Des histoires de ma famille

Chapitre 1

Semaine sainte 1930, un début d’après-midi

Maxime marche sur la voie ferrée, « sur la track » comme on disait alors, en direction de l’orphelinat de Montfort. Ce matin-là, Léondina, sa mère, ne lui a pas laissé le choix : elle lui a ordonné d’aller faire ses Pâques. Elle n’est pas du genre autoritaire, loin de là. Mais quand il s’agit de religion… Même si Maxime est majeur — il a vingt et un ans —, il obéit.

Maxime à 21 ans.

Pourquoi, au lieu de descendre à Saint-Sauveur, Maxime décide-t-il de monter à Montfort, à la chapelle de l’orphelinat ? Le destin ? Le hasard ? Un plan de la Providence ? On ne le saura jamais. 

Parole de quêteux

Comme c’était la coutume à cette époque, Philias et Léondina accueillaient un quêteux dans leur maison, lors de sa tournée annuelle. Celui qui se présenta au printemps 1909 décréta que le prénom qu’on avait donné au petit dernier n’allait pas. « Marc, déclara-t-il, c’est ben qu’tropcourt. » Sur-le-champ, il le rebaptisa « Maxime ». Et le prénom lui resta. 

Retour « sur la track »

En ce même début d’après-midi, Marie-Rose se dirige vers la chapelle de l’orphelinat de Montfort pour y faire ses dévotions de la Semaine sainte. Afin de raccourcir le trajet, elle a pris l’habitude d’emprunter la voie ferrée pour s’y rendre. 

Marie-Rose est la maîtresse d’école de Montfort. Voilà déjà deux ans qu’elle est partie de L’Anse-à-Gilles, au bord du fleuve « à perte de vue » où elle est née, pour se retrouver « en plein bois » d’épinettes noires et de mouches, noires elles aussi. Mais elle doit gagner sa vie.

École no2 Montfort 1928

Elle connaît heureusement quelques montfortains, dont le père Métreau. Il lui arrive d’aller jaser avec lui quand elle se sent trop seule. Elle s’est fait quelques amies irlandaises au village, mais elles ne parlent pas français. Leur fréquentation pour le thé du samedi fera en sorte que Marie-Rose parlera anglais avec l’accent irlandais jusqu’à la fin de sa vie. Une exception, madame Savaria, une Montréalaise qui « montait » souvent à sa maison de Montfort, même l’hiver. Leur amitié durera jusqu’à la mort de la très vieille dame dans les années 1960.

Marie-Rose avec ses élèves. 1928.

Malentendu

Pendant qu’elle marche en direction de l’orphelinat, Marie-Rose a encore le cœur un peu gros. L’automne précédent, elle a mis fin à ses fiançailles avec Ernest O’Connor, un cultivateur irlandais de Montfort, bel homme, mais un peu porté sur la « boisson ». Une malheureuse histoire de famille, comme il en existe des milliers. Madame O’Connor mère ne voyant pas d’un bon œil le mariage de son fils avec une Canadienne française avait fait disparaître, avec la complicité de sa fille, les lettres que Marie-Rose avait écrites à Ernest pendant ses vacances estivales à L’Anse-à-Gilles. Ne recevant aucune réponse d’Ernest, Marie-Rose y vit un désaveu de la part de son fiancé. 

À son retour à Montfort — après trois changements de train — quelques jours avant le début de l’année scolaire, Marie-Rose rendit sa bague de fiançailles à Ernest. Ils resteront amis, et ce n’est qu’à la mort de madame O’Connor que ce regrettable malentendu sera dissipé. 

(Ce que madame O’Connor ne savait pas encore, c’est que la remplaçante de Marie-Rose à l’école du village s’appellerait Simone Lamarre, une parente par alliance de Marie-Rose, et qu’elle marierait son Ernest quelques années plus tard.)

Ernest O’Connor à l’époque de ses fiançailles avec Marie-Rose.

Retour « sur la track »

Maxime et Marie-Rose, donc, marchent tous les deux sur la voie ferrée en direction de la chapelle de l’orphelinat. Ils se croisent, se dépassent, pour finalement se rejoindre… et se parler. Maxime salue poliment Marie-Rose et se présente :

— Je m’appelle Maxime Guénette. Je viens de Morin-Heights.

— Et moi, Marie-Rose Poitras. Je suis la maîtresse d’école de Montfort.

Maxime avale un peu de travers. Il est impressionné. Il a terminé ses études en troisième année; son institutrice était Jeanne Alarie. L’année précédente, il avait eu Marie-Anne Latour comme maîtresse. Des années plus tard, quand celle-ci devint sa voisine à Mont-Rolland, il lui rappela les claques qu’elle lui avait administrées. C’était une maîtresse femme à la « main généreuse » et au cœur d’or. 

Malgré tout, Maxime prend son courage à deux mains et demande à Marie-Rose : 

— Est-ce que je peux vous accompagner jusqu’à l’orphelinat ?

Marie-Rose accepte, non sans penser que la chose ne se fait peut-être pas. Elle vient à peine d’être accostée par un inconnu, et voilà qu’elle accepte de l’accompagner. Elle aurait pu, au moins, manifester une quelconque hésitation. 

Au cinéma, une musique accompagnerait leurs pas et leur rencontre serait soulignée par une sorte d’apothéose. En réalité, elle se fit dans le silence de la nature qui, en ce début de printemps, n’était pas encore sortie tout à fait de sa léthargie hivernale. Quelques moineaux peut-être… Les bruits, étouffés — il y a encore un peu de neige sur les ties de la track —, des bottines lacées de Marie-Rose… 

Un homme et une femme viennent de se rencontrer dans le majestueux décor des Laurentides. 

Ils se rendent tous les deux à la chapelle de l’orphelinat. Peut-être est-ce là une bénédiction ?

L’avenir — le faiseur de bonheur et de malheur — nous le dira.

Véridique, tout cela ?

Marc — il retrouva son vrai prénom dans des circonstances fort embarrassantes — et Marie-Rose n’ont jamais raconté à leurs enfants les circonstances exactes de leur rencontre. 

Plus de soixante-dix ans plus tard, à une question qui lui fut posée, Marc répondit : — On s’est rencontrés su’a track entre Morin et Montfort.

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4 Responses to Des histoires de ma famille

  1. Avatar de Chantal Rochon Chantal Rochon dit :

    J’adore lire ce que tu écris. C’est fluide captivant , j’embarque des les premières lignes. Un voyage dans le temps, qui me raconte la vie des membres de ma famille pour ajouter au plaisir de cette lecture. Ça pique ma curiosité à souhait.

    • Avatar de pgue pgue dit :

      Merci, cousine. Dans quelques chapitres, ton grand-père Lucien et ta grand-mère Simone vont entrer en scène. Ils ont été tellement bons pour mes parents. Ton grand-père a même payé le taxi pour me descendre à Montréal à l’hôpital en 1948 (!) parce que mon père n’avait pas l’argent pour le faire. Ton grand-père Lucien est venu aider mon père à construire sa maison en 1942. Je ne t’en dis pas plus. Tu le découvriras dans les chapitres à venir. Merci encore.

  2. Avatar de Diane Chayer Diane Chayer dit :

    Magnifiquement ecrit!

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