17 février 1967

Louise G., que tout le monde surnomme Loulou, m’impressionne grandement en m’annonçant : 

— Je travaille Badine, au Conservatoire.

Je ne connais pas encore grand-chose au théâtre, mais je sais tout de même que le « badine » en question est un « résumé » du titre d’une pièce de Musset. 

À cette époque, cela faisait terriblement « croulant », ou « vieille France », de dire que l’on travaillait une scène de On ne badine pas avec l’amour. De même, on travaillait le Malade (imaginaire), le Bourgeois (gentilhomme) ou le Barbier (de Séville). 

Un saut dans le temps

1972. Je fais partie de la distribution — un tout petit rôle — de Maigrichon et Gras-Double, une série jeunesse réalisée par Hubert Blais. Un matin, Loulou fait son entrée en salle de répétition. Je m’approche pour la saluer. Grand bien me fasse ! Elle m’ignore superbement, pour ensuite se lover dans les bras de Claude Michaud, le Gras-Double du titre de l’émission —, le Maigrichon étant Daniel Gadouas. J’aurais dû me douter qu’une « Conservatoire » ne se rabaisserait pas à faire la conversation à un « cours privé ». 

Je vivais la même chose avec un camarade, lui aussi petit rôle dans l’émission, mais un « Option théâtre de Sainte-Thérèse ». Nous jouons pourtant les deux policiers quasi muets — moi, grand, très grand et maigre; lui, gros, très gros — sous les ordres du sergent Foudre (Louis de Santis, le merveilleux Bim de mon enfance). À part nos scènes communes, la grosse police ignore totalement la grande police maigre.

Il me faudra quelques années encore pour devenir « parlable » aux yeux de plusieurs de mes anciens compagnons, jeunes acteurs et actrices, un soir d’une première, par exemple. Qu’est-ce qui fit changer les choses ?

Un entrefilet dans TV-Hebdo :

Pierre Guénette signera une nouvelle série télé Jeunesse, Le Grenier, en ondes le premier mardi de janvier 1976. L’émission mettra en vedette, entre autres, Hélène Loiselle, Gérard Poirier et Yvon Bouchard.

Soudain, je deviens parlable. On m’ouvre les bras pour me dire combien on est content pour moi. Le summum sort de la bouche de Loulou : 

— Tu as tellement de talent ! 

Même Robert, un de mes anciens colocs, un « École nationale », me trouve tout à coup intéressant, lui qui, à la table du petit-déjeuner, ne me dit même pas bonjour. 

Anouilh a fait dire à un de ses personnages de Colombe : 

— On s’aime beaucoup au théâtre !

Je ne lui donne pas tort.

Retour au 17 février 1967

Ce soir-là, Loulou, mes amis Laurent, Micheline et moi faisons nos premiers pas au Centre expérimental populaire (CEP) qu’anime Pascal Desgranges dans une ancienne caserne de pompiers, rue Notre-Dame Est. Il y a réuni autour de lui des amis et des finissants du Conservatoire et de l’École nationale de théâtre : Diane Arcand, Alain Gélinas, Claude Saint-Hilaire, Francine Beaudry, Réjean Roy, et d’autres. Paul Savoie et Mireille Rochon y font aussi leur entrée. 

Le CEP est ouvert tous les soirs de la semaine. On y présente des spectacles de poésie, de chant, de théâtre, de mime, ainsi que des happenings, très à la mode à l’époque. Le théâtre me fait un clin d’œil, le premier vrai, et, avec Micheline et Laurent, je décide de lui répondre en m’inscrivant au cours d’art dramatique du CEP. Comme les honoraires de Pascal Desgranges, le professeur en titre, sont minimes, nous devons nous engager, nous les nouveaux, à servir le café, un ou deux soirs par semaine. Loulou est exemptée de cette corvée — le mot est trop fort, je sais —, Conservatoire oblige ! Nous, les petits, les sans-grades, comblerons son horaire. 

À partir de ce moment, j’ai enfin l’impression de vivre. 

