Les voix

« Les voies du Seigneur sont impénétrables », dit la Bible. Tes voix, elles, sont incontrôlables. 

Novembre 1982. Tu ne vas pas bien — c’est peu de chose de le formuler ainsi. 

Tu as passé le printemps et l’été à Saint-Denis, sur le Richelieu. Tu t’y es retiré pour commencer l’écriture d’une pièce intitulée Un visage dans mon rêve. L’héroïne en est Laure Conan, première romancière québécoise. Un drame romantique. Presque un mélodrame, si ce n’était du souffle épique que tu t’es découvert et que tu as prêté, le temps de la pièce, à Laure, cette chère Laure, qui est devenue une sorte d’amie imaginaire.

Tu n’aurais peut-être justement pas dû te « retirer » ; les longues journées et soirées de solitude, les promenades à n’en plus finir pour tenter d’étouffer les voix qui t’agressent de plus en plus violemment.

***

Les voix ! Elles se sont tricoté un cocon douillet dans la bouillie qui te fait office de cerveau et elles en émergent quand bon leur semble. Elles ne te demandent aucune permission avant de t’envahir jusqu’à te faire paniquer. Quand tu étais enfant, on t’avait dit que c’était la voix de ta conscience. Tu la trouvais pas mal bavarde et, surtout, maniaque. Elle te répétait sans cesse de faire attention, de fuir non seulement le péché, mais l’occasion de pécher — l’impureté était la pire des abominations —, l’occasion, oui, fréquentée en toute conscience, était, elle aussi, un péché. En fait, tout était plus ou moins péché, du moins selon ta compréhension, et la façon que l’on avait eue de te présenter la chose. 

Tu connaissais parfaitement la classification des péchés.

1— L’imperfection : Dieu souriait malgré sa déception. 

2— Le péché véniel : Dieu fronçait ses sourcils broussailleux et te pointait de son index divin. 

3— Le péché mortel : Dieu, en colère, agitait son index dans ta direction et t’indiquait ensuite une immense horloge dont les battements scandaient : « Toujours ! Jamais ! » L’enfer t’attendait, à moins que tu ne te confesses… ou que, assurance contre un risque de mort subite, tu récites un acte de contrition bien senti qui masquerait partiellement la tache indélébile qui défigurait désormais ton âme depuis que tu avais péché mortellement. 

Et ce n’était pas tout.

4— Le sacrilège : le jack pot des péchés ! Dieu ne daignait plus te regarder; il n’agitait plus rien dans ta direction. Avec un sacrilège, tu recevais automatiquement un billet aller pour l’enfer en première classe. Plus de retour possible. 

Les voix te convainquirent, la veille de ta première communion, à six ans, que ton âme était noire comme le poêle à bois de votre cuisine. Tu t’étais confessé, mais tu avais peut-être caché volontairement un péché honteux ? Avais-tu avoué au curé un coup d’œil rapide sur les Playboy de ton frère ? Il les cachait pour ne pas que votre mère les trouve. Il savait qu’elle avait le ciseau censeur ! Mais, toi, son petit frère ! Tu avais caché un péché d’impureté, le pire de tous selon les voix. Pis encore, n’avais-tu pas ressenti quelque plaisir à regarder ces femmes nues ? La vitesse du regard ne comptait pas dans l’horreur du péché. Vite, pas vite, c’était un péché mortel.

Le lendemain, tu pensas remettre ta première communion. Mais quelle raison donner ? Te vomir les tripes en te mettant un doigt dans la gorge ? Pas très invitant. Dire que tu ne feelais pas bien ? Ta mère s’était acheté une belle robe neuve pour l’occasion; le repas de fête était prêt, et le gâteau avait été livré, la veille — un petit garçon agenouillé le décorait. Ton père ne serait peut-être pas mécontent, car il perdait une journée de travail au moulin à scie : « Pourquoi, veux-tu me dire, une première communion, un samedi ? » Ton frère, qui avait réponse à tout, te dirait que tu ne feelais pas parce que tu étais à jeun. Lui aussi se sentait bizarre quand il sautait un repas, ce qui lui arrivait, tous les dimanches matin, avant la messe. Il fallait être à jeun depuis minuit pour communier. 

Tu communias ! Sur la photo souvenir, tu ne souris pas beaucoup. Dans ta tête, les voix faisaient le sabbat… Elles t’avaient pourtant prévenu. Tu n’en avais fait qu’à ta tête. Tant pis pour toi. Vite un acte de contrition en attendant la confession du prochain vendredi du mois. Et encore, les voix n’étaient pas sûres que ça parviendrait à calmer le courroux divin; tu avais fait une première communion sacrilège !

Tu ne te souviens pas comment l’épisode de la première communion se termina. Tu crois bien que la conviction sacrilège t’habita jusqu’à ta communion solennelle.

***

L’automne venu, tu rentres fréquemment à Montréal. Tu espères que la grande ville bâillonnera les voix. Tu sors. Tu t’occupes. Tu t’étourdis. Tu fais des rencontres d’un soir, histoire de ne pas être seul, une nuit au moins.

Les voix profitent désormais de la nuit pour t’attaquer dans ton sommeil… ou ce qui lui ressemble. Un médecin te prescrit des comprimés de Halcion, un somnifère puissant qui te plonge, quelques minutes après l’avoir avalé, dans une sorte de torpeur et d’effacement. Tu n’es plus. Tu n’existes plus. Tu es inconscient. La belle vie ! Le beau vide !

Six heures pile plus tard, tu n’ouvres pas les yeux; ils décident d’eux-mêmes de s’ouvrir. Tu es revenu de l’abîme où les médocs t’avaient plongé. Les voix sont à nouveau là. Une peur, nouvelle, s’insinue dans ton cerveau plein de trous et de tunnels sans fin : la folie, l’une de ses filles du moins, la schizophrénie ou quelque chose qui s’en approche.

***

Les années suivantes, le combat sera presque continuel. La marche sera ton choix des armes. De jour comme de nuit, sortir, jusqu’à l’épuisement, qui t’accordera quelques heures d’un sommeil pas vraiment réparateur. Malgré cette affliction permanente, tu fonctionnes. Tu travailles. C’est le cas de le dire, tu te tues au travail : autre arme pour contrer les attaques qui se font dorénavant chorales.

***

En novembre donc — tu en as oublié les circonstances, mais tu en possèdes encore la preuve « papier » — une lueur semble poindre dans ton univers ténébreux. Un livre : Le chant de l’immédiat satori, un texte sacré du zen. Est-ce l’exotisme que ce titre dégage ? Toujours est-il que ta méfiance à l’égard des religions, surtout la catholique, qui t’a fait tant de mal et qui est à l’origine, en partie du moins, des voix qui t’assaillent — chose que tu découvriras bien plus tard –, ta méfiance donc baisse sa garde. 

Tu ouvres le livre. Brusquement, tu sais qu’il te faut le lire. Urgence. Tu le paies, sors de la librairie et t’attables à un café. Tu es possédé ! Ton démon s’appelle « paix ». Tu ne le connais pas, celui-là. Tu découvres, dès les premières pages, la source — du moins, l’une d’elles — de tes maux : l’espoir, l’espérance pour les gens vertueux « théologalement ». Pour marquer le moment, tu écris ton nom et la date sur la page blanche du livre. Tu ajoutes : « Avec l’espoir de ne plus espérer. »

Ce qui semble une plongée dans le désespoir prend, au contraire, les allures d’un chemin de libération. 

Le zen et sa pratique, le zazen, cette « liturgie » sans Dieu, te permettront de tenir le coup sans pour autant rendre les voix muettes. Et ce, pendant une dizaine d’années.

