Des histoires de famille

Chapitre 9

Lendemain de noces

— Philias, réveille !

Léondina est assise « carrée » dans le lit. Il fait encore nuit. Elle brasse Philias qui, selon son habitude, dort du sommeil du juste. 

— Philias !

Celui-ci un ouvre un œil. 

— Qu’est-ce qu’y a ?

— J’sais ce qui m’tracasse depuis le mariage de Maxime, hier !

— Es-tu sûre que t’es ben réveillée ?

— Certaine. Envoye, lève-toi.

Cette fois, Philias résiste. 

— Léondina, on est en pleine nuit. Pourquoi y faudrait que j’me lève ?

— Je l’sais pas, mais lève-toi.

Elle-même tente de s’extirper du lit, empêtrée dans sa longue chemise de nuit. Philias la retient.

— Léondina, tu peux m’dire ce qui te tracasse sans qu’on s’lève, tu penses pas ? Recouche-toi. Pense à ton cœur !

Léondina, après quelques instants d’hésitation, s’étend à côté de son mari. Quand elle veut lui dire ce qui la rend aussi nerveuse, elle perçoit déjà chez lui un léger ronflement qui va s’amplifiant. 

Elle presse sa poitrine pour tenter de se calmer. Elle ferme les yeux en murmurant : 

— Pauvre Maxime ! Pauvre Marie-Rose !

Elle sait qu’elle ne se rendormira pas. Mais, les yeux fermés, son cœur a apparemment moins tendance à faire le fou.

***

Marie-Rose s’affaire à préparer le déjeuner. Elle a réalisé, trop tard, qu’on est dimanche et qu’il faut être à jeun depuis minuit pour aller communier. Elle se dit qu’il y aura d’autres dimanches… Elle se rappelle que, petite fille, elle a fait sa première communion assez tard et qu’ensuite, elle n’a communié que quelques fois par an. Heureusement, les temps ont changé, grâce à… elle ne se rappelle plus au juste quel pape. Pie X, peut-être?

Elle rêvasse, et pendant ce temps-là, le déjeuner n’avance pas. La farine, les œufs… Elle se souvient de ses cours d’art ménager au couvent du Cap-Saint-Ignace. Elle a toujours son livre de recettes, La cuisine raisonnée, édition 1906. À vrai dire, elle n’a jamais été portée sur la cuisine. Ça revient trois fois par jour… Mais il faut ce qu’il faut, surtout quand, désormais, on est une femme mariée. 

Maxime, quant à lui, ne fait pas la grasse matinée, ce serait inimaginable dans son cas. Il s’est levé un peu avant le soleil, s’est habillé, et est sorti de la maison qu’il a reçue, en partie du moins, en cadeau de noces. Si l’on ne connaissait pas son gabarit — 5 pieds 6 pouces; 113 livres —, on pourrait imaginer que Germaine Guèvremont s’en est inspiré en créant son Survenant, le grand dieu des routes, car Maxime marche sans jamais sembler se fatiguer. En plus de ses innombrables pas à son travail au moulin à scie et à la boutique à bois de son père, aussitôt qu’il en a le loisir — peu souvent, en réalité —, il part à la découverte de chemins et de sentiers qu’il n’a pas encore parcourus.

Quelque temps auparavant, une promenade aurait pu lui coûter la vie. Il a rencontré une maman ourse et son petit… Un peu plus, au lieu de descendre se marier à Saint-Sauveur dans la belle auto de son père, c’est dans un corbillard qu’on l’aurait conduit à son dernier repos. Mais, la peur ou la surprise l’a statufié, telle la femme de Loth dans sa fuite de Gomorrhe, mais pas pour les mêmes raisons. Maman ourse s’est, elle aussi, arrêtée. Maxime a baissé les yeux. 

Le temps a semblé s’arrêter, se figer lui aussi. Maxime qui ne transpirait jamais a senti comme un ruisseau lui couler entre les omoplates. Il a perçu un mouvement. Ne pas bouger. Ne pas transpirer, si la chose est possible. 

Maman ourse et son rejeton ont marché vers Maxime. Son heure était venue, il en était certain. Il a récité son acte de contrition, au cas où. Il a fermé les yeux… Ce serait moins atroce de se faire dévorer, les yeux fermés, a-t-il pensé. Des pas lourds… Maman ourse a flairé son cou pendant que son petit s’approchait dangereusement de son entre-jambe. 

Ça doit être ça, l’éternité !

Quelques instants ? Quelques minutes ? Une heure ? Maxime ne l’a jamais su. Il s’est risqué à ouvrir les yeux. Il était seul, du moins c’est ce qu’il lui a semblé. Il a remué, à peine, la tête. Des traces de pas indiquaient que l’ourse et son petit étaient partis. Maxime s’est empressé de prendre la direction opposée. Il n’avait jamais marché aussi vite… 

Le lendemain, malgré les mises en garde de Léondina, il est parti « faire une p’tite marche ». Elle a dû s’asseoir dans sa berceuse. L’essoufflement, encore. Et le cœur qui bat la chamade. 

Léondina ne connaissait pas l’expression « battre la chamade », mais son petit-fils l’utilise ici en hommage à Françoise Sagan, une écrivaine qu’il a toujours admirée.

En ce lendemain de noces, Maxime se sent en pleine forme. Il n’a pas trop bu, la veille. Marie-Rose le surveillait. Il s’est souvenu de l’avertissement qu’elle lui a servi au sujet de l’alcool. Elle a fait attention à ses mots, mais le message était clair : elle n’aime pas les hommes qui s’enivrent. À vrai dire, elle ne les supporte pas. L’avait-elle vu « gorlot » ? Ou, pire encore, « paf » ? Se souvenait-elle de son ex-fiancé, Ernest, qui était reconnu à Montfort pour lever généreusement le coude ? Mystère. Mais, elle avait une sainte aversion pour les hommes qui buvaient trop. Quant aux femmes, elle n’en connaissait pas. Ses amies anglaises et irlandaises prenaient bien parfois un petit verre de sherry, jamais pour se déranger les esprits, cependant.

Maxime, donc, est sur le chemin du retour vers la maison quand un klaxon le fait sursauter. Il se tasse près du « fosset » pour laisser passer le véhicule, mais le klaxon insiste. Maxime se retourne : surprise! Son père et sa mère dans l’auto bruyante, en ce dimanche matin silencieux jusque-là. 

— Embarque, Maxime, lui dit Philias. 

— Pourquoi, pâpâ ?

— Je l’sais pas plus que toi, mais ta mère est ben à l’envers.

Dans la voiture, Maxime constate que Léondina est bouleversée. Elle s’éponge le front avec son mouchoir, prend de grandes respirations… Détail que Maxime remarque immédiatement — il n’est pas très « remarqueux » d’habitude — sa mère ne porte pas de chapeau.

Il faut que l’heure soit grave ! Jamais, ô grand jamais, Léondina sortirait « en cheveux », une affaire que M — celle que l’on ne nomme plus — répande la rumeur que sa belle-sœur sort de chez elle, attifée n’importe comment. Sa réputation y passerait non seulement à Morin-Heights, mais de Saint-Sauveur jusqu’au Lac-des-Seize-Îles, et même plus loin. La boîte à rumeurs de M ne connaît pas de frontières.

Philias s’arrête un peu brusquement devant la maison de Maxime. Léondina descend de la voiture et se dirige vers la maison à bon pas. Philias et Maxime la suivent. 

Marie-Rose entend la porte d’en avant s’ouvrir… et ne pas se refermer. Saprée porte de scring, pense-t-elle.

***

C’est à Montfort que Marie-Rose a découvert le mot « scring ». Par chez elle, il était inconnu. Les premières fois, elle n’a pas osé s’informer de quoi il s’agissait. On lui faisait déjà assez sentir qu’elle était étrangère… À la première occasion, elle a demandé la signification de ce mot à son amie, madame Savaria.

— Ah ! vous aussi, vous avez été surprise en l’entendant. Il s’agit d’une déformation du mot screen et désigne une moustiquaire. 

***

— Maxime, ferme la porte. Les mouches vont rentrer.

Quelle n’est pas sa surprise d’entendre sa belle-mère lui répondre ! Marie-Rose n’est pas habillée, pas coiffée. Que peut-il bien se passer pour que madame Guénette… Elle voit son beau-père arriver à son tour. Et, Maxime.

Il n’en faut pas plus pour que Marie-Rose pense tout de suite au pire, une habitude dont elle a hérité de son père, et dont elle ne se départira jamais. Elle n’a pas tout à fait tort, mais ne volons pas le moment à Léondina. 

Celle-si, après s’être assise à la table de la cuisine, tente de reprendre son souffle. Marie-Rose lui offre un verre d’eau. Léondina boit et se calme peu à peu. Pas pour longtemps, car, quelques secondes plus tard, elle se relève et prend Marie-Rose dans ses bras en lui disant : 

— Vous êtes pas mariée, ma pauvre p’tite fille !

Philias, sur le point de s’allumer une pipée, arrête son geste et s’assoit lui aussi. Seul Maxime semble garder la tête froide au milieu de cette situation pour le moins mélodramatique.

— Ben voyons, moman, de quoi vous parlez, là? On s’est mariés hier. 

Léondina se rassoit, laissant Marie-Rose les bras ballants, sur le point de s’effondrer elle aussi. Elle ignore encore qu’elle est cardiaque — elle ne l’apprendra que cinq ans plus tard —, mais son cœur bat se déchaîne. 

— Parle, Léondina, pour l’amour du bon Dieu. Arrête de nous faire languir, dit alors Philias pour briser le silence aussi épais qu’une motte de beurre qui ne demande qu’à être coupée.

— Hier, durant la cérémonie, quelque chose m’a chicotée. Sur le moment, j’ai pas fait attention…

— Léondina, raccourcis ton histoire. Arrive à fin le plus vite possible.

Léondina regarde son fils, une grande tristesse dans les yeux. 

— Ben, c’est ça. M. le curé t’a demandé : « Maxime Guénette, acceptez-vous de prendre…

— J’ai répondu « oui », moman !

— Justement, c’est ça le problème : tu t’appelles pas Maxime !

Pour la première fois de sa vie, Maxime, ou quel que soit son prénom, a les jambes coupées. Il se tire une chaise à son tour.

Marie-Rose s’installe un coin de fesse sur la dernière chaise et demande : 

— Comment c’est qu’il s’appelle si c’est pas « Maxime » ?

