Chapitre 9
Lendemain de noces
— Philias, réveille !
Léondina est assise « carrée » dans le lit. Il fait encore nuit. Elle brasse Philias qui, selon son habitude, dort du sommeil du juste.
— Philias !
Celui-ci un ouvre un œil.
— Qu’est-ce qu’y a ?
— J’sais ce qui m’tracasse depuis le mariage de Maxime, hier !
— Es-tu sûre que t’es ben réveillée ?
— Certaine. Envoye, lève-toi.
Cette fois, Philias résiste.
— Léondina, on est en pleine nuit. Pourquoi y faudrait que j’me lève ?
— Je l’sais pas, mais lève-toi.
Elle-même tente de s’extirper du lit, empêtrée dans sa longue chemise de nuit. Philias la retient.
— Léondina, tu peux m’dire ce qui te tracasse sans qu’on s’lève, tu penses pas ? Recouche-toi. Pense à ton cœur !
Léondina, après quelques instants d’hésitation, s’étend à côté de son mari. Quand elle veut lui dire ce qui la rend aussi nerveuse, elle perçoit déjà chez lui un léger ronflement qui va s’amplifiant.
Elle presse sa poitrine pour tenter de se calmer. Elle ferme les yeux en murmurant :
— Pauvre Maxime ! Pauvre Marie-Rose !
Elle sait qu’elle ne se rendormira pas. Mais, les yeux fermés, son cœur a apparemment moins tendance à faire le fou.
***
Marie-Rose s’affaire à préparer le déjeuner. Elle a réalisé, trop tard, qu’on est dimanche et qu’il faut être à jeun depuis minuit pour aller communier. Elle se dit qu’il y aura d’autres dimanches… Elle se rappelle que, petite fille, elle a fait sa première communion assez tard et qu’ensuite, elle n’a communié que quelques fois par an. Heureusement, les temps ont changé, grâce à… elle ne se rappelle plus au juste quel pape. Pie X, peut-être?
Elle rêvasse, et pendant ce temps-là, le déjeuner n’avance pas. La farine, les œufs… Elle se souvient de ses cours d’art ménager au couvent du Cap-Saint-Ignace. Elle a toujours son livre de recettes, La cuisine raisonnée, édition 1906. À vrai dire, elle n’a jamais été portée sur la cuisine. Ça revient trois fois par jour… Mais il faut ce qu’il faut, surtout quand, désormais, on est une femme mariée.
Maxime, quant à lui, ne fait pas la grasse matinée, ce serait inimaginable dans son cas. Il s’est levé un peu avant le soleil, s’est habillé, et est sorti de la maison qu’il a reçue, en partie du moins, en cadeau de noces. Si l’on ne connaissait pas son gabarit — 5 pieds 6 pouces; 113 livres —, on pourrait imaginer que Germaine Guèvremont s’en est inspiré en créant son Survenant, le grand dieu des routes, car Maxime marche sans jamais sembler se fatiguer. En plus de ses innombrables pas à son travail au moulin à scie et à la boutique à bois de son père, aussitôt qu’il en a le loisir — peu souvent, en réalité —, il part à la découverte de chemins et de sentiers qu’il n’a pas encore parcourus.
Quelque temps auparavant, une promenade aurait pu lui coûter la vie. Il a rencontré une maman ourse et son petit… Un peu plus, au lieu de descendre se marier à Saint-Sauveur dans la belle auto de son père, c’est dans un corbillard qu’on l’aurait conduit à son dernier repos. Mais, la peur ou la surprise l’a statufié, telle la femme de Loth dans sa fuite de Gomorrhe, mais pas pour les mêmes raisons. Maman ourse s’est, elle aussi, arrêtée. Maxime a baissé les yeux.
Le temps a semblé s’arrêter, se figer lui aussi. Maxime qui ne transpirait jamais a senti comme un ruisseau lui couler entre les omoplates. Il a perçu un mouvement. Ne pas bouger. Ne pas transpirer, si la chose est possible.
Maman ourse et son rejeton ont marché vers Maxime. Son heure était venue, il en était certain. Il a récité son acte de contrition, au cas où. Il a fermé les yeux… Ce serait moins atroce de se faire dévorer, les yeux fermés, a-t-il pensé. Des pas lourds… Maman ourse a flairé son cou pendant que son petit s’approchait dangereusement de son entre-jambe.