***

Les seuls moments où les voix t’ont foutu la paix sont celles, trop brèves, que tu qualifies encore d’« heureuses » : celles de la folie créatrice où tu as prêté à tes personnages toutes les bibites qui te trottaient dans les neurones. Tu ne leur laissais pas le temps de trop parler : leurs paroles se retrouvaient sur une page qui ne restait pas blanche — vierge ? — longtemps. Un mouvement perpétuel qui t’a fait écrire, en une dizaine d’années, trois séries télévisées (plus ou moins 165 épisodes de 30 minutes), trois pièces de théâtre, une vingtaine de vidéos éducatifs, un roman jeunesse, sans oublier ta « négritude » — on dit prête-plume maintenant —, ainsi que deux ou trois romans de type « Arlequin », publiés tu ne te souviens plus sous quel pseudonyme anglophone — l’un d’eux avait pour titre Brûlure, c’est le seul souvenir que tu en as gardé.

***

Le zen ne fait aucun miracle et ne guérit rien. Il te permet tout de même de tenir les voix en respect. Tu te tourneras vers les thérapies — elles sont multiples et à la mode dans les années 1980-1990 —, espérant — le maudit mot — te débarrasser des voix qui t’attaquent à l’improviste. 

L’une d’elles — une thérapie, bien sûr, pas une voix — te fera remonter dans tes vies antérieures. Rien de rutilant : fermier au Moyen Âge; insurgée — origine sans doute de ton « côté féminin » — sous la Commune de Paris, et quelques autres facéties semblables. Aucune trace d’anxiété, sauf la peur de perdre une récolte ravagée par une quelconque vermine ou de te faire couper la tête par d’autres insurgés qui ne partagent soudain plus ta vision, durant la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871 — cette dernière précision vient d’un livre d’Histoire et non de la remonteuse de vies. 

Une rebirtheuse te fera par la suite revivre ta naissance pour y découvrir, t’a-t-elle promis, LA source de tes maux. Tu aurais pu économiser les 125 $ — et un bad trip — qu’elle t’a demandés en t’informant simplement auprès de ta mère… Elle t’aurait dit que tu étais né en détresse respiratoire. Plus tard, tu auras accès à ton dossier médical — tu as reçu en cadeau un rendez-vous avec une astrologue pour qu’elle établisse ta carte du ciel — où tu liras que tu es né à « 8 h 25 » — détail précieux pour l’astrologue —, et « bleu » de ton état. 

Dix ans ! Il te faudra dix ans de psys de toutes sortes, payés à prix fort, pour découvrir qu’ils ne peuvent rien pour toi, ou si peu. Dix ans à jouer le jeu du «ça va pas si mal», à faire «comme si» parce que tu sais que ça achale le monde quand tu ne vas pas bien. D’ailleurs, le monde en question ne se gêne pas pour te dire que tu es un emmerdeur de première avec tes maladies. Ça, ce sont tes amis… Tes ennemis… Quant à ta famille, tu ne lui en parles pas. Les problèmes « dans la tête » n’y sont pas bien vus : ton père te dirait de ne pas y penser; ta mère angoisserait autant que toi, et ton frère te prêcherait la bonne parole de la pensée positive. 

Un épisode d’éruptions cutanées autour de la bouche fait en sorte que les voix prennent le contrôle du peu de jugement et de raison qui te reste. Un médecin décrète qu’il s’agit d’un herpès — rien pour te rassurer, et tout pour les voix qui te crient que tu vas « pourrir deboute », provoquant du coup une crise d’angoisse telle que tu te retrouves aux urgences de Saint-Luc. 

Le médecin « de l’herpès » t’a prescrit une crème… qui se révèle inefficace. Un autre, plus rassurant, te dira que ton affection cutanée est un impétigo, une maladie d’enfant qui peut revenir si on en a déjà souffert à l’âge tendre, ce qui est ton cas. 

***

Tu es en deuxième année. Solange Boyer, ta maîtresse, te dit de rentrer chez toi parce que tu as d’étranges lésions autour de la bouche. Elle craint la contagion. Tu descends chez ta tante Simone, où tu téléphones à ta mère, qui se rend au moulin à scie afin de prévenir ton père d’aller te chercher. 

Quand tu entres dans la maison, ta mère est saisie en te voyant. Elle déteste tout ce qui est boutons, picote, lésions et autres blessures sanguinolentes. Elle appelle le docteur Villemaire, votre sauveur habituel. Il vient quelques heures plus tard. Il craint on ne sait trop quoi. Il conseille donc à tes parents de te faire voir le docteur Piette, le pédiatre qui t’a sauvé la vie à huit mois. Une légende veut que ce soit plutôt saint Joseph qui t’ait guéri. Mais, ça, c’est une autre histoire.

Ta mère fait un « longue distance », comme on disait alors, au bureau du pédiatre, à Montréal. Heureusement, il peut te voir dès le lendemain. Comme ton père travaille et ne peut pas t’y conduire avec ta mère, c’est en train que tu feras le trajet. Tu essuieras les regards dégoûtés des autres passagers, entre Mont-Rolland et la gare Jean-Talon. Deux trolleybus plus tard et une salle d’attente bondée, et tu entres enfin dans le bureau du médecin.

Examen. Réflexion. Ta mère est tendue comme une corde de violon. Toi, tu n’as qu’une envie : pleurer. Le diagnostic sort enfin de la bouche du spécialiste : tu fais un impétigo, une infection bactérienne. Rien de très grave, même si c’est extrêmement contagieux. Prescription : eau d’Alibour sur les éruptions cutanées plusieurs fois par jour. Rentrée dans l’ordre prévue dans une dizaine de jours. Ta mère paie la secrétaire du docteur. 

Retour à Mont-Rolland. Congé d’école jusqu’à ce que tu sois guéri. Un mal pour un bien, finalement. 

***

Le deuxième médecin — celui qui deviendra ton médecin de famille pendant plus de trente-cinq ans — te prescrit un antibiotique, et les éruptions cutanées, qui te donnaient des allures de tarte aux bleuets — dixit ton ami Louis-Marie —, disparaissent en quelques jours. Ton coloc peut arrêter de vomir en te voyant au petit-déjeuner.

Les voix, déçues, se sont tues ou presque. Tu profites du répit qu’elles semblent vouloir te laisser. Mais tu connais leur hypocrisie. Tu ne baisses pas complètement ta garde; tu t’en méfies. 

Quelques jours passent et… 

L’attaque en règle. Comme le mal de vivre chanté par Barbara, les voix ne préviennent pas, elles arrivent —, dans ton cas, elles reviennent en force. Elles te jettent par terre, te piétinent. L’angoisse est comme un torrent boueux qui menace de t’étouffer. Tu ne téléphones pas à ton médecin, tu te rends à la clinique. Tu ne gardes cependant aucun souvenir de ce déplacement. Tu te « réveilles » dans son bureau. Il te parle doucement, essaie de te redresser — tu ne fais qu’un avec ton plexus solaire — et t’invite à avaler une petite pilule.  

Il était sur son départ, mais, dans l’état où tu étais, il a accepté de te recevoir. Il te veille même, le temps que la pilule fasse son effet. Quand tu as retrouvé un peu de tes esprits et que ton rythme cardiaque se calme enfin, il te parle avec précaution d’un traitement qui pourrait se révéler efficace. Il te prévient : la médication ne fera pas taire les voix, mais elle te fera plutôt découvrir leur mode de fonctionnement. Il te fait même un dessin afin de t’expliquer comment ton cerveau semble fonctionner : tes neurotransmetteurs — le nœud de ton problème — tournent en rond — c’est évidemment une façon de parler — provoquant ainsi des troubles anxieux sévères, assortis — quel mot étrange ici — de troubles obsessionnels compulsifs. Pour dire la chose vulgairement : « ils pognent une chire » et se multiplient à qui mieux mieux en se neurotransmettant. Ce ne sont évidemment pas ses mots à lui. Il s’agit plutôt de la traduction que tu en fais. 