— Marc, murmure Léondina, qui n’en peut plus.

Marie-Rose, logique, se tourne vers son non-mari et lui demande : 

— Tu connais pas ton prénom ?

— Ça m’a l’air que non. Ça parle au yâbe !

Philias s’allume une pipée. Il laisse exhaler une belle fumée bleue :

— C’est pourtant vrai ! On l’a baptisé d’même en l’honneur de ton père, Léondina. J’en r’viens pas.

Un long silence suit cette dernière déclaration. 

— Ça fait que… commence Marc.

— Ça fait que vous êtes pas mariés, mes pauvres enfants, sanglote Léondina. 

Marie-Rose essaie de garder la tête la plus froide possible, mais les idées noires se bousculent dans sa tête. Elle murmure : 

— C’est effrayant ! Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce que le monde va dire ?

« Le monde » dans son esprit, c’est M. Imaginez la nouvelle : « L’ancienne maîtresse d’école vit avec mon neveu sans être mariée. Ça s’peux-tu ? J’me suis toujours douté… »

Étonnement, Léondina, malgré son émoi, prend la situation en main : 

— On va descendre à la messe à Saint-Sauveur. Après, on va aller voir M. le curé. 

Elle se lève et accroche Philias par la manche en lui disant :

— On s’en va s’préparer. On r’vient vous chercher dans pas grand temps.

Ils sortent, laissant entrouverte la porte de scring.

Marie-Rose ressent un tremblement au plexus solaire. Toutes sortes d’idées lui traversent l’esprit. Devra-t-on refaire la cérémonie ? Sa robe et son voile, confectionnés par son ami madame Savaria, sont déjà rangés dans du papier de soie. L’humiliation — c’en est bien une — de réinviter tout le monde… à moins que cela puisse se faire dans la plus stricte intimité. Même là, elle devra écrire à son frère Édouard pour lui redemander de lui servir de père. 

Des images de la nuit dernière lui reviennent… Elle ne peut pas croire… Ça ne peut pas être un péché, elle était sûre d’être bel et bien mariée à Max… à Marc. 

Ce dernier, pour sa part, se fait soigneusement la barbe. On dirait que rien ne s’est passé. Il s’active, mais sans s’énerver. 

Une heure plus tard à peine, Philias klaxonne. Il est stationné devant la maison des non-mariés. Comme rien ne semble bouger à l’intérieur, il klaxonne à nouveau. Marc se montre le bout du nez et fait signe à son père qu’ils arrivent.

Philias n’a jamais conduit aussi vite. Il pousse son auto à son maximum. Léondina ferme les yeux. Pour une fois, Marc ne se sent pas en sécurité. Quant à Marie-Rose, elle récite son chapelet, pensant qu’il s’agit peut-être du dernier.

Quand le clocher de l’église de Saint-Sauveur apparaît dans le paysage, l’inquiétude semble se calmer à l’intérieur de l’auto de Philias. La fin de leur premier calvaire approche, même s’il en reste un autre, bien pire, à affronter après la messe.

***

2003. Soixante-dixième anniversaire de mariage. Marc sourit en repensant à ce souvenir. Quant à Marie-Rose, elle avoue qu’elle ne se souvient pas du tout de la messe, sinon qu’elle avait l’estomac noué par la peur de ce qui les attendait, Marc et elle : la valse des « tout à coup que… », « s’il faut que… », « ça s’rait ben l’boutte que… » dansait en boucle dans sa tête.

***

Le petit groupe Guénette et Poitras — n’étant pas mariée, Marie-Rose a repris son nom de jeune fille — laisse l’église se vider après la messe. Ensuite, Léondina, le chapeau bien en place, fait signe aux autres de la suivre dans la sacristie.

Monsieur le curé, à l’aide des servants de messe, s’apprête à enlever un à un les vêtements sacerdotaux. Pour se donner une contenance, Marie-Rose en dresse la liste descendante dans sa tête : la chasuble, l’étole, le manipule, le cordon d’aube, l’aube, et enfin l’amict.

Le curé se rend soudainement compte de la présence du quatuor dans la porte de la sacristie. Il les salue et ajoute :

— C’était une bien belle noce, hier, mon Maxime. Tu sais que c’est moi qui t’ai baptisé. 

— Dans ce cas-là, vous auriez dû savoir qu’il s’appelle pas Maxime.

Marie-Rose a répondu à la place de son mari. Elle sait que c’est déplacé, mais ses paroles ont fusé comme des étincelles d’un feu mal éteint.

Un lourd silence suit sa déclaration. 

Philias est un peu embarrassé. Léondina frise la crise d’apoplexie. Marie-Rose est sur le point de l’accompagner… Marc ne semble pas à l’aise, mais c’est tout de même lui qui rompt le silence.

— Monsieur le curé, moman nous a dit à matin qu’on était pas mariés, Marie-Rose et moi.

— Comment ça ?

— Y paraît que j’m’appelle Marc, pas Maxime. 

— Alors ?

— Ben, hier, vous m’avez appelé « Maxime » quand est v’nu l’temps de dire «oui».

Le curé demande à la nouvelle non-mariée : 

— Et vous, est-ce que Marie-Rose est bien votre prénom ?

— Oui, monsieur le curé, murmure-t-elle.

Un autre silence…

— Marie-Rose, c’est le temps de le dire si vous avez changé d’idée depuis hier.

— Non, monsieur le curé, répond-elle, un peu étonnée de la question du curé.

Un tout petit silence…

Le curé se dirige vers un bureau et en sort un registre. D’un signe de la main, il invite ses ouailles à le rejoindre. Il trouve l’acte officiel du mariage de la veille, prend une plume, la trempe dans l’encrier et d’un trait solide rature le mot «Maxime» et le remplace par Marc. 

Les Guénette sont sans voix. 

— C’est tout ? demande timidement Marc.

— Vous êtes mariés, et allez en paix. J’ai faim, et ma ménagère doit s’impatienter.

Les Guénette sont toujours statufiés.

— Allez, allez. Comme je l’ai dit hier, je vous souhaite une belle vie et de nombreux enfants.

***

Le soir, Léondina a moins souleur. 

Cette expression était en réalité utilisée par Joséphine, l’autre grand-mère de l’auteur de cette chronique.

Philias, lui, ronfle à faire lever le plafond. Effectivement, il a été plus énervé qu’inquiété par les événements de la journée.

Maxime, comme son père, s’est endormi aussitôt couché. Et il ronfle lui aussi.

Marie-Rose, comme la Vierge au pied de la croix, repasse les événements dans son cœur et dans son esprit. Elle n’en revient pas de s’être mariée deux fois en deux jours. Heureusement qu’il s’agit du même homme, sinon elle serait bigame. L’horreur !

La maison de Maxime et de Marie-Rose est toujours là, à Morin-Heights, sur la route qui conduit à l’école, à l’église et à la maison de la Légion, l’ancienne école de Marie-Rose.

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Canton Morin

J’ai trouvé sur un site Internet des informations intéressantes sur les débuts de la paroisse Saint-Sauveur-des-Monts. Mieux encore, ces informations proviennent de l’Album souvenir du centenaire de Saint-Sauveur, dont l’un des auteurs, Mgr Louis Forget, est un cousin de mon père.

***

Trois frères, originaires de Saint-Janvier, Toussaint, Grégoire et Félix Forget s’établirent dans le deuxième rang, quelques années avant la fondation de la paroisse. Après trois générations, le no 28, défriché par Toussaint Forget, appartient encore à l’un de ses petits-fils, René Forget (1953). 

Il est difficile de fixer avec précision l’endroit où s’établirent ces premiers colons. En outre, la liste en serait certainement incomplète. Ajoutons, sans ordre de préséance, les nom suivants, rappelés par les anciens ou cités aux premières pages de nos archives religieuses : Aubry, Trépanier, Provost, Charbonneau, Choall, Marrier, Cyr, Imbault, Prud’homme, Lauzon, Viau, Miron, Papineau, Bigras, Taillefer, Moore, Charron, Corbeil, Beaulieu, Brisebois, Gravel, Aubin, Rochon, Landry, Foisy, Loiseau, Godon, Legault, Bertrand, Sanche, Beauchamp, Maillé, Labelle, Guénette, Dufour et Chartier.

Tous ceux-là étaient des fils de cultivateur. D’un courage héroïque, armés d’une hache, ils s’avançaient dans nos montagnes pour y faire de la « terre neuve ». Une vie dure les attendait : pays de montagnes, sol rocailleux, forêt vierge, éloignement des centres et des villes, manque de chemins, pas d’église surtout, et pas de médecin. Disons-le à l’honneur de leur foi, le manque de secours religieux fut une de leurs plus dures épreuves car nos pères étaient de fervents chrétiens. Les premiers habitants de Saint-Sauveur, surtout ceux qui s’étaient fixés au nord de la paroisse, devaient, pour aller faire leurs dévotions, à Saint-Jérôme, franchir une distance de dix-huit milles par des chemins impraticables. C’est à Saint-Jérôme que les premiers enfants sont baptisés. Un peu plus tard, en 1846, quand s’ouvrira une desserte à Sainte-Adèle, quelques paroissiens pourront aller à la messe plus facilement. Cette « mission » avait son lieu de réunion dans la maison de M. Augustin-Norbert Morin, propriété qui a longtemps appartenue à M. Zoël Lamoureux. M. Thibault, curé de Saint-Jérôme, desservait cette mission, tous les quinze jours. 

À partir de 1852, le curé de Sainte-Adèle venait dire la messe à la mission de la Circoncision (saint-Sauveur). À quel endroit ? Nous l’ignorons. Mais il est certain que de 1846 à 1852, le curé Thibault, dans ses courses apostoliques à Sainte-Adèle, arrêtait à Saint-Sauveur, de temps en temps, pour dispenser à ses paroissiens éloignés les secours de la religion. 

Ainsi, l’autel s’était approché progressivement de ces âmes généreuses et le temps était venu de jeter à Saint-Sauveur les bases solides de l’édifice paroissial et d’y élever un clocher à la gloire du Sauveur. En 1853, la première messe fut célébrée dans la « nouvelle chapelle » de Saint-Sauveur, par l’abbé Thérien, curé de Sainte-Adèle et desservant de Saint-Sauveur. L’église actuelle fut terminée en 1905 et le 25 mai de la même année, Mgr Zotique Racicot, bénit solennellement le nouveau temple.

