Mourir en automne

Rubinstein joue les Nocturnes de Chopin. Alain Lefebvre lui rend hommage au cours de son émission dominicale. Cette musique m’emporte vers un passé très lointain. 

C’est l’automne. Le taxi Paquette me laisse à l’entrée de la cour. Je marche vers la maison, monte les marches du long escalier qui mène à la cuisine, et j’entre. 

Maman fait son repassage. On doit être mardi. Comme la plupart de mes tantes, ma mère lave le lundi, mais le repassage attend au lendemain. Je sais que je ne dois pas faire de bruit en déposant mon sac d’école, car un indicatif musical — un Nocturne, mais ma mémoire me trompe peut-être — annonce le début d’une émission radiophonique que ma mère ne raterait pas pour tout l’or du monde : Les événements sociaux, une sorte de carnet mondain, où en fait d’événements, ce sont majoritairement des décès que l’on annonce. Maman écoute son programme religieusement. 

Exilée — depuis son mariage, et même un peu avant, elle vit « dans le bois », comme elle dit, loin du fleuve qui a bercé son enfance et sa jeunesse —, elle tente de se tenir au courant des nouvelles de sa région et d’un peu partout au pays. Sa sœur Simone habite Rouyn-Noranda, où son mari travaille à la mine; son frère cadet, Édouard, a rendu la ferme familiale à sa mère pour déménager à Trois-Rivières et réaliser son rêve : travailler à la Shawinigan Water and Power. Gabriel, un cousin, exerce son ministère sacerdotal au Manitoba. Des événements sociaux, il peut s’en produire partout.

Ma mère, donc, repasse, bercée par la voix de Camille Leduc — je crois bien que c’était le nom de l’annonceur des événements sociaux. « À Saint-Jean-Port-Joli, le 9 novembre est décédé… » Maman arrête son mouvement de va-et-vient, le fer à repasser « en l’air », pour ne rien brûler. Le temps s’arrête. La voix monocorde semble irréelle. Le nom du défunt fait son chemin dans la pensée de ma mère… 

— Pour moi, c’est le frère de Réona Richard à qui j’ai enseigné. Ils habitaient à l’Anse, dans le temps, mais maman m’a dit qu’ils ont déménagé à Saint-Jean-Port-Joli.

Avant de parler, elle s’est assurée que l’« événement social » suivant n’avait aucun intérêt pour elle. 

La litanie des décès reprend et s’égrène lentement, comme les ave du chapelet que ma mère récitera sans doute, le soir même avant de s’endormir, à la mémoire du frère de Réona, « pour que les âmes des fidèles défunts reposent en paix ». 

Quand CKAC décidera, quelques années plus tard, de retirer ses événements sociaux des ondes, ma mère en sera mortifiée. Elle s’abonnera au journal La Presse. Je la surprendrai parfois à en commencer la lecture par les pages nécrologiques. 

Souvenir ? Hommage ? Coïncidence ? Toujours est-il que les avis de décès et autres nécrologies ont toujours eu sur moi un certain attrait. En fait, il s’agit plutôt d’une curiosité qui me pousse à les consulter aussitôt que j’ouvre un journal. J’y ai souvent appris la mort de personnes que je connaissais. Celle, par exemple, de Raymond Proulx, un frère mariste qui, après avoir été mon sous-directeur au grand juvénat, demeura pour moi un ami, un grand ami même, jusqu’à sa mort. Quand j’ai vu sa photo dans le journal, je l’ai tout de suite reconnu; je l’ai même entendu rire, m’a-t-il semblé; il avait un rire qu’on ne pouvait oublier. J’y ai aussi appris le décès d’autres éducateurs qui avaient, comme on le disait alors, formé ma jeunesse. Certains pour mon bonheur, comme Raymond Proulx; d’autres, pour mon malheur. 

Il m’est déjà arrivé, en consultant les avis de décès, d’éprouver l’étrange surprise de ne pas m’y retrouver. Depuis le décès de mes parents, et encore plus depuis celui de mon frère, une petite voix me murmure parfois à l’oreille que, dans un avenir plus ou moins lointain, je disparaîtrai moi aussi. Son ton n’est ni funeste, ni triste, ni épeurant. La petite voix me rappelle simplement mes fins dernières, comme on appelait la chose à une certaine époque. 