***

L’époque décrie la « pharmacopée du mieux-être », comme on l’appelle. Le Nouvel Âge triomphe dans les années 1980 et début 1990. Et avec lui, le retour à l’âge de pierre en ce qui concerne les médicaments. On ne jure alors que par les plantes, les tisanes, les jeûnes, le végétarisme, les enveloppements d’algues et autres médecines qualifiées de douces. On naturopathise. On homéopathise. On ostéopathise. On acupuncturise. En ce qui concerne les maux de l’âme ou de l’esprit, quelques gouttes d’élixirs floraux de Back sont recommandées; dans le pire des cas, une irrigation du côlon est censée faire merveille.

Une tienne amie qui donne dans le surnaturel te conseille de te laisser aller, de suivre les voix. Elles t’amèneront sûrement quelque part… Aux urgences, sûrement, où, sur le conseil de cette amie, tu attendras des heures et des heures en lisant un livre qui fait fureur : La petite voix, d’Eileen Caddy. Ton amie t’a proposé cette lecture sérieusement, convaincue qu’elle est que tu y trouveras apaisement et sérénité. Elle ne comprend visiblement pas le trouble dont tu souffres. 

***

Tu acceptes la médication — le mot est bien choisi puisqu’il s’agit de plus d’un médicament — que ton médecin te propose. Tu te dis qu’avaler une pilule ou deux tous les matins et tous les soirs ne peut pas être pire que ce que tu connais depuis longtemps. L’éventualité ne serait-ce que d’une accalmie te remplit de joie — figure de style, il va sans dire. Autre perspective qui n’est pas sans te réjouir : dormir plus que deux ou trois heures par nuit, ce que tu n’as à peu près pas connu depuis l’âge de treize ans.

Tu présentes les ordonnances au pharmacien sans oser le regarder. Tu es passé du blanc crayeux de ton arrivée à la clinique au rouge carminé, humilié que tu es d’avoir une maladie probablement aussi honteuse qu’une chaude-pisse, même si elle se situe tout de même dans une région plus noble de ta personne. Sur le chemin du retour vers le taudis que tu habites, angle De La Gauchetière et Saint-Denis, juste au-dessus d’un tourist room et à côté d’une maison de passes, d’autres voix se manifestent, celles de certaines connaissances : « Ne prends pas anxiolytiques, ne prends pas d’antidépresseurs, ne prends pas… ne prends pas… » Elles se voient déjà, pauvres elles, obligées de te visiter à Saint-Jean-de-Dieu. Non, en fait, elles savent que jamais elles ne te visiteront, car tu n’as pas suivi leurs conseils. Leurs voix, comme les tiennes, te parlent toujours sur le ton de l’injonction : « Il ne faut pas… tu ne dois pas… c’est pas correct… c’est mal… c’est un péché… », cette dernière n’est pas nouvelle, elle remonte loin dans le temps.

On pense que les personnes qui souffrent de ce genre de trouble ne sortent plus de chez elles, tout occupées à vérifier si les éléments de leur cuisinière sont bien éteints ou leurs robinets bien fermés. D’autres prennent cinq, six douches par jour, certaines qu’elles sont sales et que la moindre chose les souille. Tu as connu une femme qui a dû être hospitalisée, attachée à son lit, pour éviter qu’elle ne se lave les mains à répétition.  Les siennes s’étaient infectées par excès de propreté. 

Bien que ce genre de manifestations se produisent parfois, les TOCs prennent, chez toi, une forme plus… « artistique ». Le mot est sans doute mal choisi, mais il exprime simplement que le trouble dont tu souffres prend la forme de scénarios qui… L’instant d’avant, ton coeur battait normalement ou presque; celui d’après, il bat « la chamade » — hommage à Françoise Sagan. Tu dois alors déconstruire et réécrire le scénario qui t’assaille au plus sacrant, car l’orage menace. Si tu n’y parviens pas : sueurs froides, sentiment d’asphyxie, tremblements, nausées. Durant la nuit, les crises se font plus perverses; elles commencent par la fin. Tu te réveilles trempé, étouffé, noyé dans une angoisse gluante et, aussitôt, la projection commence : l’enfer de ton enfance, dont tu avais tellement peur, est remplacé par des visions de mort, de maladie, de rejets de toutes sortes.

***

Les années passent. Les TOCs restent. Ils reviennent en force dans les moments plus difficiles de la vie. Le cancer et les TOCs ne font pas bon ménage. Les deuils non plus. Contrairement à la solitude que chantait Moustaki, ils ne deviendront jamais de « vieilles habitudes ».

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Un autre départ

31 mai 1966

Parler, encore et encore, à l’adolescent que tu as été, celui qui t’obsède dans tes vieux jours. Tu croyais l’avoir enfermé dans un recoin de ton esprit pour toujours.

Ça doit être cela le retour d’âge.

***

Ce jour-là, tu notas dans ton journal : Ma dernière journée complète ici. Merci, Seigneur, pour les grâces que tu m’as données.

Rien de plus sur cette dernière journée et dernière nuit « ici », c’est-à-dire en communauté, sauf que le 1er juin au matin, tu avais un examen de biologie.

La veille, tu avais réussi haut la main l’examen de français du tout récent ministère de l’Éducation. Tu terminais ta deuxième année d’école normale chez les frères maristes au Scolasticat central de Montréal, le cégep Marie-Victorin actuel. Six communautés religieuses y avaient emménagé, l’automne précédent.

Tu croyais trouver la liberté en quittant la vie religieuse. Tu pensais avoir soupesé les pour et les contre. En mars, tu avais décidé, péniblement, de « partir », euphémisme pour « défroquer ». Un grand besoin de liberté (de penser, de croire), une foi plus que chancelante et trouée de doutes, des difficultés avec le vœu d’obéissance, des problèmes de santé physique — et mentale, une honte que tu as dû garder cachée à tes confrères — et une passion amicale à température variable, selon les humeurs de l’« ami » en question.

Tu croyais marcher vers la libération, qu’une vie merveilleuse t’attendait. Tu croyais… Encore la foi!

***

Tu avais quitté le « monde », comme on appelait en religion la société laïque, à onze ans. Tu y retournerais à presque dix-neuf, l’âme et le cœur en lambeaux. À l’évidence, ton terreau n’était absolument pas fait pour la vie religieuse : une sensibilité à fleur de peau, le découragement facile, une carence en espoir et en espérance, et un immense besoin d’aimer et d’être aimé — le mot « amour », réservé à Dieu, étant remplacé, en communauté, par celui d’« amitié ».

Tu as déjà raconté comment le maître des novices, qui avait pris connaissance des résultats de ton test de caractérologie, t’avait dit que ton « équipement » psychologique serait en lui-même un obstacle à ton engagement dans la vie religieuse : tu étais sentimental, nerveux, passionné, colérique, selon le test de Le Senne. L’année suivante, celle de ton noviciat, tu avais travaillé à devenir l’exact contraire. Car, pour toi, cet engagement était sérieux, très sérieux même, bien que teinté de crainte. N’avais-tu pas compris, dès ton entrée au juvénat, que Dieu t’appelait, et que l’enfer te guettait si tu ne répondais pas à son appel?

***

Cette dernière année fut la plus éprouvante de toutes. Avant de prendre la décision de partir, tu consultas ton supérieur, qui t’interdit, au nom de la sainte obéissance, de partager tes doutes et tes craintes avec qui que ce soit, sauf lui. Rien ne devait paraître. Sauver la face! Surtout, il te dit de prier sans cesse pour chasser cette idée qui ne pouvait venir que du Malin.