Ça doit être ça, l’éternité !
Quelques instants ? Quelques minutes ? Une heure ? Maxime ne l’a jamais su. Il s’est risqué à ouvrir les yeux. Il était seul, du moins c’est ce qu’il lui a semblé. Il a remué, à peine, la tête. Des traces de pas indiquaient que l’ourse et son petit étaient partis. Maxime s’est empressé de prendre la direction opposée. Il n’avait jamais marché aussi vite…
Le lendemain, malgré les mises en garde de Léondina, il est parti « faire une p’tite marche ». Elle a dû s’asseoir dans sa berceuse. L’essoufflement, encore. Et le cœur qui bat la chamade.
Léondina ne connaissait pas l’expression « battre la chamade », mais son petit-fils l’utilise ici en hommage à Françoise Sagan, une écrivaine qu’il a toujours admirée.
En ce lendemain de noces, Maxime se sent en pleine forme. Il n’a pas trop bu, la veille. Marie-Rose le surveillait. Il s’est souvenu de l’avertissement qu’elle lui a servi au sujet de l’alcool. Elle a fait attention à ses mots, mais le message était clair : elle n’aime pas les hommes qui s’enivrent. À vrai dire, elle ne les supporte pas. L’avait-elle vu « gorlot » ? Ou, pire encore, « paf » ? Se souvenait-elle de son ex-fiancé, Ernest, qui était reconnu à Montfort pour lever généreusement le coude ? Mystère. Mais, elle avait une sainte aversion pour les hommes qui buvaient trop. Quant aux femmes, elle n’en connaissait pas. Ses amies anglaises et irlandaises prenaient bien parfois un petit verre de sherry, jamais pour se déranger les esprits, cependant.
Maxime, donc, est sur le chemin du retour vers la maison quand un klaxon le fait sursauter. Il se tasse près du « fosset » pour laisser passer le véhicule, mais le klaxon insiste. Maxime se retourne : surprise! Son père et sa mère dans l’auto bruyante, en ce dimanche matin silencieux jusque-là.
— Embarque, Maxime, lui dit Philias.
— Pourquoi, pâpâ ?
— Je l’sais pas plus que toi, mais ta mère est ben à l’envers.
Dans la voiture, Maxime constate que Léondina est bouleversée. Elle s’éponge le front avec son mouchoir, prend de grandes respirations… Détail que Maxime remarque immédiatement — il n’est pas très « remarqueux » d’habitude — sa mère ne porte pas de chapeau.
Il faut que l’heure soit grave ! Jamais, ô grand jamais, Léondina sortirait « en cheveux », une affaire que M — celle que l’on ne nomme plus — répande la rumeur que sa belle-sœur sort de chez elle, attifée n’importe comment. Sa réputation y passerait non seulement à Morin-Heights, mais de Saint-Sauveur jusqu’au Lac-des-Seize-Îles, et même plus loin. La boîte à rumeurs de M ne connaît pas de frontières.
Philias s’arrête un peu brusquement devant la maison de Maxime. Léondina descend de la voiture et se dirige vers la maison à bon pas. Philias et Maxime la suivent.
Marie-Rose entend la porte d’en avant s’ouvrir… et ne pas se refermer. Saprée porte de scring, pense-t-elle.
***
C’est à Montfort que Marie-Rose a découvert le mot « scring ». Par chez elle, il était inconnu. Les premières fois, elle n’a pas osé s’informer de quoi il s’agissait. On lui faisait déjà assez sentir qu’elle était étrangère… À la première occasion, elle a demandé la signification de ce mot à son amie, madame Savaria.
— Ah ! vous aussi, vous avez été surprise en l’entendant. Il s’agit d’une déformation du mot screen et désigne une moustiquaire.
***
— Maxime, ferme la porte. Les mouches vont rentrer.
Quelle n’est pas sa surprise d’entendre sa belle-mère lui répondre ! Marie-Rose n’est pas habillée, pas coiffée. Que peut-il bien se passer pour que madame Guénette… Elle voit son beau-père arriver à son tour. Et, Maxime.
Il n’en faut pas plus pour que Marie-Rose pense tout de suite au pire, une habitude dont elle a hérité de son père, et dont elle ne se départira jamais. Elle n’a pas tout à fait tort, mais ne volons pas le moment à Léondina.