Depuis mon départ de la communauté, je ne sors pas, si ce n’est pour me rendre à mes cours à l’École normale Jacques Cartier, où je termine mon baccalauréat en pédagogie et où j’espère obtenir mon Brevet A. Un soir par semaine, mon frère m’offre le cinéma : deux films, généralement d’action, place Versailles. J’habite, rue Arcand, chez les Saulnier, les beaux-parents de ma cousine Fleurette. Invariablement, je passe mes fins de semaine à Mont-Rolland, chez mes parents. J’y parle peu et je m’y ennuie beaucoup. 

Je reste accroché au passé, à mes huit années de captivité. Depuis l’âge de onze ans, je n’ai rien connu d’autre que la vie en communauté. La vie, bouillonnante, des années 1960 m’est étrangère. La serre chaude de la communauté, destinée à faire pousser et grandir des vocations religieuses, m’a étouffé.

Mon entrée au CEP — j’en ai le pressentiment — changera ma vie… « à petits pas, à pas menus », pour citer « la » phrase que je prononçais dans une pièce pieuse, au juvénat, au début des années 1960. 

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Chapitre 11

Samedi soir, à l’Anse-à-Gilles

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Les trois cloches

Retrouvé dans mon journal personnel du mois d’avil 1960. Juvénat Notre-Dame, Iberville, lecture des notes (remise du bulletin mensuelle).

«Fête du frère directeur. La chorale interprète Les trois cloches. F. chante le solo.»

On remarquera que je respecte son intimité en ne donnant pas le nom du F. en question.

Cela demande quelques précisions.

D’abord, les journaux, que nous qualifiions alors de «personnels», ont toujours leur place dans la vie intime des gens. J’en tiens un depuis 1959, année de mon entrée au juvénat. Et j’écris encore, chaque jour ou presque, une pensée, une idée, une émotion forte, une colère réprimée. On pourrait dire de moi, en langage littéraire et universitaire, que je contribue à la littérature de l’intime. Eh! oui. On n’écrit plus son journal, on littérature son intimité. Intimité que je vais balancer au recyclage bientôt.

Ensuite, la chanson. Popularisée par Édith Piaf et les Compagnons de la chanson, Les trois cloches était de toutes les prestations de la chorale du juvénat. Sans oublier l’inévitable Valdéri, Valdéra.

Pour mémoire, voici le premier refrain des Trois cloches (chanté par F.)

Une cloche sonne, sonne,

Sa voix d’écho en écho

Dit au monde qui s’étonne

C’est pour Jean-François Nicot.

C’est pour accueillir une âme,

Une fleur qui s’ouvre au jour

À peine, à peine une flamme

Encore faible qui réclame

Protection, tendresse, amour.

F. clame haut et fort, depuis qu’il vieillit, que le frère Louis-Gérard ne lui a jamais confié de solo. Que, moi, j’étais son chouchou et que j’avais toujours les solos quand ce n’était pas Denicourt.

J’ai maintenant la preuve du contraire. Il m’excusera de blesser son humilité, mais F. avait une belle voix, que ce solo a mis en valeur, dans l’oreille éblouie de notre directeur et du frère provincial.

Pendant qu’il éblouissait les spectateurs, nous, les «choraleux», répétions en sourdine : «ding! dong! ding! dong!»

Après son triomphe, au moment de la lecture des notes, il reçut la médaille du premier de classe… comme à son habitude. Dans son grand âge, il répète que nous étions émules. Façon de dire qu’il m’arrivait, à l’occasion, d’être premier moi aussi. Moins souvent que lui cependant durant les dix mois de l’année scolaire.

F. est un ami très cher. Même après toutes ces années.

Je reprends, prétentieusement, le mot de Montaigne au sujet de son amitié avec La Boétie :

«Parce que c’était lui. Parce que c’était moi.»

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Au revoir, Audé

Flora et Hector seront à nouveau contents de leur clan, même si l’occasion est triste. À Saint-Sauveur, les Chartier se réuniront le 4 août prochain pour célébrer la vie de leur frère Audé. Ses deux fils, Luc et Michel, seront là. Ils pleureront leur père… et leur mère, Judith, qui, bien que vivante, est terrassée par la terrible maladie du souvenir égaré. Ils penseront à leur sœur Linda, qui a déjà accueilli Audé en lui donnant des gros becs en pincettes, comme grand-mère Léondina en donnait.

