années plus tard, en 1972, tu faisais partie de la distribution — un tout petit rôle — de Maigrichon et Gras-Double, une série jeunesse réalisée par Hubert Blais. Un matin, Louise G. fit son entrée en salle de répétition. Tu t’approchas pour la saluer et lui rappeler que vous aviez été du même groupe d’apprentis acteurs au CEP. Grand bien te fasse! Elle t’ignora superbement, pour ensuite se lover dans les bras de Claude Michaud, le Gras-Double du titre de l’émission — le Maigrichon étant Daniel Gadouas. Tu aurais dû te douter qu’une « Conservatoire » ne se rabaisserait pas à faire la conversation à un « cours privé ». Tu vivais la même chose depuis quelques semaines avec un camarade, lui aussi petit rôle dans l’émission, à la différence qu’il était un « option théâtre de Sainte-Thérèse ». Vous jouiez pourtant les deux les policiers, quasi muets — toi, grand, très grand et maigre; lui, gros, très gros — sous les ordres du sergent Foudre (Louis de Santis, le merveilleux Bim de ton enfance). À part vos scènes communes, la grosse police ignorait totalement la grande police maigre.

Il te faudra quelques années encore pour devenir aux yeux de plusieurs de tes anciens compagnons, jeunes acteurs à leurs débuts, « parlable », le soir d’une première, par exemple. On avait annoncé que tu signerais une série jeunesse et, soudain, tu devenais payant, on t’ouvrait les bras pour te dire combien on était content pour toi; tu avais tellement de talent! Même un de tes anciens colocs, un « École nationale », te trouva tout à coup intéressant, lui qui, à la table du petit-déjeuner, ne te disait même pas bonjour. 

Comme Anouilh a fait dire à un de ses personnages de Colombe : « On s’aime beaucoup au théâtre. »

Fin de la parenthèse

Donc, ce soir du 17 février 1967, Loulou se joignait, comme toi et tes amis Laurent et Micheline, au groupe — presque fondateur — du Centre expérimental populaire (CEP), qu’animait Pascal Desgranges. Il y avait réuni autour de lui des finissants du Conservatoire et de l’École nationale de théâtre : Diane Arcand, Alain Gélinas, Claude Saint-Hilaire, Francine Beaudry, Réjean Roy, et d’autres. Paul Savoie et Mireille Rochon y faisaient comme toi leur entrée. 

Le CEP était ouvert tous les soirs de la semaine. On y présentait des spectacles de poésie, de chant, de théâtre, de mime. En premier lieu, ce furent les rencontres littéraires qui t’attirèrent, puis le théâtre te fit un clin d’œil et, avec Micheline et Laurent, tu décidas de risquer un pas vers l’inconnu. Comme les honoraires de Pascal Desgranges, le professeur de théâtre, étaient minimes, vous deviez vous engager, vous, les petits nouveaux, à servir le café, un ou deux soirs par semaine. 

À partir de ce moment, tu as enfin eu l’impression de vivre. Depuis ton départ de la communauté, tu ne sortais pas, si ce n’est pour te rendre à tes cours à l’École normale Jacques Cartier, où tu terminais ta formation d’enseignant. Un soir par semaine, ton frère t’offrait le cinéma : deux films, généralement d’action. Tu habitais, rue Arcand, chez les Saulnier, les beaux-parents de ta cousine Fleurette. Invariablement, tu passais tes fins de semaine à Mont-Rolland, chez tes parents. Tu parlais peu — eh oui! tu as bien changé — et tu t’y ennuyais beaucoup. 

Tu restais accroché au passé, à tes sept années de captivité. Depuis l’âge de onze ans, tu n’avais rien connu d’autre que la vie en communauté. Celle, bouillonnante, de ces années 1960 t’était étrangère. La serre chaude de la communauté, destinée à faire pousser et grandir des vocations religieuses, t’avait étouffé. Ton arrivée au CEP — tu en avais le pressentiment — changerait ta vie… « à petits pas, à pas menus », pour citer une pièce pieuse dans laquelle tu avais joué au juvénat Saint-Joseph. On ne passe pas de l’ombre à la lumière sans contrecoups. Tu avais un passé, comme on disait des « filles de joie », mais pas de présent. (Encore maintenant, tu te demandes si tu as eu une adolescence.)