Tu t’en ouvris tout de même, par lettre, à ton ami le frère Raymond P., un ancien sous-directeur, qui t’avait grandement aidé, quelques années auparavant, à traverser le scandale causé par une « amitié particulière » que tu étais censé entretenir — tu l’appris en même temps que les 149 autres juvénistes quand le directeur t’en accusa publiquement pendant de longues minutes, les plus humiliantes de ta vie… bien que… — avec un camarade plus vieux que toi.

Depuis, le frère Raymond avait été nommé directeur de l’école Laporte, à Sherbrooke. En guise de réponse à ta lettre, il te téléphona, au grand dam du supérieur du scolasticat. Le frère Raymond te fut d’un grand secours. Il sut reconnaître ton état de dépression profonde. Il comprit comment allait ce grand adolescent efflanqué de dix-huit ans (6 pieds 3 pouces; 130 livres).

La Révolution tranquille était commencée, mais on n’en sentait aucun effet dans ta communauté. D’autres s’émancipaient. Mais pas les Maristes. Avec les frères des Écoles chrétiennes, vous étiez les seuls sur le campus à porter encore la soutane. La Règle était rigide et sotte dans sa rigueur, du moins à tes yeux. Et le frère Raymond n’était pas loin de partager ta vision, bien qu’en y apportant des bémols…

Il te fallut beaucoup de temps pour te sortir de cet embrigadement, qui t’avait été des plus néfastes. Le frère Raymond t’accompagna de son amitié plusieurs années après ton départ de communauté. (Tu as encore votre correspondance.) À sa mort, tu le remercias, en pensée, d’avoir été là pour toi dans les moments, sans doute, les plus sombres de ta vie.

Ton médecin « de la tête » t’aida aussi du mieux qu’il put. Sa fréquentation fit, elle aussi, l’objet d’une mise en garde de ton supérieur : n’en parler à personne. Inutile de dire que ton court séjour à l’institut Albert-Prévost fut transformé en visite de famille… À ton retour, tes amis te demandèrent qui était malade? Ton supérieur t’obligea à leur mentir. À ses yeux, l’obéissance à la Règle, la prière et la grâce de Dieu auraient dû suffire à la tranquillité de ton âme et de ton esprit. Le psychiatre émit certains doutes au sujet des médicaments préconisés par ton supérieur… Il reconnut l’état d’épuisement physique et psychologique dans lequel tu étais. Tu le revois sursauter quand tu lui parlas des problèmes de sommeil que tu avais depuis au moins cinq ans; que tu ne parvenais à dormir que deux ou trois heures par nuit, juste avant que la cloche sonne à 5 heures 15. Tu l’as dit, ce psychiatre te fut d’un « certain » secours. Si celui-ci ne fut pas plus manifeste — tu le réalisas plus tard —, c’est que tu ne voulus jamais mettre des mots sur une souffrance, plus grande encore que celles imposées par la vie religieuse : celle causée par cette passion d’amitié pour un confrère qui t’habitait depuis des mois, presque une année. Jamais, durant tes nombreux rendez-vous chez le psychiatre, tu ne parvins à laisser passer les mots qui auraient peut-être été libérateurs, emmuré que tu étais dans la foi et la morale étouffante que tu vivais jusqu’alors.

***

30 mai, dans ton journal : Longue conversation avec fr. X à ma chambre, hier soir. J’étais content, et ce n’est pas peu dire. J’ai éprouvé un grand bonheur à sentir sa présence… que j’ai cherchée toute l’année. Et si c’était encore possible?

Tu eus l’illusion de croire, l’avant-veille de ton départ, que cette amitié pourrait être encore possible. Trop beau, trop tard. Y avait-il une sincérité dans les mots qu’il prononça à ce moment? Tu ne le sauras jamais.

***

Le matin du 1er juin, tu te passas de déjeuner. Tu n’avais pas faim.

Tu fermas ta petite valise de carton sur tes maigres possessions, vœu de pauvreté oblige.

Tu te rendis à ton examen de biologie, le dernier.

Au retour, tu enlevas ta soutane et la plias sur ton lit, comme le supérieur t’avait ordonné de le faire. Jamais plus tu ne dirais cette prière en la mettant : « Revêtez-moi, Seigneur, de l’homme nouveau comme il a été créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritables. »

Tu restas dans ta chambre jusqu’à la fin de l’après-midi.

Vers 17 heures 30, ta valise à la main, tu te dirigeas, en faisant des détours pour ne rencontrer personne, jusqu’à l’entrée principale du pavillon Champagnat.

Tu sortis, t’assis dans les marches et attendis l’arrivée de ton frère, qui te ramènerait chez tes parents.

« Pourquoi faut-il que, dans la vie, il y ait des jours où c’est fin? Pourquoi faut-il que, dans ma vie, ce soit toi qui me l’aies appris? »

Tu aurais pu fredonner ces paroles de Léveillée. En nourrissant quelques fois tes espoirs, et en les décevant plus souvent encore, le frère X avait mis fin à ton rêve d’amitié. Et celui-ci avait eu raison de ton idéal religieux.

Quand l’auto prit la route du départ ou du retour, c’est selon, la radio jouait une chanson d’Aznavour — on ne le croira pas, mais c’est la pure vérité :

« Il faut savoir encore sourire/quand le meilleur s’est retiré

et qu’il ne reste que le pire/dans une vie bête à pleurer.

Il faut savoir coûte que coûte/garder toute sa dignité

et malgré ce qu’il nous en coûte/s’en aller sans se retourner,

face au destin/qui nous désarme/et devant le bonheur perdu

il faut savoir/cacher ses larmes

Mais, moi, mon cœur, je n’ai pas su.

***

Des années durant, tu garderas un sentiment d’échec, de ne pas avoir été à la hauteur… De quoi? De qui? Tu ne sais pas. De toi-même, peut-être?

On ne guérit jamais de sa jeunesse.

 

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Un rêve

Un rêve,

un mauvais rêve,

pas dans le sens « mouillé » du mot

ou dans celui de « péché mortel », si l’on y a pris du plaisir.

Non.

Un rêve mauvais,

qui vous garde captif durant des heures après,

comme l’araignée, sa proie.

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Raymond Guénette (1939-2009)

Raymond,

Permets-moi de malmener ton humilité et de raconter une belle histoire où tout le monde reconnaîtra tes qualités de cœur.

Mont-Rolland, le 12 août 1948. Un garçon de neuf ans assiste, impuissant, à la détérioration de la santé de son petit frère de neuf mois, dont la peau bleuit et enfle de partout. Selon le docteur Millette, l’enfant doit être transporté d’urgence à l’hôpital Notre-Dame de Montréal. La mère laisse le bébé une minute sous la surveillance de son grand frère, le temps de prendre une couverture. Un peu plus tard, le garçon de neuf ans voit sa mère, sa tante Simonne Rochon et son petit frère partir en taxi vers la grande ville. Lui, il reste sagement à la maison.

Le samedi suivant, avec son père, il descend en train à Montréal pour visiter son frère à l’hôpital. La mère est au chevet du bébé qui, heureusement, prend du mieux. Il n’est pas encore tiré d’affaire, mais il est sur la bonne voie. Au cours de la conversation, elle raconte qu’à leur arrivée à l’hôpital, quand l’infirmière l’a déshabillé, le bébé avait désenflé et sa peau avait retrouvé une couleur un peu plus normale. Même le docteur qui l’a examiné n’a pas compris que l’état du bébé se soit amélioré aussi rapidement. La mère ajoute qu’à sa grande surprise, elle a trouvé une médaille de saint Joseph sur le ventre du bébé. Elle se demande comment cette médaille a abouti là. Confus, le garçon de neuf ans avoue : « C’est moi qui ai mis la médaille sur son ventre. Je ne voulais pas que mon petit frère meure. »

Raymond, ce grand frère de neuf ans, c’était toi. Et le bébé mal en point, c’était moi. Notre vie à tous les deux venait de prendre un tournant. Malgré notre différence d’âge, malgré nos personnalités si différentes, bien que tu fusses « un Poitras » et moi « un Guénette », un lien très fort nous a toujours unis. Tu as toujours été là pour moi et j’ai essayé, tant bien que mal parfois, d’être là pour toi. Si j’ai fait à peu près tout ce que j’ai voulu faire dans la vie, c’est beaucoup grâce à toi. Tu as toujours suivi mes réalisations, me félicitant de mes réussites, me soutenant dans mes échecs.