Réf. Album souvenir du Centenaire de Saint-Sauveur-des-Monts par Léopold Cyr, Mgr Louis Forget et Jacques Lapointe.

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Les voix ou Les mots de tête

« Les voies du Seigneur sont impénétrables », dit la Bible. Tes voix, elles, sont incontrôlables. 

Novembre 1982. Tu ne vas pas bien — c’est peu de chose de le formuler ainsi. 

Tu as passé le printemps et l’été à Saint-Denis, sur le Richelieu. Tu t’y es retiré pour commencer l’écriture d’une pièce intitulée Un visage dans mon rêve. L’héroïne en est Laure Conan, première romancière québécoise. Un drame romantique. Presque un mélodrame, si ce n’était du souffle épique que tu t’es découvert et que tu as prêté, le temps de la pièce, à Laure, cette chère Laure, qui est devenue une sorte d’amie imaginaire.

Tu n’aurais peut-être justement pas dû te « retirer » ; les longues journées et soirées de solitude, les promenades à n’en plus finir pour tenter d’étouffer les voix qui t’agressent de plus en plus violemment.

***

Les voix ! Elles se sont tricoté un cocon douillet dans la bouillie qui te fait office de cerveau et elles en émergent quand bon leur semble. Elles ne te demandent aucune permission avant de t’envahir jusqu’à te faire paniquer. Quand tu étais enfant, on t’avait dit que c’était la voix de ta conscience. Tu la trouvais pas mal bavarde et, surtout, maniaque. Elle te répétait sans cesse de faire attention, de fuir non seulement le péché, mais l’occasion de pécher — l’impureté était la pire des abominations —, l’occasion, oui, fréquentée en toute conscience, était, elle aussi, un péché. En fait, tout était plus ou moins péché, du moins selon ta compréhension, et la façon que l’on avait eue de te présenter la chose. 

Tu connaissais parfaitement la classification des péchés.

1— L’imperfection : Dieu souriait malgré sa déception. 

2— Le péché véniel : Dieu fronçait ses sourcils broussailleux et te pointait de son index divin. 

3— Le péché mortel : Dieu, en colère, agitait son index dans ta direction et t’indiquait ensuite une immense horloge dont les battements scandaient : « Toujours ! Jamais ! » L’enfer t’attendait, à moins que tu ne te confesses… ou que, assurance contre un risque de mort subite, tu récites un acte de contrition bien senti qui masquerait partiellement la tache indélébile qui défigurait désormais ton âme depuis que tu avais péché mortellement. 

Et ce n’était pas tout.

4— Le sacrilège : le jack pot des péchés ! Dieu ne daignait plus te regarder; il n’agitait plus rien dans ta direction. Avec un sacrilège, tu recevais automatiquement un billet aller pour l’enfer en première classe. Plus de retour possible. 

Les voix te convainquirent, la veille de ta première communion, à six ans, que ton âme était noire comme le poêle à bois de votre cuisine. Tu t’étais confessé, mais tu avais peut-être caché volontairement un péché honteux ? Avais-tu avoué au curé un coup d’œil rapide sur les Playboy de ton frère ? Il les cachait pour ne pas que votre mère les trouve. Il savait qu’elle avait le ciseau censeur ! Mais, toi, son petit frère ! Tu avais caché un péché d’impureté, le pire de tous selon les voix. Pis encore, n’avais-tu pas ressenti quelque plaisir à regarder ces femmes nues ? La vitesse du regard ne comptait pas dans l’horreur du péché. Vite, pas vite, c’était un péché mortel.

Le lendemain, tu pensas remettre ta première communion. Mais quelle raison donner ? Te vomir les tripes en te mettant un doigt dans la gorge ? Pas très invitant. Dire que tu ne feelais pas bien ? Ta mère s’était acheté une belle robe neuve pour l’occasion; le repas de fête était prêt, et le gâteau avait été livré, la veille — un petit garçon agenouillé le décorait. Ton père ne serait peut-être pas mécontent, car il perdait une journée de travail au moulin à scie : « Pourquoi, veux-tu me dire, une première communion, un samedi ? » Ton frère, qui avait réponse à tout, te dirait que tu ne feelais pas parce que tu étais à jeun. Lui aussi se sentait bizarre quand il sautait un repas, ce qui lui arrivait, tous les dimanches matin, avant la messe. Il fallait être à jeun depuis minuit pour communier. 

Tu communias ! Sur la photo souvenir, tu ne souris pas beaucoup. Dans ta tête, les voix faisaient le sabbat… Elles t’avaient pourtant prévenu. Tu n’en avais fait qu’à ta tête. Tant pis pour toi. Vite un acte de contrition en attendant la confession du prochain vendredi du mois. Et encore, les voix n’étaient pas sûres que ça parviendrait à calmer le courroux divin; tu avais fait une première communion sacrilège !

Tu ne te souviens pas comment l’épisode de la première communion se termina. Tu crois bien que la conviction sacrilège t’habita jusqu’à ta communion solennelle.

***

L’automne venu, tu rentres fréquemment à Montréal. Tu espères que la grande ville bâillonnera les voix. Tu sors. Tu t’occupes. Tu t’étourdis. Tu fais des rencontres d’un soir, histoire de ne pas être seul, une nuit au moins.

Les voix profitent désormais de la nuit pour t’attaquer dans ton sommeil… ou ce qui lui ressemble. Un médecin te prescrit des comprimés de Halcion, un somnifère puissant qui te plonge, quelques minutes après l’avoir avalé, dans une sorte de torpeur et d’effacement. Tu n’es plus. Tu n’existes plus. Tu es inconscient. La belle vie ! Le beau vide !

Six heures pile plus tard, tu n’ouvres pas les yeux; ils décident d’eux-mêmes de s’ouvrir. Tu es revenu de l’abîme où les médocs t’avaient plongé. Les voix sont à nouveau là. Une peur, nouvelle, s’insinue dans ton cerveau plein de trous et de tunnels sans fin : la folie, l’une de ses filles du moins, la schizophrénie ou quelque chose qui s’en approche.

***

Les années suivantes, le combat sera presque continuel. La marche sera ton choix des armes. De jour comme de nuit, sortir, jusqu’à l’épuisement, qui t’accordera quelques heures d’un sommeil pas vraiment réparateur. Malgré cette affliction permanente, tu fonctionnes. Tu travailles. C’est le cas de le dire, tu te tues au travail : autre arme pour contrer les attaques qui se font dorénavant chorales.

***

En novembre donc — tu en as oublié les circonstances, mais tu en possèdes encore la preuve « papier » — une lueur semble poindre dans ton univers ténébreux. Un livre : Le chant de l’immédiat satori, un texte sacré du zen. Est-ce l’exotisme que ce titre dégage ? Toujours est-il que ta méfiance à l’égard des religions, surtout la catholique, qui t’a fait tant de mal et qui est à l’origine, en partie du moins, des voix qui t’assaillent — chose que tu découvriras bien plus tard –, ta méfiance donc baisse sa garde. 

Tu ouvres le livre. Brusquement, tu sais qu’il te faut le lire. Urgence. Tu le paies, sors de la librairie et t’attables à un café. Tu es possédé ! Ton démon s’appelle « paix ». Tu ne le connais pas, celui-là. Tu découvres, dès les premières pages, la source — du moins, l’une d’elles — de tes maux : l’espoir, l’espérance pour les gens vertueux « théologalement ». Pour marquer le moment, tu écris ton nom et la date sur la page blanche du livre. Tu ajoutes : « Avec l’espoir de ne plus espérer. »

Ce qui semble une plongée dans le désespoir prend, au contraire, les allures d’un chemin de libération. 

Le zen et sa pratique, le zazen, cette « liturgie » sans Dieu, te permettront de tenir le coup sans pour autant rendre les voix muettes. Et ce, pendant une dizaine d’années.

***

Les seuls moments où les voix t’ont foutu la paix sont celles, trop brèves, que tu qualifies encore d’« heureuses » : celles de la folie créatrice où tu as prêté à tes personnages toutes les bibites qui te trottaient dans les neurones. Tu ne leur laissais pas le temps de trop parler : leurs paroles se retrouvaient sur une page qui ne restait pas blanche — vierge ? — longtemps. Un mouvement perpétuel qui t’a fait écrire, en une dizaine d’années, trois séries télévisées (plus ou moins 165 épisodes de 30 minutes), trois pièces de théâtre, une vingtaine de vidéos éducatifs, un roman jeunesse, sans oublier ta « négritude » — on dit prête-plume maintenant —, ainsi que deux ou trois romans de type « Arlequin », publiés tu ne te souviens plus sous quel pseudonyme anglophone — l’un d’eux avait pour titre Brûlure, c’est le seul souvenir que tu en as gardé.

***

Le zen ne fait aucun miracle et ne guérit rien. Il te permet tout de même de tenir les voix en respect. Tu te tourneras vers les thérapies — elles sont multiples et à la mode dans les années 1980-1990 —, espérant — le maudit mot — te débarrasser des voix qui t’attaquent à l’improviste. 

L’une d’elles — une thérapie, bien sûr, pas une voix — te fera remonter dans tes vies antérieures. Rien de rutilant : fermier au Moyen Âge; insurgée — origine sans doute de ton « côté féminin » — sous la Commune de Paris, et quelques autres facéties semblables. Aucune trace d’anxiété, sauf la peur de perdre une récolte ravagée par une quelconque vermine ou de te faire couper la tête par d’autres insurgés qui ne partagent soudain plus ta vision, durant la Semaine sanglante du 21 au 28 mai 1871 — cette dernière précision vient d’un livre d’Histoire et non de la remonteuse de vies. 

Une rebirtheuse te fera par la suite revivre ta naissance pour y découvrir, t’a-t-elle promis, LA source de tes maux. Tu aurais pu économiser les 125 $ — et un bad trip — qu’elle t’a demandés en t’informant simplement auprès de ta mère… Elle t’aurait dit que tu étais né en détresse respiratoire. Plus tard, tu auras accès à ton dossier médical — tu as reçu en cadeau un rendez-vous avec une astrologue pour qu’elle établisse ta carte du ciel — où tu liras que tu es né à « 8 h 25 » — détail précieux pour l’astrologue —, et « bleu » de ton état. 