Grâce à ton frère qui te mit en contact avec Micheline… qui te mit en contact avec Laurent… qui avait entendu parler du CEP… la vie s’ouvrait devant toi. Une autre vie, en tout cas. La littérature, le théâtre, la chanson: «les arts artistiques», comme dirait Clémence Desrochers quelques années plus tard dans un de ses monologues, t’ouvrait sur le monde… tout comme l’Expo 67 le ferait pour le Québec, quelques mois plus tard, en avril, au printemps.

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Le temps des fêtes

La lumière a été éteinte. Il n’y a plus de tressaillements, de frissonnements à l’estomac à l’approche du temps des fêtes ni même pendant. Tu étais adolescent, grand-adolescent, disons, quand la flamme a été définitivement soufflée. 

Mais avant, il doit y avoir eu l’insouciance de l’enfance.

Tu n’as jamais vraiment été un enfant insouciant. Tu ne l’étais déjà pas en venant au monde. Tu avais failli coûter la vie à ta mère durant sa grossesse et, pour ajouter à ses souffrances, tu étais d’un bleu repoussant quand le docteur Magnan t’a extirpé de son ventre. On a parlé de « détresse respiratoire »… Ça se disait mieux que « bébé bleu ». Ton programme de vie était déjà tracé. Tu comprendrais plus tard que tu aurais pu avoir inventé le mot « détresse ».

À partir du moment où tu as découvert l’horreur de l’enfer, tu as compris que tu ne connaîtrais jamais le repos. Un psychiatre que tu consultas dans les années 1960 te le confirmas. En mots savants, il t’expliqua que la religion et la vie religieuse n’avaient fait qu’ajouter à ta prédisposition au malheur. Autrement dit, pour utiliser une expression de l’époque, tu étais déjà fucké, et ça ne pourrait qu’empirer. La vie en rose était à oublier. La tienne se déclinerait en bleu détresse, plus ou moins angoissée, plus ou moins anxieuse, selon les événements. 

Alors, le temps des fêtes?

Des souvenirs? La messe de minuit, à Mont-Rolland, quand on te confiait des solos. Un Benedictus dans une messe de sainte Cécile. Un couplet de Il est né le divin enfant : Ah! qu’il est beau, qu’il est charmant… Plus tard, ta première année au juvénat, les solos du Hodie, Christus natus est, de Samuel Rousseau et le même Benedictus de la même Messe de sainte Cécile. L’année suivante, tu espérais bien qu’on te les proposerait à nouveau, mais Serge Denicourt, un grand de Syntaxe que tu n’aimais déjà pas, te les a chipés. Tu lui en as voulu, à te confesser. Ce que tu n’as pas fait et qui a ajouté au poids de tes péchés. Sans doute en guise de punition, Dieu t’a donné une voix d’homme éraillée, oscillant entre le ténor et le baryton, mais ne se fixant jamais. Fini le chant. Même dans la douche; ton voisin t’ayant fait remarquer que ton Somewhere over the Rainbow le dérangeait. 

Les cadeaux? Comme tu en recevais, un mois avant les fêtes, à l’occasion de ton anniversaire, ils étaient rares à Noël. Certaines années, ta mère t’expliquait que ton père avait moins travaillé, et que… C’est ainsi que tu appris que le père Noël n’existait pas. Qu’en fait, ton père gagnait vos cadeaux, à ton frère et à toi, à la sueur de son front, comme l’Adam de l’histoire sainte. Et que tu serais bien ingrat de lui reprocher quoi que ce soit.

Le temps des fêtes n’avait en fait d’excitant que l’attente qu’il créait. Tu vivais chaque année un véritable « avent », probablement le seul mois de l’année où l’espérance avait un sens pour toi. Début décembre, ta mère amorçait un véritable rituel, celui des cartes de Noël. Elle en adressait à sa famille et à ses amis qui vivaient loin des Laurentides. Chaque matin, elle t’en donnait une pile que tu déposais dans la boîte aux lettres au bord du chemin, avant que le taxi Paquette te conduise, avec d’autres enfants de la route rurale no 1, à l’école. 