Bien sûr, j’ai essayé de te rendre le plus possible tout ce que tu avais fait pour moi. Mais, moi, je n’ai pas pu te sauver la vie. J’aurais tant aimé, quand tu es entré à l’hôpital, le 3 novembre, déposer, moi aussi, une médaille sur ton ventre — une médaille de sainte Anne envers qui tu avais une dévotion, un legs de papa et maman — donner du souffle à ton cœur malmené, te voir prendre du mieux et te remettre de ta maladie. Au lieu de cela, je t’ai revu, diminué, sur ton lit d’hôpital, puis sur une civière, les yeux fermés. Mince consolation, mais tout de même, tes traits étaient détendus, comme si la mort t’avait rendu la sérénité.

Je te remercie d’avoir été mon grand frère.

Merci à Yvonne d’avoir si bien veillé sur toi jusqu’au bout. Merci à Christian, à Philippe et à Johnny qui étaient près de toi dans tes derniers moments, alors que, moi, je n’y étais pas. Je souhaite que papa et maman et tous ceux qui t’ont aimé t’aient organisé un magnifique comité d’accueil dans ta nouvelle vie, car il faut qu’il y ait une autre vie, ailleurs, quelque part, une vie renouvelée où je te retrouverai un jour.

J’espère que je ne t’ai pas fait pleurer. Je sais que tu n’aimais pas les émotions fortes. Mais je tenais à partager avec nos parents et amis ce dernier adieu.

Ton frère, Pierre

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29 octobre : gros party chez les Rochon

Simone a fait ses tartes aux pommes, celles qu’elle réussit le mieux, même si toutes les autres valent le déplacement.

Lucien a préparé un stock de rouleuses, de bière et de «fort».

C’est l’anniversaire d’Arsène, le plus jeune des gars, qui a rejoint sa famille en mai dernier.  

Simone et Lucien ont invité le monde — «comme dans l’temps du jour de l’an —, sauf Jeannine qui n’a pas encore fait le grand saut dans cet inconnu où ils «vivent» depuis un bon bout de temps déjà.

Jean-Paul «Caillou» s’est un peu fait tirer l’oreille; il n’est pas vraiment un gars de party. 

Denis n’aurait manqué pour rien au monde — peut-être faudrait-il dire «au paradis» — la fête d’anniversaire de son jeune frère.

Fleurette a mis sa plus belle robe; elle est arrivée au bras de Gaston, son mari. 

Léandre, comme toujours, s’est mis sur son 36; il a même une fleur à la boutonnière. Sa jumelle l’accompagne. Elle n’a malheureusement pas survécu à leur naissance.

Roger est là, lui aussi. Il n’est pas sûr qui, de lui ou de sa soeur Fleurette, a franchi le premier le mur vers l’invisible. De toutes façons, il est bien content de revoir son monde. Marguerite l’accompagne, comme au doux temps de leurs amours. 

Quand Arsène fait son entrée, ils sont tous là pour lui chanter «Bonne fête»! Ils lui disent aussi que c’est à son tour de se laisser parler d’amour. 

Il pleure; il a déjà avoué à un de ses cousins qu’il devenait un peu «braillard» en vieillissant.

Il sait que, dans cet ailleurs qu’il a quitté, Louise, sa conjointe, ses enfants, France, Chantal, Martin et Normand ainsi que Lucille, leur mère, pensent à lui en ce grand jour. Et ses cousins. Et ses cousines. Et sa tante Anne-Marie, la plus jeune sœur de sa mère.

Simone embrasse son fils tendrement. Elle a tellement aimé ses enfants. Lucien n’est pas en reste, mais, par pudeur typiquement masculine d’un temps passé, il donne une solide poignée de main à Arsène.

Simone et Lucien ont même invité un violonneux, qui, d’ltemps, était de toutes les noces à Mont-Rolland. 

Le party va pogner! Arsène va même s’offrir pour être le barman. Il connaît bien le métier. 

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Le mal à l’âme

N.B. J’emprunte ce titre à une pièce de Jean Daigle.

Parler à l’adolescent qu’il a été.

Le pauvre! Il n’a rien vécu de vraiment heureux. Il a connu, parfois, des éclairs de bonheur, mais pas très souvent. Il avait dix-sept ans, et il ne voyait pas d’avenir, ennoirci qu’il était dans une malheureuse histoire d’amitié, dont il ne voulait pas voir le sens unique.

Il n’était pas fait pour le bonheur (il ne l’est toujours pas). Il a même voulu en finir. Il a essayé, mais il avait semé, semble-t-il, des indices de son projet, qui, en fait, n’en était pas vraiment un. Il voulait seulement qu’on l’écoute. Sa mélancolie, son mal de vivre l’éloignaient de ses confrères. Son directeur lui avait ordonné de faire une neuvaine pour demander à la Vierge la grâce de l’espérance!

Cette presque année-là, le désespoir s’est infiltré en lui pour ne jamais le quitter. Il sonnera le glas du peu de foi qu’il lui restait. Il éliminera le peu d’optimisme qui tentait de surnager à la surface de son âme — du moins ce qu’il appelait de cette façon. Il lui faudra plusieurs années avant de se rendre compte que cette « chose », que le péché mortel tachait d’un noir indélébile que seule la confession sincère pouvait effacer… et encore, n’existait pas. Il y a bien une conscience dans l’être, mais elle prend vie dans les synapses du cerveau. Il a compris cela, des années plus tard, trop tard peut-être.

Il s’est fait au malheur comme au bonheur. Il s’est fait au désespoir comme à n’importe quoi d’autre. Il s’est fait à son mal à l’âme. Celui-ci l’a envahi cette presque année-là.

Maintenant, il ose avouer qu’il préfère de beaucoup Cioran aux vendeurs d’optimisme, qu’ils soient religieux, nouvelâgeux ou autres istes ou logues. Au fil des ans, et des décennies, il s’est fait une éthique à sa ressemblance. Et il a fui comme la peste les moralisateurs de tout acabit. Il relit Camus, désespéré viscéral, qui le travaille toujours autant de l’intérieur.

*****

Pour lui, l’année 1965 a véritablement commencé le 15 août, jour où il a prononcé ses vœux religieux. Il s’était préparé à cet événement avec tout le sérieux dont il était capapble. Les dix jours de retraite préparatoire lui avait bien paru quelque peu longs, mais il fallait ce qu’il fallait. Il s’apprêtait à choisir une fois pour toutes — même s’il prononçait des vœux annuels pendant cinq ans — ce que serait sa vie.

Durant la retraite, il a fait une confession générale. Il a vécu cette horreur dignement. Il ne savait pas encore qu’il souffrait de troubles anxieux sévères, « assortis » de troubles obsessionnels compulsifs et de tendances à la dépression — ces diagnostics ne tomberaient qu’une trentaine d’années plus tard. Ses TOCs en particulier — qu’il appelera « ses voix » — gâchaient depuis toujours sa vie spirituelle et sa vie tout court. Il voyait des péchés partout; il se torturait l’âme à la recherche de fautes qu’il aurait peut-être commises. Il arriva même un moment où l’aumônier lui interdit la confession. Le seul péché qu’il aurait alors pu commettre aurait été celui de lui désobéir. Mais la confession générale au prédicateur de la retraite n’entrait pas dans cette catégorie. Prenant son courage à deux mains, il entrouvrit les portes de sa conscience et remonta jusqu’à son enfance. Il pensa même qu’il avait probablement fait sa première communion en état de péché mortel. À six ans!