Dix ans ! Il te faudra dix ans de psys de toutes sortes, payés à prix fort, pour découvrir qu’ils ne peuvent rien pour toi, ou si peu. Dix ans à jouer le jeu du «ça va pas si mal», à faire «comme si» parce que tu sais que ça achale le monde quand tu ne vas pas bien. D’ailleurs, le monde en question ne se gêne pas pour te dire que tu es un emmerdeur de première avec tes maladies. Ça, ce sont tes amis… Tes ennemis… Quant à ta famille, tu ne lui en parles pas. Les problèmes « dans la tête » n’y sont pas bien vus : ton père te dirait de ne pas y penser; ta mère angoisserait autant que toi, et ton frère te prêcherait la bonne parole de la pensée positive. 

Un épisode d’éruptions cutanées autour de la bouche fait en sorte que les voix prennent le contrôle du peu de jugement et de raison qui te reste. Un médecin décrète qu’il s’agit d’un herpès — rien pour te rassurer, et tout pour les voix qui te crient que tu vas « pourrir deboute », provoquant du coup une crise d’angoisse telle que tu te retrouves aux urgences de Saint-Luc. 

Le médecin « de l’herpès » t’a prescrit une crème… qui se révèle inefficace. Un autre, plus rassurant, te dira que ton affection cutanée est un impétigo, une maladie d’enfant qui peut revenir si on en a déjà souffert à l’âge tendre, ce qui est ton cas. 

***

Tu es en deuxième année. Solange Boyer, ta maîtresse, te dit de rentrer chez toi parce que tu as d’étranges lésions autour de la bouche. Elle craint la contagion. Tu descends chez ta tante Simone, où tu téléphones à ta mère, qui se rend au moulin à scie afin de prévenir ton père d’aller te chercher. 

Quand tu entres dans la maison, ta mère est saisie en te voyant. Elle déteste tout ce qui est boutons, picote, lésions et autres blessures sanguinolentes. Elle appelle le docteur Villemaire, votre sauveur habituel. Il vient quelques heures plus tard. Il craint on ne sait trop quoi. Il conseille donc à tes parents de te faire voir le docteur Piette, le pédiatre qui t’a sauvé la vie à huit mois. Une légende veut que ce soit plutôt saint Joseph qui t’ait guéri. Mais, ça, c’est une autre histoire.

Ta mère fait un « longue distance », comme on disait alors, au bureau du pédiatre, à Montréal. Heureusement, il peut te voir dès le lendemain. Comme ton père travaille et ne peut pas t’y conduire avec ta mère, c’est en train que tu feras le trajet. Tu essuieras les regards dégoûtés des autres passagers, entre Mont-Rolland et la gare Jean-Talon. Deux trolleybus plus tard et une salle d’attente bondée, et tu entres enfin dans le bureau du médecin.

Examen. Réflexion. Ta mère est tendue comme une corde de violon. Toi, tu n’as qu’une envie : pleurer. Le diagnostic sort enfin de la bouche du spécialiste : tu fais un impétigo, une infection bactérienne. Rien de très grave, même si c’est extrêmement contagieux. Prescription : eau d’Alibour sur les éruptions cutanées plusieurs fois par jour. Rentrée dans l’ordre prévue dans une dizaine de jours. Ta mère paie la secrétaire du docteur. 

Retour à Mont-Rolland. Congé d’école jusqu’à ce que tu sois guéri. Un mal pour un bien, finalement. 

***

Le deuxième médecin — celui qui deviendra ton médecin de famille pendant plus de trente-cinq ans — te prescrit un antibiotique, et les éruptions cutanées, qui te donnaient des allures de tarte aux bleuets — dixit ton ami Louis-Marie —, disparaissent en quelques jours. Ton coloc peut arrêter de vomir en te voyant au petit-déjeuner.

Les voix, déçues, se sont tues ou presque. Tu profites du répit qu’elles semblent vouloir te laisser. Mais tu connais leur hypocrisie. Tu ne baisses pas complètement ta garde; tu t’en méfies. 

Quelques jours passent et… 

L’attaque en règle. Comme le mal de vivre chanté par Barbara, les voix ne préviennent pas, elles arrivent —, dans ton cas, elles reviennent en force. Elles te jettent par terre, te piétinent. L’angoisse est comme un torrent boueux qui menace de t’étouffer. Tu ne téléphones pas à ton médecin, tu te rends à la clinique. Tu ne gardes cependant aucun souvenir de ce déplacement. Tu te « réveilles » dans son bureau. Il te parle doucement, essaie de te redresser — tu ne fais qu’un avec ton plexus solaire — et t’invite à avaler une petite pilule.  

Il était sur son départ, mais, dans l’état où tu étais, il a accepté de te recevoir. Il te veille même, le temps que la pilule fasse son effet. Quand tu as retrouvé un peu de tes esprits et que ton rythme cardiaque se calme enfin, il te parle avec précaution d’un traitement qui pourrait se révéler efficace. Il te prévient : la médication ne fera pas taire les voix, mais elle te fera plutôt découvrir leur mode de fonctionnement. Il te fait même un dessin afin de t’expliquer comment ton cerveau semble fonctionner : tes neurotransmetteurs — le nœud de ton problème — tournent en rond — c’est évidemment une façon de parler — provoquant ainsi des troubles anxieux sévères, assortis — quel mot étrange ici — de troubles obsessionnels compulsifs. Pour dire la chose vulgairement : « ils pognent une chire » et se multiplient à qui mieux mieux en se neurotransmettant. Ce ne sont évidemment pas ses mots à lui. Il s’agit plutôt de la traduction que tu en fais. 

***

L’époque décrie la « pharmacopée du mieux-être », comme on l’appelle. Le Nouvel Âge triomphe dans les années 1980 et début 1990. Et avec lui, le retour à l’âge de pierre en ce qui concerne les médicaments. On ne jure alors que par les plantes, les tisanes, les jeûnes, le végétarisme, les enveloppements d’algues et autres médecines qualifiées de douces. On naturopathise. On homéopathise. On ostéopathise. On acupuncturise. En ce qui concerne les maux de l’âme ou de l’esprit, quelques gouttes d’élixirs floraux de Back sont recommandées; dans le pire des cas, une irrigation du côlon est censée faire merveille.

Une tienne amie qui donne dans le surnaturel te conseille de te laisser aller, de suivre les voix. Elles t’amèneront sûrement quelque part… Aux urgences, sûrement, où, sur le conseil de cette amie, tu attendras des heures et des heures en lisant un livre qui fait fureur : La petite voix, d’Eileen Caddy. Ton amie t’a proposé cette lecture sérieusement, convaincue qu’elle est que tu y trouveras apaisement et sérénité. Elle ne comprend visiblement pas le trouble dont tu souffres. 

***

Tu acceptes la médication — le mot est bien choisi puisqu’il s’agit de plus d’un médicament — que ton médecin te propose. Tu te dis qu’avaler une pilule ou deux tous les matins et tous les soirs ne peut pas être pire que ce que tu connais depuis longtemps. L’éventualité ne serait-ce que d’une accalmie te remplit de joie — figure de style, il va sans dire. Autre perspective qui n’est pas sans te réjouir : dormir plus que deux ou trois heures par nuit, ce que tu n’as à peu près pas connu depuis l’âge de treize ans.

Tu présentes les ordonnances au pharmacien sans oser le regarder. Tu es passé du blanc crayeux de ton arrivée à la clinique au rouge carminé, humilié que tu es d’avoir une maladie probablement aussi honteuse qu’une chaude-pisse, même si elle se situe tout de même dans une région plus noble de ta personne. Sur le chemin du retour vers le taudis que tu habites, angle De La Gauchetière et Saint-Denis, juste au-dessus d’un tourist room et à côté d’une maison de passes, d’autres voix se manifestent, celles de certaines connaissances : « Ne prends pas anxiolytiques, ne prends pas d’antidépresseurs, ne prends pas… ne prends pas… » Elles se voient déjà, pauvres elles, obligées de te visiter à Saint-Jean-de-Dieu. Non, en fait, elles savent que jamais elles ne te visiteront, car tu n’as pas suivi leurs conseils. Leurs voix, comme les tiennes, te parlent toujours sur le ton de l’injonction : « Il ne faut pas… tu ne dois pas… c’est pas correct… c’est mal… c’est un péché… », cette dernière n’est pas nouvelle, elle remonte loin dans le temps.

On pense que les personnes qui souffrent de ce genre de trouble ne sortent plus de chez elles, tout occupées à vérifier si les éléments de leur cuisinière sont bien éteints ou leurs robinets bien fermés. D’autres prennent cinq, six douches par jour, certaines qu’elles sont sales et que la moindre chose les souille. Tu as connu une femme qui a dû être hospitalisée, attachée à son lit, pour éviter qu’elle ne se lave les mains à répétition.  Les siennes s’étaient infectées par excès de propreté. 

Bien que ce genre de manifestations se produisent parfois, les TOCs prennent, chez toi, une forme plus… « artistique ». Le mot est sans doute mal choisi, mais il exprime simplement que le trouble dont tu souffres prend la forme de scénarios qui… L’instant d’avant, ton coeur battait normalement ou presque; celui d’après, il bat « la chamade » — hommage à Françoise Sagan. Tu dois alors déconstruire et réécrire le scénario qui t’assaille au plus sacrant, car l’orage menace. Si tu n’y parviens pas : sueurs froides, sentiment d’asphyxie, tremblements, nausées. Durant la nuit, les crises se font plus perverses; elles commencent par la fin. Tu te réveilles trempé, étouffé, noyé dans une angoisse gluante et, aussitôt, la projection commence : l’enfer de ton enfance, dont tu avais tellement peur, est remplacé par des visions de mort, de maladie, de rejets de toutes sortes.

***

Les années passent. Les TOCs restent. Ils reviennent en force dans les moments plus difficiles de la vie. Le cancer et les TOCs ne font pas bon ménage. Les deuils non plus. Contrairement à la solitude que chantait Moustaki, ils ne deviendront jamais de « vieilles habitudes ».

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En relisant mes bulletins scolaires

J’ai retrouvé mes bulletins scolaires.

Le premier : celui de la maternelle de mademoiselle Claire Saint-Germain, avec qui j’ai fait ma première année, dans la vieille maison des Rolland, l’actuel Au clos Rolland. Je n’avais pas l’âge pour entrer en première année au couvent, alors mes parents ont choisi de m’envoyer « au privé »… Ça fait snob, comme ça, mais, pour eux, c’était plutôt un sacrifice. Il payait déjà la pension de mon frère Raymond au collège Laval.