Dans leur malheur, Luc et Michel ne seront pas seuls. Flora et Hector, leurs grands-parents, feront en sorte que tout se passe le mieux possible. Ils lanceront des invitations :

— Venez à Saint-Sauveur, venez dire à nos petits-fils que nous formons encore un beau clan, même éclairci.

Marielle, Réal, Alcide, Yvon, Monique et Claude, qui sont déjà dans le vaste monde de l’Éternel et de l’Infini, leur prêteront main-forte.  

Serge et Alain répondront à l’appel. Et le chœur des filles aussi : Pierrette, Lucie et Claudette. Et les petits-enfants et arrière-petits-enfants de Flora et de Hector… Il y en a tellement que l’on a de la difficulté à se retrouver dans leur généalogie. 

Il y aura probablement aussi (on se rendra compte que les cousins et cousines vieillissent…) : 

Laurent à Lionel, et Suzanne.

Claire à Lionel. 

Lisette à René. 

Isabelle, Louise et Marcel à Hervé. 

Jocelyne à Fernand.

Christiane à Anne-Marie, et peut-être Benoit.

Lise à Émile et Marcelle.

J’y serai, moi, Pierre à Marc. Mon père était le parrain d’Audé avec sa sœur Gabrielle (si ma mémoire est bonne).

Il m’est venu à l’idée que, dans leur éternité, mon père, ma mère et mon frère participent à cette grande réunion de famille organisée par Flora et Hector pour accueillir Audé, leur fils. 

Fernand, un bout de doigt en moins, accorde son violon, pour la veillée qui se prépare. 

Simone a préparé quelques bonnes tartes. Ça se mange tout seul après les sets carrés. 

Lionel, Hervé et Marc sont dans une grande discussion de moulins à scie. 

René, parti si jeune, estlui aussi de la fête avec Béatrice et ses garçons Michel et Ronald. Il sourit, un sourire qu’il est seul à avoir – un sourire de Lorion, disait-on. 

Gabrielle est là, solide sur ses deux jambes, bien droite, elle met la main à la pâte. Dans sa vie terrestre, elle était handicapée.

Anne-Marie, le bébé de la famille, coordonne les festivités. Elle a eu une très longue habitude des soupers et des réceptions.

Raymond, mon frère, est un peu surpris de voir Marie-Rose, notre mère, et Flora se jaser comme elles ne l’ont jamais fait depuis qu’il avait deux ans. À croire que l’éternité réchauffe les refroidissements qui se produisent parfois dans la vie des gens.

Léondina et Philias, dans leur berceuse, sourient devant tant de beauté.

Ils ont de bons enfants. 

La fête bat son plein. Le party est pogné ! 

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Histoires de ma famille

Chapitre 4

Journées d’hiver

Pour la première fois de sa vie — il a tout de même 23 ans —, Maxime trouve l’hiver long. Ça fait trois semaines que sa grande demande a été faite officiellement à Marie-Rose, et toujours pas de nouvelle de son futur beau-père. Se pourrait-il qu’il lui refuse la main de sa fille ? Maxime ignore si Rose déciderait de le marier si son père s’y opposait. Rose ne lui en a pas dit beaucoup sur son père, mais il paraît qu’il a tout un caractère… et qu’il a toujours, ou presque, mal à la tête. 

Même si la poste et les trains en ont bien regagné, pense Maxime, c’est toute une ride ! Rose a mis sa lettre à la poste à Montfort. Elle est partie par le train pour se rendre jusqu’à Montréal. Là, changement pour Québec. Puis un autre pour L’Anse-à-Gilles. Il paraît qu’avec le vent qui vient du fleuve, les routes ne sont pas toujours praticables, l’hiver. Si c’est comme à Morin, Joseph-Édouard doit seller son cheval — il n’a pas de machine, Rose le lui a dit — et se rendre au bureau de poste du Cap-Saint-Ignace et voir s’il y a du courrier.

