Des histoires de famille

Chapitre 7

Montréal, novembre 1932

14 mars 2004 : photo prise le jour de ses 97 ans. Marie-Rose se souvenait encore de cet épisode de sa vie. Elle affirmait, non sans sourire, que ça s’était vraiment passé de cette façon. 

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Marie-Rose marche lentement sur le trottoir enneigé de la rue Sainte-Catherine. Le soir est tombé et les vitrines illuminées se reflètent dans les plaques de glace de la chaussée. Le dernier p’tit char qu’elle a pris est tombé en panne juste en face du magasin où elle hésite maintenant à entrer. 

Sa sœur Alice, chez qui elle passe la fin de semaine, l’avait avertie que c’était une bonne trotte de partir de la rue Saint-André pour se rendre sur la rue des grands magasins. Mais Marie-Rose était bien décidée. La papeterie où elle trouverait les anges à coller dans les cahiers de ses bons élèves se situait, paraît-il, juste un peu plus loin. Mais, d’abord, il lui fallait entrer dans ce magasin qui, vraiment, l’impressionnait. 

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Quelques heures plus tôt, Maxime s’était changé prestement et avait conduit Marie-Rose à la gare de Saint-Sauveur. Elle ne voulait pas que les méchantes langues de Morin-Heights voient la maîtresse d’école prendre le train. L’année scolaire se déroulait pourtant bien, mais M faisait encore des siennes pour un rien. Marie-Rose avait même dû défendre sa façon d’enseigner — on dirait aujourd’hui « sa pédagogie » — devant les membres de la commission scolaire. « Alors, comme lui avait dit la maîtresse d’école qu’elle avait remplacée, ne rien faire ou dire qui peut faire jaser. »

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Marie-Rose a osé. Elle a franchi le pas  ; elle est entrée dans le magasin. Elle n’en a jamais vu d’autres comme ça. Éblouie, elle prend le temps de bien remplir ses yeux de si beaux souvenirs.

— May I help you?

Une vendeuse au bec pincé l’a rejointe sans qu’elle s’en rende compte. Pas surprise du tout — sa sœur l’a prévenue, « ça parle anglais partout » — Marie-Rose, avec son accent irlandais de Montfort, lui répond :

— Yes, Miss. I would like to see the engagement rings.

— Follow me, please.

Marie-Rose la suit, se disant que cette vendeuse a un drôle d’accent…

La pincée place deux ou trois bagues de fiançailles sur le comptoir devant Marie-Rose, qui les regarde de près, puis, en désignant une, lui demande :

— How much is it?

La pincée se dépince un peu et, souriante tout à coup, articule nettement, bien qu’avec son drôle d’accent, les quatre chiffres du prix de la bague.

Marie-Rose, soudain prise de vertige, n’en croit pas ses oreilles ! Il y a du monde qui peut payer un tel prix pour une bague de fiançailles !

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Son pécule n’est pas bien gros, même avec la petite somme que sa mère lui a envoyée, en lui disant de ne pas en parler à son père. Mais il n’est pas dit qu’elle sera une fiancée sans bague !

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Retrouvant ses sens, elle dit à la vendeuse : 

— It is too expensive for me… Do you have…

La pincée ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase : 

— Si vous voulez que’que chose de cheap, fallait aller magasiner alieurs. Icitte, on vend just’ d’la qualité. Y’a des pawn shops pas loin…

Marie-Rose, piquée au vif, lui répond : 

— En plus de mal parler votre langue – vous êtes Canadienne française – vous ne savez pas vivre, mademoiselle. Vous manquez d’éducation. Par chez nous, on dirait que, au lieu d’avoir été élevée, vous avez été « garrochée ». Je suis certaine que vous comprenez ce que je veux dire.

La pincée ajoute une touche cramoisie à sa figure éberluée de s’être fait répondre de la sorte. 

— Je veux voir votre supérieur. Tout de suite, reprend Marie-Rose. 

La vendeuse a non seulement perdu de sa superbe, mais elle n’en a plus du tout. Elle se doute de ce qui l’attend. Elle revient avec une dame d’allure très british, constipée elle aussi, mais, chez elle, cela semble naturel. 

— What can I do for you, Madam?

Marie-Rose décrit la malheureuse scène qui vient de se passer. Dès la première phrase, la supérieure fixe la vendeuse. D’un signe de tête, elle lui ordonne de disparaître… vers son bureau. Elle invite ensuite Marie-Rose à la suivre vers un autre comptoir, d’où elle sort des bagues de fiançailles. Marie-Rose les regarde. Elle en trouve une à son goût, mais elle hésite à en demander le prix. Elle ne veut pas frôler la crise d’apoplexie une autre fois, surtout dans le même magasin.