À ton retour, en fin d’après-midi, tu ramassais le courrier — à cette époque de l’année, c’était surtout des cartes de Noël — et tu courais jusqu’à la maison. Ta mère écoutait Les événements sociaux, lus par Camille Leduc, et laissait la pile de cartes devant elle. Tu ne devais la déranger sous aucun prétexte. C’était sa façon à elle d’avoir des nouvelles du monde qu’elle avait laissé derrière elle quand elle s’était exilée dans les pays d’en haut pour gagner sa vie comme institutrice. Elle apprenait qu’une ancienne voisine du Cap-Saint-Ignace était décédée, que le fils des Bélanger venait de publier les bans en vue de son futur mariage à L’Islet, que le fils du capitaine Bernier, qui habitait en face de chez sa mère, était rentré sain et sauf après avoir vécu un véritable enfer en mer… 

Arrivait, enfin, le moment tant attendu où elle te donnait la permission d’ouvrir le courrier. Tu lui remettais les cartes une à une. Elle te disait de qui elle venait : madame Savaria, de Montréal; miss Jamieson, de Montfort; oncle Édouard de Trois-Rivières, etc. Quand elles étaient toutes ouvertes et lues, ta mission consistait à les placer à cheval sur de beaux rubans rouges que ta mère avait tendus d’un mur à l’autre de la cuisine. 

Le rituel des cartes se répétait jusqu’à Noël. Il faisait ta joie. Tu éprouvais même une certaine déception à l’approche de la fête. Elle était vite chassée quand, un samedi matin, ta mère disait à ton père que le temps était venu d’aller couper un sapin. Il t’était cependant interdit de le voir, même quand tu descendais à la cave où il dégelait. 

Avoue-le : ces jours d’attente de Noël étaient les plus heureux de l’année. Tu en oubliais tes angoisses. Il se pouvait même que le péché que tu avais peut-être commis te semblât moins grave que la semaine avant. Nuage sur ton bonheur : tu devrais tout de même l’avouer quand tu irais à confesse avec ta classe.

Plus tard, durant tes quatre années de juvénat, les vacances des fêtes sont devenues des moments bénits. Le 26 décembre au matin, tu étais prêt. Ton père ou ton frère venait te chercher. Quand l’auto s’engageait dans le rang, ton cœur battait un peu plus vite. La maison de monsieur Paul Latour. Celle de madame Langen. Celle de monsieur Jean-Baptiste Latour. La côte à descendre, et tu découvrais la maison de tes parents, ta maison. Elle était si belle. Tu n’y étais pas revenu depuis le mois d’août précédent. Aussitôt l’auto immobilisée, tu courais vers le long escalier qui conduisait à la porte de la cuisine. Tu entrais. Ta mère avait préparé un repas des fêtes. Ta famille t’avait attendu pour « réveillonner »! 

Le jour de l’An, ton frère demandait la bénédiction paternelle. Tu flottais sur un nuage durant ces jours de vacances. Ta mère te faisait tes plats favoris, ce qui te changeait de la cuisine du juvénat. Quelques visites : chez ta tante Simone au village, chez ton oncle Hervé à Morin-Heights, chez ton grand-père Guénette. 

Le 5 janvier, tout s’arrêtait. Ta valise était prête pour le retour au juvénat. L’Épiphanie, fête d’obligation, se passait en communauté. Tu ne reverrais tes parents que deux ou trois fois avant les vacances d’été. Le parloir était réglementé. Quand l’auto de ton père remontait l’allée du juvénat jusqu’à la rue, tu avais le cœur gros. Tu retenais tes larmes. Un garçon, ça ne pleurait pas.

Ensuite, les fêtes se passèrent, très religieusement, en communauté. Pas de sorties. Tes parents venaient te visiter à Noël, puis à Pâques. Adieu, la magie, pour peu que tu l’aies déjà ressentie. Tu étais confit dans la religion. Prisonnier de la vie religieuse, où ton anxiété connut des sommets, plus rien n’était pareil. Tu n’avais pas perdu ton âme d’enfant, tu ne savais même plus que tu en avais peut-être déjà eu une.

*****

Le matin de Noël 1967, tu écrivais dans ton journal : « Ça doit être cela, la mort. Une immense tristesse d’avoir tout perdu ou de n’avoir rien eu. Ma vie est finie. »

Tu avais eu vingt ans, le mois précédent. La flamme de la bougie était éteinte. Elle ne se rallumerait jamais.