Celle-si, après s’être assise à la table de la cuisine, tente de reprendre son souffle. Marie-Rose lui offre un verre d’eau. Léondina boit et se calme peu à peu. Pas pour longtemps, car, quelques secondes plus tard, elle se relève et prend Marie-Rose dans ses bras en lui disant :
— Vous êtes pas mariée, ma pauvre p’tite fille !
Philias, sur le point de s’allumer une pipée, arrête son geste et s’assoit lui aussi. Seul Maxime semble garder la tête froide au milieu de cette situation pour le moins mélodramatique.
— Ben voyons, moman, de quoi vous parlez, là? On s’est mariés hier.
Léondina se rassoit, laissant Marie-Rose les bras ballants, sur le point de s’effondrer elle aussi. Elle ignore encore qu’elle est cardiaque — elle ne l’apprendra que cinq ans plus tard —, mais son cœur bat se déchaîne.
— Parle, Léondina, pour l’amour du bon Dieu. Arrête de nous faire languir, dit alors Philias pour briser le silence aussi épais qu’une motte de beurre qui ne demande qu’à être coupée.
— Hier, durant la cérémonie, quelque chose m’a chicotée. Sur le moment, j’ai pas fait attention…
— Léondina, raccourcis ton histoire. Arrive à fin le plus vite possible.
Léondina regarde son fils, une grande tristesse dans les yeux.
— Ben, c’est ça. M. le curé t’a demandé : « Maxime Guénette, acceptez-vous de prendre…
— J’ai répondu « oui », moman !
— Justement, c’est ça le problème : tu t’appelles pas Maxime !
Pour la première fois de sa vie, Maxime, ou quel que soit son prénom, a les jambes coupées. Il se tire une chaise à son tour.
Marie-Rose s’installe un coin de fesse sur la dernière chaise et demande :
— Comment c’est qu’il s’appelle si c’est pas « Maxime » ?
— Marc, murmure Léondina, qui n’en peut plus.
Marie-Rose, logique, se tourne vers son non-mari et lui demande :
— Tu connais pas ton prénom ?
— Ça m’a l’air que non. Ça parle au yâbe !
Philias s’allume une pipée. Il laisse exhaler une belle fumée bleue :
— C’est pourtant vrai ! On l’a baptisé d’même en l’honneur de ton père, Léondina. J’en r’viens pas.
Un long silence suit cette dernière déclaration.
— Ça fait que… commence Marc.
— Ça fait que vous êtes pas mariés, mes pauvres enfants, sanglote Léondina.
Marie-Rose essaie de garder la tête la plus froide possible, mais les idées noires se bousculent dans sa tête. Elle murmure :
— C’est effrayant ! Qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce que le monde va dire ?
« Le monde » dans son esprit, c’est M. Imaginez la nouvelle : « L’ancienne maîtresse d’école vit avec mon neveu sans être mariée. Ça s’peux-tu ? J’me suis toujours douté… »
Étonnement, Léondina, malgré son émoi, prend la situation en main :
— On va descendre à la messe à Saint-Sauveur. Après, on va aller voir M. le curé.
Elle se lève et accroche Philias par la manche en lui disant :
— On s’en va s’préparer. On r’vient vous chercher dans pas grand temps.
Ils sortent, laissant entrouverte la porte de scring.
Marie-Rose ressent un tremblement au plexus solaire. Toutes sortes d’idées lui traversent l’esprit. Devra-t-on refaire la cérémonie ? Sa robe et son voile, confectionnés par son ami madame Savaria, sont déjà rangés dans du papier de soie. L’humiliation — c’en est bien une — de réinviter tout le monde… à moins que cela puisse se faire dans la plus stricte intimité. Même là, elle devra écrire à son frère Édouard pour lui redemander de lui servir de père.
Des images de la nuit dernière lui reviennent… Elle ne peut pas croire… Ça ne peut pas être un péché, elle était sûre d’être bel et bien mariée à Max… à Marc.
Ce dernier, pour sa part, se fait soigneusement la barbe. On dirait que rien ne s’est passé. Il s’active, mais sans s’énerver.
Une heure plus tard à peine, Philias klaxonne. Il est stationné devant la maison des non-mariés. Comme rien ne semble bouger à l’intérieur, il klaxonne à nouveau. Marc se montre le bout du nez et fait signe à son père qu’ils arrivent.