★★★★★

Les fins dernières me furent révélées en des circonstances qui resteront à jamais gravées dans ma mémoire. Aucun rapport avec le deuil de grand-mère Guénette ou de tante Gabrielle, que je vécus pourtant bien jeune. Rien à voir non plus avec le décès de ma cousine Éliane, morte après avoir donné naissance à une petite fille. Les circonstances de sa mort m’avaient marqué, mais pas au point de me faire perdre le sommeil, comme cela se produisit, le premier jeudi soir du mois de septembre 1961 quand les fins dernières firent brusquement irruption dans mon champ de conscience. Je me souviendrai toujours de la terreur qui m’envahit alors, en cette veille du premier vendredi du mois, dans la rangée A du dortoir du juvénat… 

Les lumières s’éteignent, comme chaque soir, puis des lueurs rouges, vertes ou bleues s’allument au plafond du dortoir. Comme chaque soir encore, le frère surveillant répète : « On se trouve une position confortable — le ton se fait insistant — sur le dos ou sur le côté, et on dort ! » Si, par malheur, en faisant sa ronde, le frère surveillant nous surprend « vautrés », à plat ventre, il braque le puissant faisceau lumineux de sa flashlight dans nos yeux endormis et nous fait nous retourner sur le dos. Au cours d’une lecture spirituelle, nous avons appris que la position « sur le ventre » pouvait éveiller des idées impures dans nos esprits adolescents. Or, « Impudique point ne sera, de corps ni de consentement », disait le sixième commandement de Dieu. 

Donc, les lumières s’éteignent, les feux rouges, verts et bleus s’allument, et juvéniste obéissant, je tente de m’endormir sur le dos. Soudain, sortie d’on ne sait où, une voix lugubre se fait entendre : « Cette nuit sera peut-être votre dernière nuit. Êtes-vous prêts à rencontrer votre Sauveur ? » Je me retrouve assis dans mon lit, le cœur battant à une vitesse que je ne le savais pas capable d’atteindre. Je ne suis pas le seul à être été terrorisé par la voix d’outre-tombe. Mes compagnons de la rangée A — du moins, les nouveaux arrivés comme moi — sont eux aussi assis dans leur lit, l’œil hagard, l’oreille tendue. Dans le dortoir, on entend les rires des « anciens », les grands de Versification qui, au courant de cette pratique des fins dernières, se sont bien gardés de mettre au courant les jeunes flos de Méthode que nous sommes. 

À nouveau, la voix lugubre — je la reconnais, c’est celle du directeur, mais elle me terrorise encore — se fait entendre : « Préparation à la mort. » Suivent des prières, des invocations et un examen de conscience qui doivent nous préparer… si la mort décidait de faucher nos jeunes âmes pendant la nuit. Après avoir passé en revue les commandements de Dieu et de l’Église auxquels nous sommes susceptibles d’avoir désobéi, la voix nous invite à réciter l’acte de contrition. Elle insiste sur la ferveur que nous devons y mettre. Il nous faut regretter nos fautes, sinon le pardon de Dieu ne les effacera pas…

Ce périlleux exercice de préparation à la mort me frappa l’esprit, le cœur et l’âme de plein fouet. Et la peur de m’endormir me saisit. S’il fallait que Dieu vienne me chercher au cours de la nuit sans que je sois tout à fait prêt à le rencontrer ! C’est ainsi que la mort fit effraction dans ma vie jusque-là paisible, me semblait-il, et que sa crainte jamais ne me quitta. Les tunnels lumineux, dont j’entendis parlé par la suite, les rencontres consolantes avec ceux et celles qui m’auront aimé et que j’aurai aimés durant ma vie ne me feront jamais oublier cette voix sépulcrale qui m’annonça, un jeudi soir de septembre, que j’étais mortel. 

