Chapitre 2

Un dimanche à Montfort

Marie-Rose et Maxime se sont revus d’abord une fois de temps en temps, puis une peu plus souvent. Maxime a demandé à Marie-Rose s’il pouvait monter, le dimanche, de Morin-Heights. Elle a acquiescé. Elle lui a cependant signifié qu’elle ne pouvait pas le recevoir à l’école. Qu’est-ce que les gens diraient si la maîtresse recevait un homme, seule, dans son école ? Cela ferait scandale et elle perdrait son poste. 

Leur relation, du moins à ses yeux à elle, semble devenir sérieuse — Maxime ne parle pas beaucoup et surtout pas de ses sentiments. Elle a décidé de passer l’été à Montfort au lieu de retourner à L’Anse-à-Gilles, comme elle le faisait d’habitude. Elle s’ennuie certes de ses parents, de ses frères et sœurs; elle s’ennuie du fleuve et de la terre à perte de vue. Mais quelque chose lui dit qu’elle fait mieux de rester dans le Nord. Elle n’ose se l’avouer, mais il y a du romantisme dans l’air. 

Elle a écrit à sa mère, Joséphine, et lui a même avoué qu’elle était courtisée par un garçon de Morin-Heights rencontré sur la voie ferrée en se rendant faire ses Pâques. Excellent présage, croit-elle. Est-ce que Joséphine a parlé de ce « détail » à Joseph-Édouard, son mari ? Marie-Rose en doute. Dans un passé encore récent, apprenant cette nouvelle, il aurait été capable de monter la chercher à Montfort et de la ramener à L’Anse, même si elle a la vingtaine avancée…

Aparté familial

Joseph Blacky Poitras ne plaisante pas avec les cavaliers de ses filles. Quand Édouard Laurent, un cousin germain de Marie-Rose, lui a demandé la permission de sortir avec elle, il a essuyé un refus catégorique et sans appel. 

Ce cousin, journaliste à L’Action catholique, épousera plus tard Jeanne Morency, une autre de ses cousines. Le couple aura bénéficié d’une permission spéciale de l’évêque de Québec… Après tout, Édouard était apparenté par sa mère à Gérard Raymond, un séminariste mort en odeur de sainteté. 

Des années plus tard, sa famille grandissant, Édouard Laurent quittera le journalisme, pas très payant, pour devenir le secrétaire du ministre Onésime Gagnon dans le cabinet de Maurice Duplessis, et ce, pendant presque tout le « règne » de ce dernier.

Fin de l’aparté

Durant l’été, Marie-Rose fait des ménages chez quelques dames irlandaises de Montfort. En plus de lui rapporter quelques sous — elle ne reçoit pas de salaire durant les mois de congé —, elle en profitera pour apprendre l’anglais. Ces dames sont gentilles avec elle. Elles lui enseignent la bonne façon de préparer le thé et l’invitent à cesser ses travaux ménagers le temps de le partager avec elle. À la fin de cet été-là, l’anglais de Marie-Rose s’est de beaucoup amélioré, mais ses mains sont calleuses et desséchées. Jusqu’à la fin de sa longue vie, Marie-Rose parlera anglais avec l’accent irlandais. 

Un dimanche, donc, Marie-Rose voit Maxime arriver dans un étrange engin qui ne ressemble ni à une voiture ni à un camion. Son frère Léo et lui se font parfois mécaniciens, apprendra-t-elle. Ils assemblent des pièces éparses de divers véhicules abandonnés et les font tenir ensemble… on ne sait trop comment. 

Une autre histoire d’engins à moteur

On apprendra quelques mois avant son décès que Maxime servait de chaperon à son frère Léo quand il fréquentait sa promise à Saint-Sauveur. La belle Gabrielle Léonard aurait donc eu droit, elle aussi, à des promenades dans cet engin à moteur. Maxime, à ce qu’il paraît, s’installait sur le siège (?) arrière avec Léone, la sœur de Gabrielle. Deux chaperons valent mieux qu’un… surtout que Marc n’était pas insensible aux charmes de Léone… 

Retour à Montfort

Marie-Rose ne parvient pas à cacher son étonnement… et surtout son hésitation à monter dans l’engin pour « aller faire une tour de machine », comme Maxime l’y invite. Le siège passager ne semble pas des plus propres. Sa robe est jaune pâle… Elle s’assure que son chapeau ne s’envolera pas et s’assoit à côté de Maxime, qui semble tout fier de promener sa cavalière. 

Quand ils passent devant la maison des O’Connor, Marie-Rose ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil, question de vérifier si Ernest, son ex-fiancé, ne la verrait pas… La redoutable madame O’Connor mère, qui se berce sur sa galerie, sursaute. Est-ce le fait de voir Marie-Rose ou l’étrange bolide que conduit son cavalier ? Elle a entendu parler du fait que la maîtresse d’école aurait vite remplacé son fils dans son esprit et son cœur. Elle n’est pas étonnée. À quoi en effet peut-on s’attendre de ces étrangères qui viennent d’on ne sait où et qui ne parlent même pas anglais ?