Maxime pense à cela en essayant de démarrer la voiture de son père qui ne semble pas aimer le froid mordant de janvier dans les Laurentides. Il a beau tourner la manivelle… Motte, pense-t-il. 

Il ne faudrait pas penser que Maxime fait un drame du temps qui passe. Jusqu’à maintenant, il n’a jamais fait de drame pour quoi que ce soit… Ça ne semble pas être dans sa nature. Il fait juste se demander…

*

Toute sa vie ou presque, Maxime ne fera pas de drame. Son corps, lui, en fera parfois. Il réagira particulièrement mal aux déménagements sans que, apparemment, il se soit rongé les sangs. Apprenant un diagnostic qui nécessitait une intervention urgente, il s’exclamera : 

— Ça parle au yâbe !

Même dans les pires moments — Dieu seul sait qu’il y en aura, et plusieurs —, il semblera non pas indifférent, mais absent. Comme s’il n’était pas atteint. Pourtant, il trouvera des solutions, et vite, surtout quand il s’agira de la santé de Marie-Rose ou des enfants — la sienne n’a aucune importance —, mais sans jamais s’énerver. « Ça parle au yâbe ! » ponctuera, tel un mantra, les situations les plus comme les moins graves. Il ne s’énervera pas. Il travaillera encore et encore pour payer les comptes. C’est sa façon à lui d’aimer les siens. Les mots, il ne les connaît pas. 

Il faudra attendre le grand âge, et une certaine confusion mentale, pour que Maxime exprime, même maladroitement, certaines émotions. Un jour qu’il le visitera à sa résidence, son fils le trouvera en pleurs. Après lui avoir demandé à quelques reprises s’il était souffrant, il lui répondra : 

— Y paraît que pâpâ est mort.

Étonné, son fils tentera de lui faire comprendre, à l’aide de cartes mortuaires et d’autres photos, que son père est mort il y a déjà plusieurs années. Maxime prendra plusieurs minutes à comprendre que cette mauvaise nouvelle n’est pas récente, et qu’il en va de même pour sa mère et pour sa propre femme. 

— Ça parle au yâbe ! Comment ça se fait que je me souvenais pas de ça ?

Dans un autre registre, Maxime pleurera, de joie cette fois, en voyant sa sœur Anne-Marie et sa fille Christiane arriver dans le long corridor de sa résidence. Il manquera de tomber en essayant de se lever de son fauteuil roulant pour courir à leur rencontre. Rassis, il criera — le mot n’est pas trop faible — à l’intention des autres résidents : 

— Ti-Pit ! Ti-Pit, ma p’tite sœur, vient me voir ! 

Cette fois, il ne prendra pas le diable à témoin.

*

Philias aime tous ses enfants, mais Maxime, en plus de lui ressembler physiquement, a une petite accroche de plus que les autres. Il est travaillant comme pas un. Quant à ça, Léo ne laisse pas sa place, lui non plus. Mais il a moins de santé. Maxime, c’est de la force sur deux pattes. 

Les plus jeunes de ses gars, à part Hervé, ne pensent qu’aux filles et aux trucks. Il arrive même que Philias doive grimper à l’échelle et aller les réveiller pour qu’ils descendent déjeuner — de la soupane avec une cuillerée de sucre du pays ou de cassonade, quand il ne reste plus du premier — et se rendent à la boutique ou au moulin. Le travail les attend, mais ils ne semblent pas s’en soucier.

Philias s’en défendra toujours, mais c’est pour ses filles qu’il a un faible. Léondina a essayé de le lui faire avouer, un soir que son frère Aldéric était passé avec sa femme Amanda, que tout le monde appelait Manda, une ancienne maîtresse d’école. Celle-ci n’arrêtait pas de s’extasier sur sa fille : Annette par-ci, Annette par là…

— Est tellement belle à part de ça ! Sûr qu’elle va se trouver un beau parti et qu’elle va faire un beau mariage ! s’était exclamée Manda. 

— Pis, Marcel, lui ? avait demandé Léondina. 

— Ah, c’est un bon garçon, mais Annette…

— Pis, toé, Philias ? dit Léondina en se tournant vers son mari. 

Celui-ci avait sursauté, concentré qu’il était à bourrer sa pipe. 

