Retrouvailles — 3

Iberville, samedi 26 avril 2014. Jour des retrouvailles.

Je sors de la chapelle après un concert de la chorale du Collège Laval. Je suis encore sous le choc, agréable, de l’hommage rendu au frère Jean-Louis Tremblay, professeur de chant et directeur de chorale.

En face de moi, l’ancienne entrée principale du juvénat et ses parloirs. Je me demande si les animaux et les oiseaux empaillés sont toujours là. L’espace d’un instant, je crois apercevoir deux fantômes qui sortent des parloirs…

Le premier s’appelle René Prince. Juvéniste lui aussi, un peu plus vieux que moi cependant, il était déjà un musicien fabuleux. Il m’a enseigné le piano, une année durant avec la méthode, alors célèbre, de Michael Aaron. L’année suivante, mes parents n’ayant plus les 5 dollars mensuels que coûtaient les cours, je dus mettre fin à ma carrière de pianiste…

Un musicien fabuleux, ai-je écrit. René avait toujours une partition à la main, et pas des plus faciles. Dans les rangs, il rompait parfois le silence et se mettait à fredonner, emporté qu’il était par ce qu’il déchiffrait. Cela lui valait parfois un « serrage de bras » du frère Marc, que nous surnommions Marcus, ou carrément une claque derrière la tête de la part de l’autre maître de salle, dont j’ai déjà évoqué la fermeture d’esprit à tout ce qui n’était pas sportif ou militaire. Durant des années, je l’ai détesté à m’en confesser! Et il m’a fait suer jusqu’à la fin de mes années « religieuses ». Mais cela est une autre histoire.

René était un agréable fou, de musique, bien sûr, mais aussi des cultures latine et grecque. Il vivait dans un autre monde que le nôtre. Les rires, dont il était l’objet, ne l’affectaient en rien. Il osait même faire un doigt d’honneur aux gros bras qui se moquaient de lui. Et aussitôt le geste fait, il prenait ses jambes à son cou et s’enfuyait en riant… ou en chantant. Il semblait voler au-dessus de notre « nid de coucous », cette petite société que nous formions.

Je n’ai jamais revu René Prince. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Mais je garde de lui le souvenir d’un être entier, totalement dévoué à son art.

Le second fantôme est celui, bien réel, de Claude Vivier, musicien et compositeur. J’écris « bien réel », parce que, lui, je sais qu’il est décédé en 1983. Dans sa biographie, on dit qu’il apprit la musique au Juvénat Notre-Dame. Dans mon souvenir, il en savait déjà un bon bout sur le sujet. Le frère Joseph-Armand, l’organiste, le laissait répéter sur le grand orgue de la chapelle. Claude composait déjà; il lui arrivait même de jouer une de ses œuvres lors d’une célébration religieuse. Il était plus que doué; c’était véritablement un génie.

Quelques années plus tard, après avoir quitté la vie religieuse, il étudia la composition avec Gilles Tremblay au Conservatoire de musique du Québec. Puis, ce fut l’aventure européenne et ses sessions d’études avec Stockhausen, à Cologne. Son nom commença alors à circuler dans le monde, restreint, de la musique contemporaine.

À son retour à Montréal en 1974, je le rencontrai, par hasard, au Festival des films du monde. Il n’avait pas changé; une certaine folie — une folie certaine? — l’habitait. Nous avons passé des heures autour d’un verre — disons de quelques verres — lui me racontant, comme seul il savait le faire, les aléas du compositeur qu’il était en train de devenir, et moi, l’écoutant, buvant ses paroles pleines de passion. Nous prîmes rendez-vous officiellement : chaque année, nous nous retrouverions au même temps de l’année, fin août-début septembre. Et nous le fîmes, année après année, jusqu’en 1982. Nous ne savions pas, bien sûr, que ce serait alors notre dernière rencontre.

Au mois de mars suivant, nous apprîmes, quelques fidèles amis et moi, sa mort tragique. Il avait été retrouvé dans son domicile parisien, poignardé de 45 coups de couteau. Sur sa table, on avait retrouvé le manuscrit inachevé d’une œuvre chorale, dotée d’un titre allemand, dont lui seul connaissait le secret. Traduite, l’œuvre s’intitulait Crois-tu en l’immortalité de l’âme? Il y décrivait la rencontre, dans le métro, d’un jeune homme. Sous les dernières portées auxquelles il avait travaillé, on pouvait lire : « Alors sans autre forme de présentation, il sortit de son veston noir foncé acheté probablement à Paris un poignard et me l’enfonça dans le cœur. »

Le fantôme que je vis, sortant du parloir du juvénat, n’était ni souffrant ni ensanglanté. Au contraire, il souriait, il riait même. Cela me réconcilia avec sa mort. Je me dis qu’il devait être au paradis des musiciens un peu fous, ceux qui n’auraient jamais pu être que ce qu’ils sont devenus.

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1 Response to Retrouvailles — 3

  1. Avatar de Rene Prince Rene Prince dit :

    Bonjour Pierre. J`ai tomber par hasard sur ton commentaire retrouvaills-3. Mon francais n`est plus bon, ca fait 58 ans que je ne parle plus. Je suis parti du Quebec en 1965. Je sui revnue au Quebec en July 2018.
    Voici mon e-mail address
    reneprince@ bell.net.

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