À un moment, Marie-Rose demande à Maxime de ralentir, si la chose est possible, elle voudrait dire quelques mots à madame Savaria. L’engin s’arrête dans un nuage de poussière. Celle-ci retombée, Marie-Rose présente Maxime à son amie. Même si sa « voiture » est quelque peu hors-norme, Marie-Rose éprouve un sentiment de fierté, « un petit velours », bien contente d’avoir un cavalier. Les deux amies bavardent quelques instants, puis Marie-Rose et Maxime reprennent la route.

Maxime parle — il crie, en fait, car l’engin n’a pas de toit — de lui faire découvrir la région : Lost River, Laurel, le Lac-des-Seize-Îles, le lac Écho et bien d’autres endroits. Il les connaît tous, soit qu’il y ait livré du bois de chauffage chez des clients de son père, soit qu’il ait parcouru ces routes forestières avec son frère Léo.  

C’est justement en plein bois que la promenade du dimanche risque de se terminer quand le véhicule de Maxime s’arrête au pied d’une côte. Il refuse d’aller plus loin, comme le vieux cheval d’Ernest O’Connor faisait parfois, pense Marie-Rose. Elle se garde bien de partager sa comparaison avec Maxime qui, tout en gardant son calme, essaie de redémarrer la voiture. Il crinque et crinque. « Motte ! s’exclame-t-il. » 

À propos de cette expression

Toute sa vie, Maxime l’utilisera sans que personne ne sache d’où elle venait. On comprendra qu’elle exprimait un échec, un refus, une paresse même.

Un samedi matin qu’il criera à son fils Raymond de se lever pour venir travailler au moulin et que celui-ci ne lui répondra pas, il dira : « Motte ! Un vrai paresseux ! »

Retour dans la forêt près de Montfort 

Marie-Rose s’inquiète de la suite de la promenade… Devront-ils revenir à pied jusqu’à Montfort ? Ses souliers fins ne résisteront pas aux cailloux de la route — ou du moins ce qui semble en être une. 

Dieu, ou le hasard, fait bien les choses : à force de le crinquer à la sueur de son front et de ses bras vigoureux — Maxime est un petit format, mais solide —, le véhicule repart. Ce qui s’annonçait désastreux se termine finalement bien. Maxime retraverse le village en direction de l’école, où il dépose Marie-Rose, contente de se retrouver chez elle. 

Elle s’apprête à descendre de ce qu’elle ne considère toujours pas comme une voiture, mais Maxime l’arrête en lui touchant délicatement le bras. 

— Voudriez-vous venir dîner dimanche prochain ? Moman m’a dit de vous le demander. Je monterais vous chercher après la messe…

Une première invitation officielle… Marie-Rose est contente… mais une jeune (?) fille de bonne famille ne doit pas trop le manifester. C’est ce qu’on lui a appris au couvent dans les cours de bienséance. Elle fait donc semblant d’hésiter… 

Elle a déjà rencontré les parents de Maxime, sa sœur Gabrielle, avec qui elle se sent particulièrement à son aise, et l’un ou l’autre de ses frères. Mais ce sera son premier repas dans la famille Guénette.  

— Oui, avec plaisir, s’entend-elle répondre à la demande de Maxime.

Celui-ci repart vers Morin-Heights dans un autre nuage de poussière, et Marie-Rose entre dans son école. Elle se dit que son intuition était bonne : quelque chose de sérieux se prépare, quelque chose qui changera peut-être sa vie. 

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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4 Responses to Chapitre 2

  1. Avatar de Andrée Deschatelets Andrée Deschatelets dit :

    Merci! Comme pour le chapitre dernier, j’ai beaucoup apprécié un dimanche à Montfort. C’est coloré, vivant agréable à lire. J,attends le prochain chapitre. Bravo!

  2. Avatar de Cécile Dubé Cécile Dubé dit :

    Je suis la fille de Lucien Dubé et de Marcelle Latour. À propos de l’expression  » motte », ma mère disait ça aussi. La lecture de vos histoires est toujours très agréable.

    • Avatar de pgue pgue dit :

      Merci à vous. Votre mère visitait ma mère à l’époque où mes parents habitaient Le Cantonnier. Je me souviens d’elle, il y longtemps, quand je distribuais le feuillet paroissial dans le rang (chemin des Ancêtres) à la fin des années 1950. Votre oncle Rémi a travaillé pour mon père à son moulin à scie. Que de souvenirs! Les prochains chapitres de mes histoires s’en viennent. On sera à Mont-Rolland bientôt.

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