— Qu’est-ce que j’ai ?

— C’est lequel de tes enfants que t’aimes le mieux ?

Philias avait arrêté son geste. 

— Tous pareils !

Léondina a laissé échapper un petit rire et a lancé un regard complice à Manda et à Aldéric en disant :

— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre !

— Quoi ? T’es-tu en train de dire que j’aime pas mes enfants…

Léondina ne lui a pas laissé pas le temps de finir sa phrase : 

— Ben non, mais avoue, Philias Guénette, avoue que t’as un faible pour tes filles. Et j’irais même jusqu’à dire…

— T’as raison, Léondina, avait dit Manda en riant.

Philias n’entendait cependant pas à rire. Il avait cherché appui chez son frère, mais celui-ci avait souri lui aussi. Philias s’était défendu vigoureusement : 

— Tous mes enfants sont sur le même pied. Pis, j’pense souvent à ceux qu’on a perdus, pis, ça me fait de la peine. 

— Moi aussi, ça me prend au cœur quand j’pense à eux autres, avait répliqué Léondina. N’empêche que tu r’gardes pas tes filles de la même manière que tes gars. Flore, tu l’as couvée comme si elle était un p’tit oiseau. On aurait dû l’appeler Alouette ou ben Pinson. 

— C’était la première qu’on réchappait. Y fallait ben qu’on s’en occupe. 

— Pis Simone, la vaillante. Celle qui réussit mieux que moi la tarte aux raisins que t’aimes tant. Tu penses que je t’ai pas vu, le jour de ses noces… La p’tite larme que t’as essuyée quand elle est partie avec son Lucien pour Mont-Rolland. 

— J’suis pas un sans-cœur. 

— J’ai jamais dit ça, Philias, tu sais ben.

— Ça m’a émotionné de les voir partir, Flore pis elle. 

— Et Gaby, et son p’tit air fantasque. A te fait étriver souvent, et tu te caches derrière le nuage de fumée de ta pipe pour sourire.

— C’est vrai qu’elle a du front. J’dis pas qu’elle est effrontée. Non, elle est polie, mais elle passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle a à dire. 

— T’as remarqué qu’elle s’est faite amie avec Marie-Rose. Maxime t’emprunte de plus en plus souvent ton char pour des sorties qu’ils font à quatre : Gaby et son ami sur le banc d’en arrière; Marie-Rose et Maxime en avant. Heureusement que Maxime a compris que leurs bazous, à Léo et à lui, ça faisait pas très sérieux. Pauvre Gabrielle, que Léo voyageait dans ces espèces de machines qui en étaient pas. Une Léonard, en plus ! Une des plus belles familles de Saint-Sauveur. 

Philias avait souri. 

— Y en ont-tu rafistolé des morceaux de machines pour venir à bout de les faire rouler ! 

— Tu les laissais faire ? s’était inquiétée Amanda. 

Aldéric et elle avaient suivi l’échange entre Philias et Léondina. Ils n’avaient pas eu le temps de placer un mot.

— Ben oui, Manda. Y risquaient pas grand-chose, à part de passer au bout du pont et de se retrouver dans la rivière à Simon. C’est pas creux.

Léondina n’en avait pas fini avec l’amour que Philias portait à ses filles…

— Et notre petite Anne-Marie ? Viens pas me dire…

— C’est notre bébé. Faut ben qu’on la gâte un peu. 

Philias a réfléchi un moment. 

— À va aller à l’école à l’automne. Déjà !

— En parlant d’école, a repris Léondina, on sait toujours pas si Marie-Rose va faire application pour venir enseigner à Morin. 

Manda a sursauté :

— A l’enseigne pas à Montfort, elle ?

— Oui, mais… Ben voyons, Manda, y’a pas d’quoi se r’virer les sangs…

*

Comme on le découvrira, Manda jouera un rôle tragico-comique dans la vie de Marie-Rose. Méchanceté de sa part ? Un peu beaucoup sans doute. Mais, chose sure, entêtement et besoin de « bosser », comme on disait alors. 