La dame anglaise se doute pourquoi Marie-Rose hésite. Elle prend sur elle de lui donner le prix de la bague. Elle ajoute en français – son accent est magané, mais généreux :

— Nous avons bagues pour tout’ les budgets, my dear.

Marie-Rose est non seulement ravie, mais émue par la gentillesse de la dame anglaise. Ça lui rappelle son amie madame Jamieson, à Morin-Heights, qui lui dit souvent : my dear.

— Thank you, madam. Je la prends. 

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Dans le p’tit char qui la ramène chez sa sœur, Marie-Rose sourit aux anges. Elle serre dans ses mains la belle boîte en velours bleu où se cache sa bague de fiançailles. Enfin, elle en a une! Elle se sent vraiment fiancée désormais. 

Au souper des fêtes chez les Guénette, elle la montrera à tout le monde. Elle se fera un plaisir de la passer sous le nez de M, qui s’empressera de répandre la rumeur dans le village que Maxime a été obligé d’emprunter de l’argent pour offrir une bague « pas de prix » à sa fiancée du Bas-du-Fleuve. Même si elle a enseigné, M ignore — Marie-Rose en est certaine — que L’Anse-à-Gilles n’est pas dans le Bas-du-Fleuve. On y est bien loin de Rimouski et de Matane…

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Le dimanche, en fin d’après-midi, quand Marie-Rose monte dans l’auto de M. Guénette père, une merveilleuse odeur se répand dans l’habitacle. Maxime, en plus d’être silencieux, n’est pas très sensible aux odeurs, il ne remarque donc rien. Marie-Rose doit s’approcher et lui donner un petit bec sur la joue — il faut qu’elle soit dans de joyeuses dispositions pour s’exposer ainsi en public — pour qu’il se rende compte que sa fiancée a mis du sent-bon. Il s’étonne lui-même de s’entendre dire : 

— Tu sens bonne, Rose !

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Le printemps suivant, Marie-Rose reprendra le train pour Montréal afin d’y compléter son trousseau. Sa mère lui a envoyé des couvertures, des draps et des taies d’oreiller brodés au Richelieu, des catalognes de lit et de plancher, des serviettes, des débarbouillettes et d’autres utilitaires… Mais elle veut un beau service de vaisselle et une belle coutellerie.

Elle se rendra au même magasin où elle a trouvé sa bague de fiançailles en or blanc, qui a beaucoup fait jaser avec son tout petit diamant. Elle y achètera un service Mary Stuart de Wedgwood pour huit personnes avec soupière et louche, plats de service, saucier, pot à lait et sucrier. La coutellerie attendra, car le service à vaisselle a coûter trop cher.

Pour la petite histoire 1

Depuis son arrivée dans la vie de l’auteur de ces histoires, Cannelle, sa chatte, mange dans les plats à dessert Mary Stuart du service de Marie-Rose.

Pour la petite histoire 2

Quelques mois auparavant, Marie-Rose a appris le décès de son cousin Gérard Raymond, dix-neuf ans, mort « en odeur de sainteté », dans le quartier Saint-Malo à Québec. Il était le fils de Camille Raymond et de Joséphine Poitras, sa tante. Sa carte mortuaire le représentait, un lys blanc à la main, symbole de virginité. 

Trois ans plus tard, le journaliste Jean-Charles Harvey publiera un roman, Sébastien Pierre, qui imaginait la vie du jeune Sébastien (Gérard) s’il n’était pas mort de « consomption », comme on disait alors. Sur sa carte mortuaire, Sébastien n’aurait sûrement pas tenu de lys blanc… Le roman fut mis à l’index par l’archevêque de Québec, le cardinal Villeneuve.

Le Dictionnaire biographique du Canada donne une bonne description de la vie de Gérard Raymond, malgré quelques erreurs. On peut la retrouver sur le site Internet: [biographi.ca/fr/bio/raymond_gerard_16F.html].

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2 Responses to Des histoires de famille

  1. Avatar de Lise Lise dit :

    N’arrête pas. J’aime beaucoup te lire.
    Lise

    • Avatar de pgue pgue dit :

      Merci, Lise. Je suis très content. J’ai de plus en plus de lecteurs. Le prochain chapitre : le mariage! Tu connais sans doute ma tante Yvonne, la mère d’Isabelle. Ma mère et elle avaient toutes les deux leur franc-parler et leur sens de la répartie.

      Bonne journée,

      Pierre pgu229@gmail.com

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