Philias n’a jamais conduit aussi vite. Il pousse son auto à son maximum. Léondina ferme les yeux. Pour une fois, Marc ne se sent pas en sécurité. Quant à Marie-Rose, elle récite son chapelet, pensant qu’il s’agit peut-être du dernier.
Quand le clocher de l’église de Saint-Sauveur apparaît dans le paysage, l’inquiétude semble se calmer à l’intérieur de l’auto de Philias. La fin de leur premier calvaire approche, même s’il en reste un autre, bien pire, à affronter après la messe.
***
2003. Soixante-dixième anniversaire de mariage. Marc sourit en repensant à ce souvenir. Quant à Marie-Rose, elle avoue qu’elle ne se souvient pas du tout de la messe, sinon qu’elle avait l’estomac noué par la peur de ce qui les attendait, Marc et elle : la valse des « tout à coup que… », « s’il faut que… », « ça s’rait ben l’boutte que… » dansait en boucle dans sa tête.
***
Le petit groupe Guénette et Poitras — n’étant pas mariée, Marie-Rose a repris son nom de jeune fille — laisse l’église se vider après la messe. Ensuite, Léondina, le chapeau bien en place, fait signe aux autres de la suivre dans la sacristie.
Monsieur le curé, à l’aide des servants de messe, s’apprête à enlever un à un les vêtements sacerdotaux. Pour se donner une contenance, Marie-Rose en dresse la liste descendante dans sa tête : la chasuble, l’étole, le manipule, le cordon d’aube, l’aube, et enfin l’amict.
Le curé se rend soudainement compte de la présence du quatuor dans la porte de la sacristie. Il les salue et ajoute :
— C’était une bien belle noce, hier, mon Maxime. Tu sais que c’est moi qui t’ai baptisé.
— Dans ce cas-là, vous auriez dû savoir qu’il s’appelle pas Maxime.
Marie-Rose a répondu à la place de son mari. Elle sait que c’est déplacé, mais ses paroles ont fusé comme des étincelles d’un feu mal éteint.
Un lourd silence suit sa déclaration.
Philias est un peu embarrassé. Léondina frise la crise d’apoplexie. Marie-Rose est sur le point de l’accompagner… Marc ne semble pas à l’aise, mais c’est tout de même lui qui rompt le silence.
— Monsieur le curé, moman nous a dit à matin qu’on était pas mariés, Marie-Rose et moi.
— Comment ça ?
— Y paraît que j’m’appelle Marc, pas Maxime.
— Alors ?
— Ben, hier, vous m’avez appelé « Maxime » quand est v’nu l’temps de dire «oui».
Le curé demande à la nouvelle non-mariée :
— Et vous, est-ce que Marie-Rose est bien votre prénom ?
— Oui, monsieur le curé, murmure-t-elle.
Un autre silence…
— Marie-Rose, c’est le temps de le dire si vous avez changé d’idée depuis hier.
— Non, monsieur le curé, répond-elle, un peu étonnée de la question du curé.
Un tout petit silence…
Le curé se dirige vers un bureau et en sort un registre. D’un signe de la main, il invite ses ouailles à le rejoindre. Il trouve l’acte officiel du mariage de la veille, prend une plume, la trempe dans l’encrier et d’un trait solide rature le mot «Maxime» et le remplace par Marc.
Les Guénette sont sans voix.
— C’est tout ? demande timidement Marc.
— Vous êtes mariés, et allez en paix. J’ai faim, et ma ménagère doit s’impatienter.
Les Guénette sont toujours statufiés.
— Allez, allez. Comme je l’ai dit hier, je vous souhaite une belle vie et de nombreux enfants.
***
Le soir, Léondina a moins souleur.
Cette expression était en réalité utilisée par Joséphine, l’autre grand-mère de l’auteur de cette chronique.
Philias, lui, ronfle à faire lever le plafond. Effectivement, il a été plus énervé qu’inquiété par les événements de la journée.
Maxime, comme son père, s’est endormi aussitôt couché. Et il ronfle lui aussi.
Marie-Rose, comme la Vierge au pied de la croix, repasse les événements dans son cœur et dans son esprit. Elle n’en revient pas de s’être mariée deux fois en deux jours. Heureusement qu’il s’agit du même homme, sinon elle serait bigame. L’horreur !
La maison de Maxime et de Marie-Rose est toujours là, à Morin-Heights, sur la route qui conduit à l’école, à l’église et à la maison de la Légion, l’ancienne école de Marie-Rose.