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Au temps d’Opérations mystères

Dans le bosquet derrière la maison, ton «tétanoseur» paralysait les attaques de tes ennemis imaginaires quand, seul, tu jouais à Opérations mystères. Ton arme, un bout de bois rappelant vaguement la forme d’un pistolet, te protégeait des Vénusiennes et de la méchante Tanagra, leur chef. Elle te permettait de rejoindre, sain et sauf, tes amis Luc et Luce, les héros de cette populaire émission. Vous fêtiez vos retrouvailles avant de repartir vers de nouvelles aventures.

(Note d’octobre 2018. Tanagra était interprétée par Yvette Brind’amour; Luc et Luce par Hervé Brousseau et Louise Marleau; le professeur Narton par Marcel Cabay, et le robot Oscar par Percy Rodriguez.)

Au gré de ton imagination — ou de l’épisode de la semaine —, tes ennemis «dététanosés» t’apparaissaient subitement derrière un tremble ou un bouleau. Si tu ne voulais pas être à nouveau pris au piège, tout était à recommencer : sortir ton arme, la pointer dans leur direction, appuyer sur le bouton imaginaire et produire avec ta bouche le dgittt long et étouffé qui les replongeait dans leur immobilité de statue.

Certains soirs, le robot Oscar te faisait prisonnier et, quand la voix de ta mère te signifiait que tu devais rentrer, une angoisse terrible te submergeait : le lendemain, parviendrais-tu à t’évader des bras puissants du complice du professeur Narton?

*****

Vous étiez deux enfants, mais tu as été élevé seul. Quand tu as atteint l’âge de raison, ton frère, de presque neuf ans ton aîné, était déjà pensionnaire. Tu n’as pas souvenir d’avoir joué avec lui, sauf, peut-être, les fois où vous vous lanciez une balle, l’été après souper, quand la vaisselle était faite, et que ton père et ta mère s’assoyaient sur la grande galerie grillagée, à l’abri des maringouins, pour boire leur deuxième tasse de thé.

Il y avait plusieurs enfants dans le rang où tu habitais, mais chaque famille restait chez elle. Les Lamoureux s’amusaient entre eux. Et, non loin de là, mon grand ami Claude jouait avec sa petite sœur.

(Cinquante ans plus tard, un soir, une grande femme médecin entra dans la chambre de ton père à l’Hôtel-Dieu de Montréal. Aussitôt qu’elle te dit son nom, Judith, tu reconnus  la petite sœur de Claude à qui tu tirais les tresses pour t’amuser. Elle-même se doutait que le monsieur Marc Guénette de Sainte-Adèle, qu’elle avait pour patient, ne pouvait qu’être ton père. Curieux hasard de la vie : la petite-fille de M. Jean-Baptiste, votre voisin en qui ton père avait toujours reconnu un homme bon, manifesta, généreuse de son temps, une immense bonté à ton vieux père qui revécut dans cette rencontre des moments heureux — même s’ils avaient été difficiles — de sa vie.)

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Toi, faux enfant unique, tu jouais seul, et cela a sûrement contribué à développer ton imagination. Tu n’as jamais souffert de la solitude, et tu n’en souffres toujours pas.

Au collège, tu la recherchais. Une fois que tu t’étais rendu, seul, au second bois — c’était le nom que l’on donnait à l’érablière jouxtant le cimetière de la communauté —, un comité d’accueil t’attendait à ton retour. Les deux surveillants, ton ange gardien — un grand de Syntaxe qui devait veiller sur toi, petit d’Éléments latins — et le directeur étaient là, dans la salle de récréation. Quand tu les as vus, tu as pensé t’enfuir, sans oser le faire. Le directeur t’a gentiment pris par le bras et conduit vers une immense pancarte collée au mur. Il t’a demandé de lire à voix haute ce qui y était écrit. Tu t’es exécuté, la voix tremblotante et l’articulation bégayante : « Rarement un! Jamais deux! Toujours trois! » La solitude n’était pas recommandable.

Quelques mois plus tard, on te la ferait relire, cette pancarte, cette fois parce que tu t’étais rendu à la grotte de l’Immaculée Conception avec ton ami C. Aucune gentillesse, cette fois, dans la voix du directeur. Vous auriez dû savoir, C. et toi, que les promenades à deux étaient formellement interdites. Mieux valait prévenir les amitiés particulières que les guérir! Après la solitude, l’amitié était désormais suspecte.

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