★★★★★

Quand ma mère s’est éteinte à 97 ans, j’ai vu son souffle sortir de sa bouche pour ne plus renaître. Mon père, pour sa part, reposait paisiblement quand je me suis rendu à son chevet. Il y avait déjà longtemps — cela était perceptible — que la vie se retirait lentement de lui après une vie bien remplie qui l’avait mené à l’âge respectable de 96 ans. On m’a dit qu’il s’était éteint tout doucement après avoir avalé une bouchée de tarte au sucre, sa gourmandise préférée. Ma chatte Alice est partie, elle aussi, sur la pointe de ses vieilles pattes de 18 ans, après que la vétérinaire lui eut injecté une dose massive d’anesthésiant. Je n’avais pas eu le courage de rester avec elle jusqu’au bout, et cela, je me le reprocherai probablement toujours. Trois morts à un âge très avancé : mes parents presque centenaires, et ma vieille Alice qui les battait en années de chat. 

Un après-midi de novembre 2009, j’attendais des nouvelles de mon frère. On lui faisait une intervention qui devait lui sauver la vie. À l’heure du souper, c’est son décès que j’appris par la voix éplorée de sa conjointe. Lui non plus, paraît-il, n’avait pas souffert. Mais il n’avait pas atteint le grand âge de nos parents. Mourir centenaire, c’était bon pour leur génération. En ce qui me concerne, il me faut revoir à la baisse mon espérance de vie. Et me faire à l’idée qu’un jour ou l’autre, je quitterai « cette terre qui est parfois si jolie », comme l’écrivait Prévert après avoir dit à Dieu : « Notre Père qui êtes aux cieux, restez-y ! » 

Si je veux que mes fins dernières se passent pour moi aussi en douceur, je dois jour après jour faire le deuil de ma propre vie. Pour ne pas être surpris, une nuit de premier vendredi du mois, l’âme à la panique et le cœur aux abois. 

J’ai composé les avis de décès de ma mère, de mon père et de mon frère — je n’ai pas osé annoncer le décès d’Alice, ma chatte, cela aurait été mal perçu. Un jour — je souhaite que ce soit à l’automne, ma saison préférée, et que de gros nuages emportent mon souvenir —, mon avis de décès paraîtra dans les colonnes d’un journal. Quelques lignes, une photo : les dernières traces de ce qui aura été ma vie. 

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About pgue

Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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4 Responses to Mourir en automne

  1. Avatar de Andrée Deschatelets Andrée Deschatelets dit :

    La mort, elle nous surprendra tous! Pour le moment, à 73 ans, chaque matin me rappelle que je suis privilégiée d’être encore là et en santé. Votre récit me rappelle aussi une période de ma vie où la peur de la mort faisait partie de ma vie. La peur de l’enfer pour une enfant de 7 ans a créé une angoisse que j’aurai de la difficulté à me débarrasser. La religion avait faite son œuvre en moi. Merci Pierre pour ce récit. J’apprécie votre façon de raconter des moments de la vie que nous avons vécus.

    • Grand merci pour votre commentaire. Je suis un peu plus vieux que vous, mais je me rends compte que nous avons vécu les mêmes peurs. Je crois que cela fait partie de l’époque où nous étions enfants, parfois joyeux, parfois torturés (en tout cas, en ce qui me concerne.

  2. Avatar de Lise Guénette Lise Guénette dit :

    Tu es bien triste mon cousin. Tu n’atteindras probablement pas l’âge vénérable de tes parents, mais tu as sûrement encore de belles années devant toi avec une nouvelle Cannelle. Prends soin de toi et souris à la vie. Elle est belle malgré tout. Lise

    Envoyé de mon iPad

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    • Avatar de pgue pgue dit :

      Mon frère Raymond était un optimiste convaincu. Moi, j’étais la roue du carrosse qui prenait parfois une débarque. La mélancolie a toujours fait partie de ma vie. En communauté, on me disait que je souffrais de délectation morose ! Ma mère avait un tempérament porté vers la dépression (après 13 opérations, on l’aurait été à moins). Quant à mon père, on n’a jamais trop su ce qu’il ressentait. À part un « vieille viande » qu’il lançait parfois (c’était le patois de ton oncle Philias), et l’épisode de la perte de son moulin (il a pleuré ce jour-là), Maxime, comme tout le monde l’appelait, était plutôt tranquille. Il était un homme de peu de mots… et d’émotions. Merci de me lire. Je vais essayer d’être plus joyeux.

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