À mon grand étonnement, sur mes bulletins de deuxième et de troisième année, à l’école Saint-Georges de Mont-Rolland, je suis né le 30 novembre 1947 au lieu du 25, et mon père se prénomme Maxime au lieu de Marc — il faut dire que ses parents, ses frères et ses sœurs l’ont toujours appelé Maxime. Tant Solange Boyer que Pauline Latour, les deux institutrices, comme on les appelait alors, ont commis la même erreur. Mon passage au couvent des Sœurs Sainte-Anne ne m’a pas laissé de souvenir impérissable, à l’exception d’une claque que m’a assénée sœur Marie-Louise-Agnès — la directrice, que les filles plus âgées avaient surnommée « Pue du bec » — parce que, au catéchisme, j’avais dit que j’aimerais mieux aller aux limbes qu’au purgatoire, ce lieu me paraissant plus agréable, même si l’on n’y voyait jamais Dieu. Sur le coup — c’est le cas de le dire — je crois que je n’ai même pas pleuré. J’étais saisi. C’est dans le taxi Paquette du retour à la maison que j’ai éclaté en sanglots. Pauline et Colette Latour, qui voyageaient avec les enfants du rang, ont bien tenté de me consoler, mais rien n’y a fait. Raymonde, Jean et Paul Lamoureux, ainsi que Claude Latour sont restés silencieux tout le long du trajet.

Sur mon bulletin de quatrième année, quand je suis passé au collège des frères maristes, j’ai retrouvé ma date de naissance, et mon père, son prénom. Le titulaire, trouvant sans doute que j’avais des carences en éducation physique, comme mon ami C., décida de nous garder quelques fois tous les deux après la classe pour faire de la gymnastique. Ces jours-là, le taxi Paquette ne nous attendait pas. C. et moi devions rentrer à pied jusque chez nous — un peu plus de deux milles, si ma mémoire est bonne.

J’ai « sauté » en cinquième année, en octobre, et j’ai eu le frère Louis-Boniface comme titulaire. Comme il est resté vingt-cinq ans à Mont-Rolland, un grand nombre de garçons du village l’ont eu comme professeur. Il avait la main assez forte « dans la claque », lui aussi, et, quelques années plus tard, le jour de ma profession religieuse, je le lui rappelai. Il rougit… et sourit, quelque peu troublé, je crois, par ce souvenir. Surtout que mon frère se souvenait, lui, d’en avoir « mangé tout une ». Je me rappelle, le jour de mon changement de classe, qu’il administra une superbe claque à A. P., mon voisin de rangée. J’ai figé sur place et je me suis promis d’écouter, de ne jamais rire ou même sourire en sa présence…

L’année suivante, en sixième année, j’étais né le bon « quantième », mais pas la bonne année; j’avais rajeuni d’un an. Le frère Jean-Omer — je n’ai aucun souvenir de lui — était le titulaire, et le directeur était le frère Jean-Roger — surnommé « Oscar le Pleumé », on devine pourquoi. Qu’on se rassure, ce n’est pas le Jen Roger qui enregistra Le miracle de Sainte-Anne-de-Beaupré et devint un chanteur adulé de tout le Québec et le roi de la Casa Loma.

En septième année, le frère André-Robert — lui non plus ne fut pas une vedette de la télé ni un potineur d’Échos-Vedette, comme son homonyme — présida aux destinées de ma dernière année au collège de Mont-Rolland. L’année de ma naissance est illisible sur mon bulletin. On l’a tellement corrigée que le dernier chiffre est un mélange confus d’encre bleue et d’encre rouge. Finalement, j’ai l’air d’être né en « 194 ». Souhaitons tout de même que ce soit après Jésus-Christ. J’ai terminé l’année avec une moyenne générale de 85,7 % — c’est écrit sur mon certificat de septième année. 

Ce sont sans doute mes notes qui attirèrent l’attention du frère recruteur. Il me dit que j’étais sûrement appelé à la vie religieuse. Il parvint même à convaincre mon père, qui n’était pas du tout chaud à voir partir son fils de onze ans pour le juvénat. Un argument massue vint à bout de sa résistance : le recruteur lui demanda ce qu’il dirait à Dieu, au jour du Jugement, s’il refusait que son fils suive la vocation à laquelle il était certainement appelé. C’est ainsi que, le 30 août 1959, je suis monté dans la Ford vert forêt de mon père pour quitter Mont-Rolland et ne jamais y revenir à demeure. Il y a bien eu quelques semaines de vacances pendant les années de juvénat, puis, longtemps plus tard, un lendemain de Noël alors que j’étais au Scolasticat central de Montréal — mon père était venu nous chercher, le matin, et monsieur Adrien Boyer nous avait ramenés, le soir, Réal Boyer, Georges Éthier et moi. Plus tard encore, je fis le voyage Montréal–Sainte-Adèle, une fois la semaine, pour mes ateliers de théâtre à la Polyvalente.

Grâce à Gilles Lamoureux, un ex-confrère mariste — pas de liens de parenté avec les nombreuses familles Lamoureux de Mont-Rolland et de Sainte-Adèle —, j’ai revu mes bulletins des quatre années de juvénat, du postulat et du noviciat; et celui du Brevet A-1 au Scolasticat central.

Mon dernier bulletin… Mon baccalauréat en pédagogie de l’Université de Montréal. Je l’obtins en 1968, et il plut davantage à mes parents qu’à moi. J’étudiais déjà le théâtre et l’écriture dramatique… J’étais passé à autre chose.

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Cauchemar

Nuit éprouvante. Nuit d’orage dans mes rêves. 

Comme c’est le cas de plus en plus souvent, un rêve où je suis humilié. J’ai beau essayer de m’affirmer, de tenir tête, je me réfugie dans un silence lourd, attendant que la tempête de rires, de paroles blessantes et de mauvais jeux de mots passe. Elle ne passe pas vite. Elle s’étire, semble se retirer pour mieux attaquer à nouveau et creuser bien profond le sillon de l’humiliation. 

Les lieux changent, mais l’intensité, la terreur de l’humiliation, elle, ne change pas. Mes rêves me font revivre avec une précision douloureuse des événements de ma vie que je croyais avoir oubliés. 

Mont-Rolland, École Saint-Joseph, 6e année

Je suis nul en sport à l’exception du Mississippi. C’est tout dire. Pourtant, un jour de printemps, à la récréation du midi, je frappe un coup de circuit à la balle molle. Je n’en crois ni mes yeux ni mes oreilles, habitué que je suis d’essuyer les huées et les moqueries de mes congénères. Je suis un premier de classe, mais cela ne me confère aucune notoriété. Je chante des solos dans la chorale ainsi qu’aux mariages avec ma cousine Jeannine, et je connais un certain succès dans les pièces pieuses que les frères montent chaque année pour la fête de Monsieur le Curé. Rien cependant pour m’élever aux yeux de mes congénères. À Mont-Rolland, dans les années cinquante, les arts « artistiques », comme a déjà laissé échapper un ministre de la Culture du Québec, ne font pas une réputation de vrais gars.

Alors, je cours en prenant bien soin de toucher aux trois buts, et je rentre au home sous les applaudissements de mes coéquipiers. J’ai à peine le temps de quitter l’aire de jeu, fier de mon exploit, que la « petite terreur » de ma classe me crie que c’est une erreur, que j’ai triché, que le pitcher m’a aidé en m’envoyant une balle facile. J’ose lui répondre qu’il peut rire s’il veut, que, pour une fois, j’ai été meilleur que lui. Je lui lance même un défi : quand ce sera son tour, qu’il essaie de faire mieux que moi s’il est capable. J’aurais mieux fait d’avoir la victoire humble. J’aurais mieux fait de ne pas oublier que cette petite terreur règne sur les autres, surtout sur les plus faibles comme moi, à coup de menaces et de chantages.

Bang ! Il m’assène un coup de poing « sua yueule », comme il a coutume de dire. Il m’avait déjà dit qu’un jour, il me péterait la face. Cette fois, c’est vrai. Je ne sais pas comment réagir. Je sais bien que je n’aurai jamais le dessus si je décide de lui rendre son coup. L., un de mes amis, me crie de lui faire saigner le nez à mon tour. Mais, je suis dans un état second. Je ne bouge pas. Ma paralysie passagère et mon mutisme, sans oublier le sang qui coule de mon nez, vont vite me transformer de héros en victime feluette. Même les gars de mon équipe, les mêmes qui m’encourageaient quelques minutes auparavant, sont pliés en deux de rire. Ils se moquent de moi, me traitent de peureux. Je ne bouge toujours pas. Je fixe le sol à mes pieds sans vraiment le voir. Je voudrais être ailleurs. En réalité, je voudrais disparaître comme par enchantement. Ou m’écrouler, mort, pour que la petite terreur et tous les autres aient des remords jusqu’à la fin de leur jour.

Je ne me rappelle plus comment cela s’est terminé. Le frère surveillant s’est sans doute mêlé de la situation. La petite terreur a dû être punie jusqu’à sa prochaine fureur.

En moi, l’humiliation est entrée pour n’en jamais ressortir.

(à suivre :

• Un après-midi de mai au Juvénat Notre-Dame.

• Je monte en grade, pour un court moment, au Scolasticat central de Montréal.

• Un soir de première à la Nouvelle compagnie théâtrale.)

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Janvier 2023

Je reprends bientôt la publication de l’histoire de ma famille. 

Au chapitre 8, j’ai laissé mon père et ma mère le jour de leur mariage, le 1er juillet 1933. Une journée sous la pluie. 

Malgré la musique, les chansons à répondre et les sets carrés, quelque chose turlupine Léondina… mais elle ne sait pas au juste quoi . Cela ne lui gâche pas la fête, mais tout de même. 

*****

Extrait du chapitre 9

— Philias, réveille !

Léondina est assise « carré » dans son lit. Il fait encore nuit. Elle brasse Philias qui, selon son habitude, dort profondément du sommeil du juste. 

— Philias !

Celui-ci un ouvre un œil. Il ne sait pas trop s’il rêve…

— Qu’est-ce qu’y a ?

— J’sais ce qui me tracasse depuis le mariage de Maxime, hier !

— Es-tu sûre que t’es ben réveillée ?

— Certaine. Envoye, lève-toi.

Cette fois, Philias résiste. 

— Léondina, on est en pleine nuit. Pourquoi y faudrait que je m’lève ?

— Je l’sais pas, mais lève-toi.