À partir de midi, le 8 août, le grand silence fut décrété. Et ce, jusqu’après la profession religieuse du 15. Il a noté dans son journal : Aujourd’hui, trois directions spirituelles : l’une avec le père prédicateur, l’autre avec le frère provincial et une dernière avec le maître des novices. Il n’a pas inscrit d’autres souvenirs de cette journée. Étonnant, car elle fut horrible. La tête pleine de tortures mentales au sujet de ses péchés, réels ou inventés, il avait dû se livrer à ni plus ni moins que trois confessions en une seule journée.

Est-ce à cette occasion que le frère maître lui fit part d’une lettre qu’il avait reçue de Rome? Il se rappelle qu’il la lui fit lire en sa présence et qu’il exigea ensuite qu’il la lui remette. Un de ses anciens directeurs lui écrivait depuis son second noviciat. Il s’excusait des torts qu’il avait causés à sa réputation.

(Parenthèse)

Un certain soir de 1962, le frère directeur l’avait humilié devant tout le monde. Il lui avait reproché une amitié, qu’il avait qualifiée de « particulière », avec J.-P. Il l’avait sermonné, lui seul — pas un mot à ce supposé ami « particulier», durant une vingtaine de minutes. Il l’avait même menacé de renvoi s’il ne mettait pas fin à cette relation.

Après cette première humiliation, d’autres suivirent. En arrivant au dortoir, le surveillant lui indiqua que son lit avait été transféré trois rangées plus loin. Au réfectoire, le lendemain matin, il lui fit un geste de la main : il avait été changé de place là aussi. Même à la chapelle, on l’avait éloigné de J.-P. Certains confrères ne se gênèrent pas pour continuer les humiliations : quoi de mieux qu’un ballon en pleine face pour lui rappeler qu’il n’était qu’une mauviette — en fait, c’est le mot « fif » qu’ils avaient prononcé. D’autres, plus vicieux — dans tous les sens du mot — prirent un malin plaisir à répéter qu’il n’était pas farouche… La rumeur était lancée. Et elle le suivrait jusqu’à son départ de la communauté.

(Fin de la parenthèse)

Il comprit à demi-mots, dans la lettre que son ancien directeur lui avait écrit, qu’une certaine jalousie avait faussé son jugement. Jaloux de lui à cause de son amitié. Il comprendra plus tard qu’il s’agissait bel et bien de cela. Ce directeur n’avait pas su résister aux yeux bleus et aux cheveux blonds de J.-P.

Le frère maître lui dit alors que s’offrait à lui, à la veille ou presque de sa profession religieuse, une occasion exceptionnelle de pardonner le mal qui lui avait été fait. Il ressortit de la direction spirituelle, sonné, abasourdi. Il reconnaissait une certaine grandeur dans le geste posé par son ancien directeur, mais il lui était difficile d’oublier pour autant les moqueries dont il avait depuis été l’objet.

*****

Le 15 août 1965, il prononça ses vœux en présence de sa famille dans la chapelle du grand séminaire de Saint-Hyacinthe, convaincu que sa vie prenait la seule et unique orientation voulue par Dieu. (On lui avait enseigné que la volonté de Dieu primait sur la sienne.) Ce jour-là et les jours qui suivirent, le mal à l’âme se fit discret, laissant la place à une grande ferveur religieuse.

Quelques semaines plus tard, au lac Morgan, un doute s’infiltra dans son esprit : et si la vie religieuse était plus une sorte d’enfer que le paradis promis… Il tenta de le chasser par la prière et la fréquentation des sacrements, comme on le lui avait aussi enseigné.

Il fut parmi les premiers à entrer au pavillon Champagnat du Scolasticat central de Montréal (devenu depuis le cégep Marie-Victorin). Son confrère Maurice et lui avaient été chargé de fabriquer et de poser une bonne centaines de paires de rideaux du tout nouveau pavillon des frères maristes.

Avec l’arrivée des autres scolastiques, le doute revint en force, accompagné du mal à l’âme qui s’était tapi dans un recoin de son esprit pour mieux l’assaillir. Il ne soupçonnait pas que ce mal aurait raison de sa raison et le détruirait.

 

 

 

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Avec le recul

Je lis une entrevue avec Martin Scorcese dans L’Obs. Certains de ses propos trouvent une résonnance en moi. Quand il parle du silence de Dieu qu’il interroge, par exemple. Et encore, quand il utilise cette expression pour décrire la foi de son enfance : « la foi sombre ».

Moi, elle m’a gâché la vie et elle continue, incrustée dans les moindres replis de mon cerveau, qu’on appelait à cette époque  » l’âme ». Depuis que le chimie m’a partiellement libéré de mes troubles mentaux, causés en grande partie par cette « foi sombre », je ne peux que croire en la science. Quand on pense que les cellules du cerveau peuvent être perverties par les choses que l’on nous inculque… Cela laisse à réfléchir.

Et quand Onfray craint la décadence de l’Occident judéo-chrétien, on se surprend à s’en réjouir.

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À propos de mon ventre et de mes démons

30 août 2011

Je subis une intervention en gastro-entérologie : on m’enlève un polype « mal placé » au côlon. Ce domaine de la médecine ne traite pas l’une des parties les plus nobles de l’anatomie humaine, mais c’est comme ça. Dieu, ayant, paraît-il, créé l’homme à son image et à sa ressemblance, a peut-être lui aussi un système gastrique. Même divins, ses boyaux n’en restent pas moins des boyaux.

Bizarrement, ce qui m’inquiète le plus, c’est l’allure que doit me conférer le petit chapeau bleu en chiffon J, une charlotte que l’on m’a placée sur la tête avant d’entrer en salle d’opération. Est-ce pour protéger mon crâne dégarni de la froidure ambiante? Je ne sais pas. Mais, comme je n’ai pas une tête à chapeau, je suis préoccupé par l’allure que je dois avoir ainsi coiffé. C’est tout moi : j’ai le « fondement » exposé à la vue de celles qui m’opèrent, mais je me soucie plus de ce ridicule chapeau bleu. L’image de Gilles Duceppe me vient à l’esprit. Sauf que, moi, je ne suis pas un visiteur; je suis le « visité ».

30 août 1959

J’entre au juvénat Notre-Dame à Iberville. J’ai onze ans. Je quitte mon foyer pour la première fois. J’ai l’estomac noué et j’ai mal au ventre.

Je ne suis généralement pas amateur de coïncidences ou de phénomènes paranormaux, mais j’ai l’intime conviction — c’est comme la foi, ça ne s’explique pas — que le problème « intérieur », dont je souffrirai par la suite, s’est noué, c’est le cas de le dire, en ce beau dimanche de fin d’été 1959. Ce jour-là a commencé sans doute le plus long et le plus douloureux mal de ventre de l’histoire! De la mienne, en tout cas.

Que de visites à l’infirmerie, je ferai : j’ai mal au ventre, je suis bloqué — on n’utilise pas le mot «constipé», je ne sais pourquoi. Trop cru, sans doute. Trop « signifiant », pour utiliser un terme de la sémiologie. On lui préfère « bloqué », prononcé en se passant la main sur le ventre et en grimaçant juste assez pour que l’infirmier comprenne. Comme au temps du malade imaginaire, on traite ces maux avec des purgations, des émétiques et des lavements. Tout juste si l’on ne fait pas une saignée! Chaque fois, je retarde le moment de me présenter à l’infirmerie; l’embarras, la timidité, une certaine pudeur. Mais la douleur se montre toujours plus forte que ma gêne, même si je n’ai jamais été très fort sur le déculottage en public. Cela explique peut-être aussi ma détestation de tout ce qui s’appelle thérapie par le parlottage, le radotage et le remuage de déjections psychologiques.