Elle-même tente de s’extirper du lit, empêtrée dans sa longue chemise de nuit. Philias lui prend le bras.

— Léondina, tu peux m’dire ce qui te tracasse sans qu’on s’lève, tu penses pas ? Recouche-toi. Pense à ton cœur !

Léondina s’arrête. Après quelques instants d’hésitation, elle choisit de s’étendre à côté de son mari qui, lui, ne demande qu’à dormir. Déjà, elle perçoit un léger ronflement qui va s’amplifiant. 

Elle presse sa poitrine pour tenter de calmer son cœur qui s’emballe. Elle ferme les yeux en murmurant : 

— Pauvre Maxime ! Pauvre Marie-Rose !

Elle sait qu’elle ne redormira pas, mais, les yeux fermés, il lui semble que son cœur a moins tendance à faire le fou.

*****

Dans ce chapitre, nous apprendrons pourquoi Léondina se sentait mal. Et les conséquences que cela aurait pu avoir sur le couple de Maxime et de Marie-Rose.

*****

Chapitre 10 : Voyage de noces à L’Anse-à-Gilles

Chapitre 11 : La vie reprend à Morin-Heights (et M [celle que l’on ne nomme plus] fait encore des siennes)

Chapitre 12 : Un conseil de madame Albert Corbeil

Chapitre 13 : Grande nouvelle !

Chapitre 14 : Heureux événement.

Chapitre 15 : Maxime songe à s’établir à son compte (rencontre avec M. Jean-Baptiste Latour, à Mont-Rolland)

*****

La suite fera partie d’un second « volume » : Mont-Rolland 1942-1972 

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Après les funérailles de Linda

Flora et Hector doivent être contents de leur clan. À Saint-Sauveur, les Chartier sont réunis autour de leur frère Audé et de sa femme Judith, qui pleurent la mort de leur fille Linda qui, jusqu’à il y a quelques mois, était leur bâton de vieillesse. 

Le cancer a écrit son œuvre démente dans ses cellules. Il s’en est emparé, les a rendues folles et les a lâchées lousses. « Croissez et multipliez-vous », a-t-il dit, comme le père éternel à barbe blanche de notre enfance. En avril, Linda a consulté. Ses cellules avaient perdu le peu de raison qu’il leur restait. La terrible, la « longue » maladie avait pris le contrôle. Linda n’y pouvait plus rien. Elle se trouvait sans doute jeune pour mourir. Liberté 55, qu’ils disaient ! Pas de liberté dans son cas, pas de choix. Oui, tout de même, celui d’accepter l’inéluctable, de partir, la tête haute.

Heureusement que, dans leur malheur, Audé et Judith ne sont pas seuls. Flora et Hector, les parents d’Audé, se sont arrangés pour que tout se passe le mieux possible. Ils ont lancé des invitations : « Venez à Saint-Sauveur, le 12 août, venez dire à notre garçon et à sa femme qu’ils ne sont pas seuls. » Réal, Alcide et Yvon, qui sont déjà dans le grand monde de l’Éternel, de l’Infini, ont prêté main-forte.  

Et le clan des Chartier s’est réuni. Marielle, l’aînée, frêle et souffrante, est descendue de Saint-Adolphe. Claude et Serge ont répondu à l’appel. Et le chœur des filles est là lui aussi : Pierrette, Monique, Lucie et Claudette. On dirait les tantes qui veillaient sur l’héroïne de Kamouraska, dans le roman de Anne Hébert. Huguette, la veuve de Réal, et quelques-un(e)s de son propre clan sont aussi présents. Flora et Hector ont de quoi être fiers.

Flora a communiqué avec sa petite sœur Anne-Marie, quatre-vingt-onze ans (Ti-Pit pour les intimes) : « Laisse pas mon gars tout seul ! » qu’elle lui a dit de sa voix d’aînée du clan des Guénette. Anne-Marie, obéissante – du moins, c’est ce qu’on a toujours dit d’elle – a rameuté ses enfants. Suzanne et Christiane ont répondu oui. Elles ont pourtant leurs propres soucis, mais il n’était pas question qu’elles restent chez elles pendant que leur cousin et sa femme vivent un deuil difficile – en existe-t-il de faciles ?

Il y avait aussi (ton des litanies des jours anciens) :

Arsène à Simone, et Louise. 

Laurent à Lionel, et Suzanne. 

Lisette à René. 

Isabelle à Hervé. 

Jocelyne à Fernand. 

Eux aussi, ils ont leurs soucis, mais aucun d’entre eux n’a voulu laisser leur cousin endeuillé seul en ces moments de détresse. 

J’y suis, moi aussi, Pierre à Marc. 

Il m’est venu à l’idée que, dans leur éternité, mon père et ma mère participent à une grande réunion de famille organisée par Flora et Hector pour accueillir Linda, leur petite-fille. 

Fernand, un bout de doigt en moins, accorde son violon, pour la veillée qui se prépare. 

Simone a préparé quelques bonnes tartes. Ça se mange tout seul après les sets carrés. 

Lionel, Hervé et Marc sont dans une grande discussion de moulins à scie. 

René, parti si jeune, est lui aussi de la fête. Il sourit, un sourire qu’il est seul à avoir – un sourire de Lorion, disait-on. 

Gabrielle est là, sur ses deux jambes, bien droites, et met la main à la pâte. Dans sa vie terrestre, elle était handicapée.

Raymond, mon frère, semble un peu surpris de voir Marie-Rose, notre mère, et Flora se jaser comme elles ne l’ont jamais fait depuis qu’il avait deux ans. À croire que l’éternité réchauffe les refroidissements qui se produisent parfois dans la vie des gens.

Léondina et Philias, dans leur berceuse, sourient devant tant de beauté. Ils ont de bons enfants. 

Audé, Judith, reposez-vous. Soyez en paix. Votre Linda est entre bonnes mains. Flora et Hector l’ont accueillie. 

La fête bat son plein. Le party est pogné ! 

Et Linda revit, belle, fière et heureuse. Elle vous embrasse.

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Enfance

« S’il a eu une enfance, il lui semble qu’il s’en souviendrait. »

Comme un chien qui regarde le monde

Je retrouve cette phrase d’un abécédaire que j’écrivis au début de la dernière décennie du XXe siècle. Bizarre de parler de moi comme d’un écrivain — le mot est sans doute un peu fort — d’un autre siècle.

*****

J’avais de vieux parents. Peut-être est-ce cela qui m’a fait vieillir trop vite au point de me demander, un jour, si j’avais eu une enfance.

J’ai, bien sûr, des souvenirs épars de la période où j’étais enfant. Ainsi, je peux dire: « Je me rappelle le voyage en Abitibi. Je me souviens du décès de grand-mère Guénette. » Mais je ne parviens pas à me faire une image de cette plage de temps, trop vite passée sans doute, qui s’appelle l’enfance. Je pourrais, si j’en avais le talent, concevoir un tableau qui exprimerait — une sorte d’instantané — ce qu’a été ma vie d’adulte: un tableau plutôt sombre, malgré quelques fulgurances de bonheur, aux contours assez précis. Mais il me serait impossible, ne serait-ce que d’esquisser un tableau d’ensemble de mon enfance.

Mon départ de la maison à onze ans a sûrement contribué à effacer de ma mémoire la vie que j’avais eue jusqu’alors. J’y revenais aux vacances de Noël et d’été durant mes quatre années de juvénat, puis il se passa trois ans ou presque — une année de postulat, une année de noviciat et les premiers mois de scolasticat — avant que j’y retourne, l’espace d’un repas, sans plus. Après mon départ de la communauté, j’emménageai à Montréal pour y terminer mes études. Mon frère avait reçu de nos parents le mandat de veiller sur moi; mais, heureusement, il ne prit pas trop son rôle au sérieux, sauf en de rares exceptions. 

Je me rends compte que même mon adolescence se passa, pourrais-je dire, sans que je m’en rende compte, à l’exception de l’éveil de ma sexualité que la prière et les lectures pseudoéducatives imposées (Toi qui deviens homme, de Mgr Thiamer Thot; Aimer, ou le journal de Dany, de Michel Quoist) ne parvinrent pas à réfréner chez l’aspirant au vœu de chasteté que j’étais. Même les vies de saints, lectures elles aussi imposées, ne réussirent à chasser les « mauvaises pensées », comme on appelait alors les rêveries plus ou moins érotiques auxquelles les adolescents se laissaient parfois aller. Je me souviens que, sans doute en désespoir de cause, le maître des novices m’imposa de relire le journal de Gérard Raymond, un cousin de ma mère, mort, disait-on, en odeur de sainteté, quelque part dans les années 1930. Je n’en étais pas, hélas ! à ma première lecture de cette apologie de la souffrance et du sacrifice. Même dans mes rares périodes de foi intense, il ne me vint jamais à l’idée d’utiliser les cilices dont usa le bon cousin. Au noviciat, au début de l’avent et du carême, moments de sacrifice par excellence, semblables instruments de torture « décoraient » le mur de l’escalier qui menait au dortoir. Je sais que certains confrères les utilisaient pour calmer les ardeurs de leur sexualité et s’entraîner à y renoncer pour toujours. En ce qui me concerne, je n’ai jamais éprouvé le moindre désir de ce genre de mortification. 

Donc, mon arrivée au juvénat — le 30 août 1959, un dimanche ensoleillé — me fit entrer dans un monde où les douces folies de l’enfance, s’il y en eut, n’avaient plus leur place. Je me devais de répondre à l’appel de Dieu sans me poser de question, et la Règle, à laquelle je devais me soumettre, exprimait, selon les dires du frère directeur, la volonté de Dieu à mon égard. Avant de nous demander de nous agenouiller pour notre première prière du soir en commun, il ajouta : « Dieu vous a appelés à le suivre sur le chemin de la vie religieuse. À vous d’être fidèles à son appel. »

En nous rendant à la chapelle pour y chanter le Salve Regina, mon ange gardien — un « grand » de Syntaxe chargé de veiller sur le petit nouveau d’Éléments latins que j’étais — rompit le silence de rigueur pour me murmurer que ceux qui ne suivaient pas leur vocation risquaient de brûler éternellement en enfer. « L’enfer de ceux qui ont dit non », ajouta-t-il, en baissant les yeux.