30 août 2011

Malgré l’effet relaxant du médicament que l’on m’a administré avant l’anesthésie — ou peut-être est-il la cause d’une hallucination—, dans l’étrange posture où je me trouve, je suis soudainement convaincu que je subis un exorcisme. Rien de moins. Je porte en moi un démon. Et on est en train de l’extirper de force de mon ventre!

30 novembre 2011

J’ai la preuve de ma malédiction, trois mois plus tard. La chirurgienne m’annonce que le polype qu’elle m’a enlevé était en fait une tumeur maligne. Maligne, comme le Malin, le démon, le diable et ses comparses!

Il n’y a pas de coïncidences, mais il y a peut-être des malédictions.

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Le grand jour

En 1959, le 30 août tombait un dimanche.

Il n’a pas beaucoup dormi, la nuit précédente. Il s’est même levé plus tôt que son père, un exploit.

Pas de petit-déjeuner; s’il veut communier, il doit être à jeun.

Il a attendu la dernière minute avant de s’habiller : pantalon gris, blazer bleu — sur la poche poitrine, sa mère a cousu un écusson —, chemise blanche et cravate bleue. Souliers noirs et chaussettes noires. Il est prêt… pour la messe.

Pour son premier grand départ, c’est autre chose.

Il a onze ans. Il ne sait pas trop dans quoi il s’embarque. On lui a parlé d’idéal, de sainteté. Et de la vie religieuse, le chemin le plus sûr, et le plus court, pour y arriver.

Son père ne voulait rien savoir. Mais le frère recruteur l’a convaincu de laisser son fils suivre sa vocation. Il a obéi. Sa mère n’a pu s’empêcher de dire qu’elle trouvait son fils bien jeune pour quitter la maison. D’ailleurs, elle s’est demandé ce que le frère avait pu détecter dans… l’âme… le regard… de son fils pour y découvrir une vocation religieuse. Mais elle ne s’opposera pas à la volonté de Dieu.

Au dîner, elle lui a cuisiné son plat préféré. Mais il n’a pas faim. Il sent que, s’il mange, il risque de faire des dégâts dans la belle Ford vert forêt de son père.

Il dit bonjour à Mickey, son chien qu’il adore, et qui le lui rend si bien. S’il ne se retenait pas, il pleurerait comme le bébé qu’il n’est plus censé être. Puis, sans se retourner, il descend le long escalier de la cuisine jusqu’à l’auto. Il place la valise de carton qui contient tout son trousseau — pantalons, chemises, sous-vêtements, chaussettes et une autre paire de souliers, ceux du dimanche. Il ne le sait pas encore, mais sa mère y a aussi placé une boîte de ses fameux carrés aux dattes.

La route est longue, mais elle lui paraît soudain courte quand, le pont Jacques-Cartier traversé, son père suit la direction d’Iberville. Il ne parle pas. Il ne chante pas non plus son grand succès, qui faisait enrager son frère : Pâle étoile du soir/messagèèèèèère lointaine/dont le front sort brillant/des voiles du couchant…

Il n’a pas le goût de chanter. Sa gorge est trop serrée. Il a le souffle court. Il n’en dit bien sûr rien.

Il n’a jamais été condamné pour quoi que ce soit, mais il se dit que ça doit être ça que les méchants qui ont fait des mauvais coups doivent ressentir. Il devrait pourtant être heureux. Le frère recruteur lui a dit qu’il faisait la volonté de Dieu; rien de plus beau, semble-t-il, ne pouvait lui arriver.

Ils approchent. Ils arrivent. Une énorme bâtisse. Une statue. Des plates-bandes fleuries. Des arbres à profusion. Mais tout est plat. Il est habitué aux montagnes des Laurentides. Il y a le Richelieu, mais il ne lui semble pas aussi beau que le ruisseau Saint-Louis au bord duquel il a été élevé. Il pense à Mickey. Il s’empresse de passer à autre chose, sinon il va arriver là en braillant comme le veau de monsieur Latour, leur voisin.

Son père est silencieux. Sa mère aussi. Quant à lui, il ne sait plus quoi retenir : ses larmes, ses mots… S’il n’avait pas peur de faire de la peine à Jésus, et à ses parents qui font de grands sacrifices pour lui, il resterait dans la voiture et s’y embarrerait jusqu’à ce que ses parents acceptent de le ramener à la maison, chez lui, avec son chien. Il redoublerait sa septième année et retrouverait ses amis. Lui qui a toujours trouvé Mont-Rolland plutôt ordinaire, il se surprend tout à coup à s’en ennuyer.

Le monde inconnu qui l’attend l’intimide et lui fait peur. Il résiste à la tentation de l’enfermement. Il descend de l’auto.

Au parloir, il rencontre son « ange gardien », Jacques, un jeune homme énergique et sportif. Heureusement, l’ange en question n’est pas encore au courant des déboires sportifs de celui qu’il devra initier à la vie de juvéniste, les premiers pas de la montée jusqu’à la vie religieuse. La prise d’habit et la profession lui semblent bien lointaines. En fait, il n’y pense pas vraiment. Il est figé. Il attend.

Sa mère est autorisée — seule et unique fois — à se rendre dans le grand dortoir pour y ranger le trousseau de son fils dans la table de nuit. Elle lui a acheté une belle robe de chambre et des pantoufles. Il ne sait pas trop comment réagir : son lit est « à l’étage » au-dessus de celui de son ange gardien. Et il y a une bonne centaine d’autres lits, sinon plus, dans cet immense dortoir. Il se sent bien loin de sa chambre où il faisait monter Mickey, malgré l’interdiction de sa mère.

Retour au parloir. Encore le silence. Il regarde les animaux empaillés qui le décorent avec les inévitables sansevières, les larmes de belle-mère, qui se retrouvent dans tous les parloirs de toutes les communautés religieuses.

C’est le temps pour ses parents de remonter à Mont-Rolland. Le temps de donner un bec à sa mère et une poignée de main à son père. Il les raccompagne à l’auto. Puis il la regarde s’engager dans la longue allée… Il ne reverra ses parents que dans deux mois, exigence de la Règle. Pas de parloir non plus durant l’Avent et le Carême. Il ne retournera à la maison familiale que le 26 décembre; Noël comme les Rois et Pâques se fêtent en communauté.

Non, il ne faut pas qu’il pleure. Surtout pas devant son ange gardien si énergique. Ensemble, ils rejoignent les autres juvénistes, les anciens et les nouveaux. Il ne connaît personne. Il ne retient pas les noms de ceux qui lui sont présentés.

Ses parents sont déjà loin. Sa mère doit pleurer toutes les larmes de son corps et son père, allumer rouleuse sur rouleuse. Ils ne parlent pas. Ils trouvent tout de même que leur autre fils aurait pu se forcer et accompagner son petit frère en ce grand jour… Même s’il leur crève le cœur, ce jour est tout de même grand à leurs yeux de bons catholiques qui viennent d’offrir leur fils à Dieu.

Grand jour? a-t-il lui-même pensé pendant longtemps… avec un point d’interrogation.

À cinq heures de l’après-midi — on ne disait pas encore dix-sept heures —, premières Vêpres chantées en latin suivies du salut au Saint Sacrement.

Le souper à six par table. La vaisselle.

Le jeu, maudit jeu qui fera de lui un paria durant toutes ses années de « vie religieuse ».

La prière du soir. Le directeur parle de la grandeur de l’appel de Dieu… et des conséquences pour ceux qui n’y répondent pas. Une odeur de soufre plane sur la salle d’études. L’odeur de l’enfer qui le terrorise depuis son jeune âge.