Cette nuit-là, je ne parvins à peu près pas à fermer l’œil. J’avais toujours eu ma chambre à moi, à la maison, et je devais désormais en partager une, immense, avec une bonne centaine d’autres. De mon deuxième étage du lit superposé que je partageais avec mon ange gardien, je fixai le plafond du dortoir jusqu’au petit jour, me répétant que je devais être fidèle à l’appel de Dieu, sinon… Toujours ! Jamais ! sonnait l’horloge de l’enfer. Je me rendais compte — probablement avec horreur — que ma vie était déjà jouée. Le chemin était tracé, celui de la voie étroite dont parlent les Évangiles. Et cela, à cause d’un appel de Dieu que je n’étais soudain plus certain d’avoir entendu. 

Je venais sans doute de m’assoupir quand, après avoir claqué plusieurs fois dans ses mains, le surveillant hurla plus qu’il ne dit : « Laudetur Jesus Christus! » Réveillé en sursaut, je me rappelai alors que mon ange gardien m’avait prévenu, la veille, de ce genre de réveil-matin ainsi que des consignes à suivre à ce moment. Je me dégageai donc rapidement de mes couvertures et me mis à genoux… oubliant que j’étais haut perché. 

« AYOYE ! »

Au lieu de répondre « Et Maria mater ejus ! Amen. » à l’invocation hurlée par le surveillant, je laissai bien malgré moi échapper cette plainte qui fit s’éclater bruyamment de rire plusieurs de mes congénères. L’atterrissage avait été pénible et je m’étais blessé à un genou. Cela ne me fit pas trouver grâce aux yeux du surveillant qui m’avertit que, si cela se reproduisait, je ferais du piquet, le soir, dans l’allée centrale du dortoir. Il ajouta : « Il n’y a pas de place ici pour ceux qui veulent faire les bouffons ! »

C’est sans doute à ce moment que, si elle a existé, la « belle plage de temps de mon enfance » disparut à tout jamais. À moins, à bien y penser, qu’elle n’ait disparu, la veille, quand j’avais regardé la Ford de mon père s’éloigner, empruntant la longue allée bordée d’arbres qui conduisait à la route vers Mont-Rolland, où mes parents retournaient sans moi.

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Mourir en automne

Rubinstein joue les Nocturnes de Chopin. Alain Lefebvre lui rend hommage au cours de son émission dominicale. Cette musique m’emporte vers un passé très lointain. 

C’est l’automne. Le taxi Paquette me laisse à l’entrée de la cour. Je marche vers la maison, monte les marches du long escalier qui mène à la cuisine, et j’entre. 

Maman fait son repassage. On doit être mardi. Comme la plupart de mes tantes, ma mère lave le lundi, mais le repassage attend au lendemain. Je sais que je ne dois pas faire de bruit en déposant mon sac d’école, car un indicatif musical — un Nocturne, mais ma mémoire me trompe peut-être — annonce le début d’une émission radiophonique que ma mère ne raterait pas pour tout l’or du monde : Les événements sociaux, une sorte de carnet mondain, où en fait d’événements, ce sont majoritairement des décès que l’on annonce. Maman écoute son programme religieusement. 

Exilée — depuis son mariage, et même un peu avant, elle vit « dans le bois », comme elle dit, loin du fleuve qui a bercé son enfance et sa jeunesse —, elle tente de se tenir au courant des nouvelles de sa région et d’un peu partout au pays. Sa sœur Simone habite Rouyn-Noranda, où son mari travaille à la mine; son frère cadet, Édouard, a rendu la ferme familiale à sa mère pour déménager à Trois-Rivières et réaliser son rêve : travailler à la Shawinigan Water and Power. Gabriel, un cousin, exerce son ministère sacerdotal au Manitoba. Des événements sociaux, il peut s’en produire partout.

Ma mère, donc, repasse, bercée par la voix de Camille Leduc — je crois bien que c’était le nom de l’annonceur des événements sociaux. « À Saint-Jean-Port-Joli, le 9 novembre est décédé… » Maman arrête son mouvement de va-et-vient, le fer à repasser « en l’air », pour ne rien brûler. Le temps s’arrête. La voix monocorde semble irréelle. Le nom du défunt fait son chemin dans la pensée de ma mère… 

— Pour moi, c’est le frère de Réona Richard à qui j’ai enseigné. Ils habitaient à l’Anse, dans le temps, mais maman m’a dit qu’ils ont déménagé à Saint-Jean-Port-Joli.

Avant de parler, elle s’est assurée que l’« événement social » suivant n’avait aucun intérêt pour elle. 

La litanie des décès reprend et s’égrène lentement, comme les ave du chapelet que ma mère récitera sans doute, le soir même avant de s’endormir, à la mémoire du frère de Réona, « pour que les âmes des fidèles défunts reposent en paix ». 

Quand CKAC décidera, quelques années plus tard, de retirer ses événements sociaux des ondes, ma mère en sera mortifiée. Elle s’abonnera au journal La Presse. Je la surprendrai parfois à en commencer la lecture par les pages nécrologiques. 

Souvenir ? Hommage ? Coïncidence ? Toujours est-il que les avis de décès et autres nécrologies ont toujours eu sur moi un certain attrait. En fait, il s’agit plutôt d’une curiosité qui me pousse à les consulter aussitôt que j’ouvre un journal. J’y ai souvent appris la mort de personnes que je connaissais. Celle, par exemple, de Raymond Proulx, un frère mariste qui, après avoir été mon sous-directeur au grand juvénat, demeura pour moi un ami, un grand ami même, jusqu’à sa mort. Quand j’ai vu sa photo dans le journal, je l’ai tout de suite reconnu; je l’ai même entendu rire, m’a-t-il semblé; il avait un rire qu’on ne pouvait oublier. J’y ai aussi appris le décès d’autres éducateurs qui avaient, comme on le disait alors, formé ma jeunesse. Certains pour mon bonheur, comme Raymond Proulx; d’autres, pour mon malheur. 

Il m’est déjà arrivé, en consultant les avis de décès, d’éprouver l’étrange surprise de ne pas m’y retrouver. Depuis le décès de mes parents, et encore plus depuis celui de mon frère, une petite voix me murmure parfois à l’oreille que, dans un avenir plus ou moins lointain, je disparaîtrai moi aussi. Son ton n’est ni funeste, ni triste, ni épeurant. La petite voix me rappelle simplement mes fins dernières, comme on appelait la chose à une certaine époque. 

★★★★★

Les fins dernières me furent révélées en des circonstances qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Aucun rapport avec le deuil de grand-mère Guénette ou de tante Gabrielle, que je vécus pourtant bien jeune. Rien à voir non plus avec le décès de ma cousine Éliane, morte après avoir donné naissance à une petite fille. Les circonstances de sa mort m’avaient marqué, mais pas au point de me faire perdre le sommeil, comme cela se produisit, le premier jeudi soir du mois de septembre 1961 quand les fins dernières firent brusquement irruption dans mon champ de conscience. Je me souviendrai toujours de la terreur qui m’envahit alors, en cette veille du premier vendredi du mois, dans la rangée A du dortoir du juvénat… 

Les lumières s’éteignent, comme chaque soir, puis des lueurs rouges, vertes ou bleues s’allument au plafond du dortoir. Comme chaque soir encore, le frère surveillant répète : « On se trouve une position confortable — le ton se fait insistant — sur le dos ou sur le côté, et on dort ! » Si, par malheur, en faisant sa ronde, le frère surveillant nous surprend « vautrés », à plat ventre, il braque le puissant faisceau lumineux de sa flashlight dans nos yeux endormis et nous fait nous retourner sur le dos. Au cours d’une lecture spirituelle, nous avons appris que la position « sur le ventre » pouvait éveiller des idées impures dans nos esprits adolescents. Or, « Impudique point ne sera, de corps ni de consentement », disait le sixième commandement de Dieu. 

Donc, les lumières s’éteignent, les feux rouges, verts et bleus s’allument, et juvéniste obéissant, je tente de m’endormir sur le dos. Soudain, sortie d’on ne sait où, une voix lugubre se fait entendre : « Cette nuit sera peut-être votre dernière nuit. Êtes-vous prêts à rencontrer votre Sauveur ? » Je me retrouve assis dans mon lit, le cœur battant à une vitesse que je ne le savais pas capable d’atteindre. Je ne suis pas le seul à être été terrorisé par la voix d’outre-tombe. Mes compagnons de la rangée A — du moins, les nouveaux arrivés comme moi — sont eux aussi assis dans leur lit, l’œil hagard, l’oreille tendue. Dans le dortoir, on entend les rires des « anciens », les grands de Versification qui, au courant de cette pratique des fins dernières, se sont bien gardés de mettre au courant les jeunes flos de Méthode que nous sommes. 

À nouveau, la voix lugubre — je la reconnais, c’est celle du directeur, mais elle me terrorise encore — se fait entendre : « Préparation à la mort. » Suivent des prières, des invocations et un examen de conscience qui doivent nous préparer… si la mort décidait de faucher nos jeunes âmes pendant la nuit. Après avoir passé en revue les commandements de Dieu et de l’Église auxquels nous sommes susceptibles d’avoir désobéi, la voix nous invite à réciter l’acte de contrition. Elle insiste sur la ferveur que nous devons y mettre. Il nous faut regretter nos fautes, sinon le pardon de Dieu ne les effacera pas…

Ce périlleux exercice de préparation à la mort me frappa l’esprit, le cœur et l’âme de plein fouet. Et la peur de m’endormir me saisit. S’il fallait que Dieu vienne me chercher au cours de la nuit sans que je sois tout à fait prêt à le rencontrer ! C’est ainsi que la mort fit effraction dans ma vie jusque-là paisible, me semblait-il, et que sa crainte jamais ne me quitta. Les tunnels lumineux, dont j’entendis parlé par la suite, les rencontres consolantes avec ceux et celles qui m’auront aimé et que j’aurai aimés durant ma vie ne me feront jamais oublier cette voix sépulcrale qui m’annonça, un jeudi soir de septembre, que j’étais mortel. 

★★★★★

Quand ma mère s’est éteinte à 97 ans, j’ai vu son souffle sortir de sa bouche pour ne plus renaître. Mon père, pour sa part, reposait paisiblement quand je me suis rendu à son chevet. Il y avait déjà longtemps — cela était perceptible — que la vie se retirait lentement de lui après une vie bien remplie qui l’avait mené à l’âge respectable de 96 ans. On m’a dit qu’il s’était éteint tout doucement après avoir avalé une bouchée de tarte au sucre, sa gourmandise préférée. Ma chatte Alice est partie, elle aussi, sur la pointe de ses vieilles pattes de 18 ans, après que la vétérinaire lui eut injecté une dose massive d’anesthésiant. Je n’avais pas eu le courage de rester avec elle jusqu’au bout, et cela, je me le reprocherai probablement toujours. Trois morts à un âge très avancé : mes parents presque centenaires, et ma vieille Alice qui les battait en années de chat. 

Un après-midi de novembre 2009, j’attendais des nouvelles de mon frère. On lui faisait une intervention qui devait lui sauver la vie. À l’heure du souper, c’est son décès que j’appris par la voix éplorée de sa conjointe. Lui non plus, paraît-il, n’avait pas souffert. Mais il n’avait pas atteint le grand âge de nos parents. Mourir centenaire, c’était bon pour leur génération. En ce qui me concerne, il me faut revoir à la baisse mon espérance de vie. Et me faire à l’idée qu’un jour ou l’autre, je quitterai « cette terre qui est parfois si jolie », comme l’écrivait Prévert après avoir dit à Dieu : « Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y ! » 

Si je veux que mes fins dernières se passent pour moi aussi en douceur, je dois jour après jour faire le deuil de ma propre vie. Pour ne pas être surpris, une nuit de premier vendredi du mois, l’âme à la panique et le cœur aux abois. 

J’ai composé les avis de décès de ma mère, de mon père et de mon frère — je n’ai pas osé annoncer le décès d’Alice, ma chatte, cela aurait été mal perçu. Un jour — je souhaite que ce soit à l’automne, ma saison préférée, et que de gros nuages emportent mon souvenir —, mon avis de décès paraîtra dans les colonnes d’un journal. Quelques lignes, une photo : les dernières traces de ce qui aura été ma vie. 

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Dies irae, dies illa

Jour de colère que ce jour-là, jour de détresse que ce premier jour de juin 1966. Il fait beau soleil depuis le matin, mais je ne m’en suis pas rendu compte, tout entier à la dernière préparation d’un départ qui changera ma vie. Depuis presque huit ans, je vis dans un cocon inconfortable, étouffant, mais tout de même sécurisant. Et en ce jour d’été avant la saison, je vais me transformer… Je quitterai la chrysalide et je m’envolerai, papillon pas très beau à voir, l’air plutôt d’une grosse manne que d’un élégant monarque.

J’ai plié soigneusement mes deux soutanes et les ai déposées sur mon lit, comme on me l’a demandé. Elles seront récupérées et vêtiront un grand novice fait sur le long, dont les parents sont désargentés. Les miennes, mes parents me les ont offertes, le jour de ma prise d’habit. Ils ont aussi organisé une grande fête pour l’occasion. Même grand-père Guénette est venu, tout petit, tout courbé, déjà, même s’il ne devait décéder que plusieurs années plus tard. Sur une photo de cette fête, il est assis à côté de papa, qui ne peut cacher qu’il soit son fils. Raymond a filmé la cérémonie en 8 mm. J’ai retrouvé les bobines après son décès. Je n’ai pas encore eu le courage de les regarder. Je ne le trouverai peut-être jamais. 

Pour l’instant, je suis debout, droit pour ne pas dire raide, dans les marches du pavillon Champagnat, une des résidences du Scolasticat central de Montréal qui, quelques années plus tard, deviendra le Cégep Marie-Victorin. Je m’apprête à tourner une page de ma jeune vie. Je m’en vais sur mes dix-neuf ans; je les aurai en novembre. Je ne suis pas encore majeur — à l’époque, il fallait attendre nos vingt et un ans pour l’être — et je vais planter un couteau — l’expression mélodramatique n’est pas de moi, mais du frère supérieur — dans le cœur de mes parents. 

Retour en arrière

Huit ans auparavant, je leur ai planté une autre sorte de couteau, plus légère m’a-t-on dit, en entrant au juvénat, à Iberville. Mon père n’était pas du tout d’accord; l’idée d’avoir encore une pension à payer lui rappelait tous les sacrifices auxquels il avait dû consentir pour que mon frère puisse étudier au Collège Laval pendant trois longues années. Le premier du mois revenait vite, trop à son goût. 

Mon père était un gagne-petit, le cœur à l’ouvrage, pas séraphin de son temps pour accomplir une bonne besogne, mais il n’avait pas le sens des affaires. Après son fils aîné qui ne prendrait pas sa relève pour une question de santé — on lui avait diagnostiqué un souffle au cœur —, voilà que le cadet l’abandonnait à son tour. Même s’il se doutait que son plus jeune n’avait absolument pas la fibre du moulin à scie, il vivait tout de même son départ pour la communauté comme un abandon. Malheureusement pour lui, ce ne serait pas la dernière fois que son bébé — il m’appelait encore ainsi l’année de sa mort, au grand plaisir des autres résidants qui trouvaient qu’à 58 ans, le bébé était pas mal vieux — l’abandonnerait à son sort. Peut-être ai-je voulu racheter mes abandons à son égard en essayant de rendre la fin de sa vie la plus heureuse possible. Mais semblable rédemption existe-t-elle? Était-il secrètement déçu, encore, après toutes ces années? J’en ai bien peur. 

Ma mère me trouvait bien jeune pour la vie religieuse. Son petit garçon, qu’elle avait eu tant de misère à sauver de la mort, à sa naissance et quelques mois plus tard, la quittait. Elle n’aurait plus à guetter son retour de l’école. Elle se sentirait bien seule désormais dans sa grande maison isolée « de la civilisation », comme elle disait. Mais, grande croyante, elle était prête à ce sacrifice. 

Le frère recruteur avait bien sûr ébranlé leurs résistances en jouant sur la peur et le regret. Que répondraient-ils à leur Juge quand il leur demanderait pourquoi ils avaient empêché, égoïstement, une vocation religieuse d’éclore? La religion de l’époque — a-t-elle changé? — misait sur la culpabilité… et remportait souvent, trop souvent, la mise.

1966, dans l’escalier du pavillon Champagnat, j’attends que mon frère vienne me chercher 

J’ai été de la première cohorte à habiter le pavillon mariste du nouveau campus. J’y suis arrivé en septembre 1965, rempli d’espérance, souhaitant que ma vie y soit heureuse. On m’avait pourtant répété que, selon le père Desmarais, « l’essentiel, c’était le ciel », et que le bonheur terrestre était peu de choses à comparer avec celui, éternel, qui m’attendait si je suivais ma vocation. On avait aussi tenté de me convaincre que ce n’était pas grave si je n’étais pas heureux maintenant, car je le serais é-ter-nel-le-ment! Mais on n’avait pas réussi, pas profondément en tout cas. 

Un doute m’accompagna chaque heure et chaque jour de cette année. Je m’en ouvris au directeur. Il me recommanda la pénitence pour éloigner la tentation du découragement, qui ne pouvait mener qu’à la perte de ma vocation. Heureusement, notre aumônier, me prêta une oreille plus attentive et se fit un devoir de m’accompagner dans mon questionnement qui allait grandissant au fur et à mesure que ma première année de scolasticat avançait. Et mon ami Raymond, à qui je téléphonais en cachette — j’étais portier remplaçant, ce qui me donnait un accès inespéré à un téléphone — à Sherbrooke, où il était directeur de l’école Laporte. 

L’aumônier et Raymond m’ont aidé à voir clair dans ce qui était le marasme de ma vie d’alors. Eux seuls ont su la vraie raison de mon départ. Officiellement, j’avais découvert que « ma place » n’était pas dans la vie religieuse. Officieusement, mon passage à l’âge adulte — on y arrivait plus jeune que maintenant — m’avait plongé dans une sorte de désert de l’âme et du cœur. Cette dernière année, particulièrement, m’avait fait faire le deuil de l’espérance. L’« avenir » était un mot qui n’avait plus vraiment de sens pour moi. Heureusement que ces deux anges gardiens se sont trouvés sur ma route, car je ne sais pas ce que je serais devenu. Ils m’ont porté, littéralement, jusqu’à la fin de l’année. Ils m’ont aidé à trouver le courage d’annoncer ma décision de quitter la vie religieuse à mon directeur et au provincial. Et à mes parents! 

Sur ce point, ce ne fut pas réussite. J’avais eu la mauvaise idée de les inviter à Iberville, où nous passions la Semaine sainte et le congé pascal. Mes parents vinrent m’y visiter sans se douter une seconde de ce que je m’apprêtais à leur annoncer. Ma mère était émue à la seule idée de rentrer dans le parloir ou, sept ans auparavant, elle venait me visiter, pas aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité — une fois par mois, pas de visite durant l’avent et le carême. Même les animaux empaillés semblaient la rendre nostalgique. Avant de les inviter à s’asseoir, je leur annonçai de but en blanc que je quittais la communauté le 1er juin. Ma décision était prise. Je n’y reviendrais pas. 

Un court silence suivit ma tirade de départ. Puis, soudain, mon père dit : « Viens-t’en, Rose, on a pu rien à faire icitte. » Je les ai regardés sortir, descendre les marches, marcher jusqu’à l’auto… et partir. Je n’eus pas de leurs nouvelles dans les semaines qui suivirent. Mon frère m’en donnait quand il venait me voir. Pour sa part, il n’était pas mécontent du tout que je quitte ce monde de pieuseté. Nous étions dans les années 1960, il était dans la JOC avec mon cousin Jacques, son ami Philippe et Jean-Claude Turcotte comme aumônier. Engagé, oui, mais pas bondieusard pour autant. Il voyait que j’étouffais dans ce monde qui, à ses yeux, n’était pas fait pour moi. Pas pour grand monde, d’ailleurs, à son avis.

Ma mère a ressenti mon départ de la communauté comme un échec personnel. Elle s’était battue pour que mon père accepte que je suive ma vocation. Et voilà comment je la remerciais. En descendant de l’auto de Raymond, qui m’avait ramené à la maison, j’ai entendu ma mère s’écrier, des sanglots dans la voix : « Je ne peux pas le croire. Il me semble que ça se peut pas! » 

Jour de colère que ce jour-là! Une colère rentrée, refoulée qui commença à sortir. Enfin! Colère contre la vision bornée du christianisme, une sorte de camisole de force où on m’avait enfermé, me semblait-il, à mon arrivée au juvénat. Colère contre l’étouffement que l’on nous y imposait. Colère contre le refoulement des sentiments. Colère contre les mensonges dont on nous bourrait le crâne.

Dies iræ, dies illa!

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