La longue montée, en rang et en silence, jusqu’au dortoir. Il est un des premiers dans les rangs. Il n’a pas encore connu ses premières poussées de croissance.

Douche : une fois par semaine. Le matin, on se lave la figure et les dents à l’eau froide. Le soir, les dents et les pieds, toujours à l’eau froide.

Tentative d’escalade pour rejoindre sa couche. Échec. L’ange l’aide, non sans lever les yeux au ciel, sans doute découragé de ce garçon maladroit dont il a la garde.

Première nuit… blanche, ou presque. Il s’endort au petit matin. En fait, une heure pas plus avant le lever : Laudetur, Jesus Christus. Et Maria mater ejus. Amen.

Sa première journée d’appelé par Dieu commence.

***

Soixante ans plus tard, il n’est toujours pas convaincu que ce fut le plus grand jour de sa vie. Il le subit encore, chaque année… que le 30 août tombe un dimanche, ou non.

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Vous nous avez tant aimés!

Marie-Rose Poitras Guénette (1907-2004)

Marie-Rose Poitras naît à L’Anse-à-Gilles. Elle est la sixième — vivante — des enfants de Joseph Poitras et de Joséphine Gamache. Après ses études au couvent des Soeurs de la charité, au Cap-Saint-Ignace, elle suit les traces de sa sœur Alice, et devient maîtresse d’école, en 1923.

Elle doit prendre une « année sabbatique » quand ce que l’on appelait alors la tuberculose des os s’attaque à un de ses genoux. À la fin de sa convalescence, il n’y a plus de poste d’enseignante disponible dans son coin de pays. Marie-Rose répond à une offre d’emploi publié dans L’Action catholique : Montfort est à la recherche d’une institutrice. Sans vraiment savoir où cela se trouve, elle propose, par lettre, ses services au secrétaire de la commission scolaire. Son offre est acceptée.

Trois trajets de train plus tard et des centaines de kilomètres plus loin, Marie-Rose arrive dans ce petit village des Laurentides, au nord de Saint-Sauveur et de Morin-Heights, fin août 1927. Elle découvre, selon ses mots, « qu’il n’y a que du bois, pas d’eau », elle qui a été élevée sur une ferme au bord du fleuve. Bien décidée à repartir chez elle dès le train du lendemain, elle le rate, et se retrouve « prisonnière » de son école de rang.

Prenant son courage à deux mains, elle prépare sa classe : à l’époque, tous les niveaux sont dans une même classe, du cours préparatoire à la septième année. Elle découvre aussi que, contrairement aux écoles où elle a enseigné par chez elle, la préparation de classe inclut : faire le ménage de l’école, laver les planchers de bois mou avec une brosse, et, l’hiver venu, fendre le bois de chauffage et le transporter dans l’école, après avoir pelleté pour se faire une trail.

Comme il n’y a pas d’église à Montfort, la messe et les autres offices religieux ont lieu à l’orphelinat, que des Montfortains français ont construit quelques années auparavant. Bonne catholique, Marie-Rose s’y rend tous les dimanches. Elle se lie d’amitié avec quelques pères. Elle se fait aussi quelques amies dans le village, des dames irlandaises pour la plupart, chez qui elle prend le thé et avec qui elle apprend l’anglais, qu’elle parlera avec l’accent irlandais jusqu’à la fin de sa vie.

Le temps passe et, un jour, elle se fiance à Ernest O’Connor, un habitant du coin. La mère de celui-ci, qui ne voit pas d’un bon œil que son fils épouse une French Canadian, fait en sorte que les fiançailles soient rompues. Cruelle déception pour Marie-Rose, qui commençait à trouver quelques qualités à ce paradis des maringouins et de la mouche noire que sont les Laurentides. Elle rend sa bague de fiançailles à Ernest qui, quelques années plus tard, épousera une parente de ma mère, une autre French Canadian, qui la remplacera à l’école de Montfort.

Le temps passe encore une fois et Marie-Rose rencontre Marc Guénette, le Vendredi saint 1931, « sur la track », alors qu’ils empruntent tous les deux ce raccourci pour se rendre à l’orphelinat et y faire leurs Pâques. À la rentrée suivante, elle est «promue» à Morin-Heights. Sa première année scolaire y est pénible. Manda, une tante de Marc avec qui Marie-Rose s’est fiancée, lui fait la vie dure. La mégère n’a aucune confiance dans cette étrangère, qui vient d’« en bas de Québec », comme on disait alors dans les Laurentides. Marie-Rose doit se défendre devant la commission scolaire. Elle a finalement gain de cause. Mais la guerre n’est pas finie pour autant. Quand Marc et Marie-Rose annoncent leur mariage prochain, Manda remonte aux barricades. La maîtresse d’école ne peut pas être mariée. Imaginez le scandale si, un beau matin, elle se présentait devant sa classe avec des rondeurs laissant présager une grossesse!

Marie-Rose se marie, le 1er juillet 1933, et devient donc femme au foyer. Les années passent… et elle ne « tombe » pas enceinte. Manda, toujours aussi acariâtre et belliqueuse, répand alors fielleusement la rumeur que l’ancienne maîtresse d’école «empêche» la famille. Une horreur digne des feux de l’enfer! Le curé de Saint-Sauveur lui refuse l’absolution au confessionnal. On la montre du doigt. Heuresement, sa belle-mère — un étrangère de Montréal — la console du mieux qu’elle peut et se fâche même avec sa belle-soeur. Marie-Rose dira, plusieurs années plus tard, que si « grand-mère Guénette » n’avait pas été là durant ces années, elle ne sait pas ce qu’elle aurait fait…

Finalement, six ans après s’être mariée, et quelques mois après avoir subi une intervention chirurgicale, Marie-Rose est enfin enceinte, et mon frère, Raymond, vient au monde le 3 juin 1939. Il faut lire son « livre de bébé » pour se rendre compte de la joie et du bonheur qu’il a apportés à mes parents. Ma mère le promène fièrement dans son « carosse ». Elle passe devant chez Manda, la tête haute. Elle organise chaque année une fête d’anniversaire.

Neuf ans plus tard, après être déménagée à Mont-Rolland, où mon père à construit sa maison et son moulin à scie, Marie-Rose apprend qu’elle est à nouveau enceinte. Le docteur Magnan, après la naissance de Raymond, lui avait conseillé de ne pas avoir d’autres enfants, car cela mettrait sa vie en danger. Mais « le bon Dieu en a décidé autrement », comme elle le dira plus tard. Un jour neigeux de novembre 1947, à l’hôpital Notre-Dame de Montréal, je fais mon entrée — tout bleu, en détresse respiratoire — dans la famille de Marc et de Marie-Rose. Je ferai moi aussi leur joie. Et celle de mon frère, qui me prendra sous son aile, et ce, sa vie durant.

Je garde de ma mère le souvenir d’une femme courageuse — au caractère bien trempé, il est vrai —, et d’une mère aimante. La veille de sa mort, aux urgences de l’hôpital Fleury, à bout de souffle — elle faisait une ambolie pulmonaire —, elle me murmurera : « Dis à Raymond que je ne veux pas qu’il entre ici. Je sais qu’il n’aime pas les hôpitaux. Je n’ai pas envie qu’il fasse une crise cardiaque. Dis-lui que je vais bien. »

20 août 2019

Il y a quinze ans aujourd’hui, j’étais auprès de ma mère quand elle a rendu son dernier souffle. Inconsciemment, j’ai levé les yeux vers une horloge : elle indiquait 4 h 15.

Ce matin, Cannelle a effleuré ma joue de sa patte pour me réveiller. J’ai regardé l’heure : 4 h 15. Coïncidence? Message de l’au-delà? Cannelle serait-elle une médium? Ou mieux encore : un ange placé par ma mère pour veiller sur son p’tit gars?

Je le saurai peut-être un jour…

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