Aldéric ne se mêlera jamais des lubies de sa femme. La dernière fois qu’elle perturbera l’assemblée de la commission scolaire, le secrétaire la rappellera à l’ordre et finalement la menacera d’expulsion, mais c’est elle qui aura le dernier mot :  

— Essaye donc pour voir, Adolphe Bélanger. 

*

Marie-Rose se rend au bureau de poste dans les rues non déneigées de Montfort. On n’a pas encore passé la gratte tirée par des chevaux. Chaque jour, elle ressent un malaise dans la région du cœur. Sa grand-mère Gamache dirait qu’elle a « souleur ». La réponse de son père tarde à venir. Elle n’aurait peut-être pas dû poser une condition à la demande en mariage de Maxime… S’il fallait que… Encore la crainte de ne pas avoir fait la bonne chose ! 

Elle secoue ses bottines avant d’entrer dans le bureau de poste. C’est la moindre des politesses.

— You received a letter, miss Poitras. From Cap-Saint-Ignace.

Marie-Rose a compris d’où venait la lettre, même si la prononciation française de la maîtresse de poste laisse quelque peu à désirer. Cette dernière semble aussi contente que Marie-Rose. Elle lui remet la lettre et prend le temps de jaser un peu avec l’autre « maîtresse » du village, celle de l’école. Heureusement que Marie-Rose a amélioré son anglais, car la postière parle rapidement. 

Marie-Rose quitte la post office et marche à grandes enjambées jusqu’à son école. Elle coupe court à la conversation de la mère d’un de ses rares élèves qu’elle croise et reprend aussitôt sa presque course. Elle s’interdit d’ouvrir l’enveloppe avant d’être entrée dans son école. Ça pourrait lui porter malheur. Un pressentiment ! C’est bien connu que la mortification est appréciée du bon Dieu. Même quelques minutes ont de la valeur à ses yeux. 

Elle entre dans l’école et, sans prendre la peine d’enlever ses bottines, son manteau et son bonnet de laine, se rend immédiatement à sa chambre et ouvre aussitôt la lettre. C’est sa mère, comme à l’habitude, qui lui écrit. Marie-Rose lit les premières lignes, mais sa vue s’embrouille. Est-ce que son père a dit « oui » ou « non » ? Quand elle aura trouvé la réponse à sa question, elle s’enquerra des nouvelles de l’Anse. Elle parcourt la lettre écrite d’une écriture appliquée… Pour une fois, son pressentiment avait tort : Joseph-Édouard dit « oui », et il va même jusqu’à les inviter, elle et Maxime, après leur mariage. Joséphine écrit : J’aimerais ça si tu nous envoyais un portrait de Maxime. Ça serait une façon de faire sa connaissance

Marie-Rose est tellement contente qu’elle ne tient plus en place. Elle ressort de l’école et, d’un bon pas, se rend chez madame Savaria, son amie. Il lui vient une méchante idée dont elle se confessera plus tard : frapper à la porte de madame O’Connor, la mère d’Ernest, son ancien fiancé, et lui annoncer que Maxime Guénette de Morin-Heights — les Guénette de Morin-Heights ont très bonne réputation — a demandé sa main et qu’elle a dit « oui ». Elle n’a cependant pas de bague de fiançailles à lui montrer… C’est un problème qu’il lui faudra elle-même régler, elle en a bien peur. Mais, ce n’est pas grave.

Quand madame Savaria lui ouvre, elle pense que Marie-Rose est malade. On dirait qu’elle a les sangs retournés : elle respire rapidement, passe sa main sur son front puis sur sa poitrine. À bout de souffle, elle finit par dire à son amie : « Mon père a dit oui ! Je vais me marier ! » Pour l’aider à reprendre ses esprits, madame Savaria lui prépare une bonne tasse de thé accompagnée de quelques biscuits. À Montfort, du moins chez ceux et celles qui habitent dans le village, anglophones ou francophones, le thé se boit beaucoup.

— Je vous ai jamais vue énervée de même, mademoiselle Poitras. Il faut dire qu’il y a de quoi. Se marier, à moins d’un malheur, on fait ça juste une fois dans sa vie. 

Marie-Rose se calme un peu, mais ça ne dure pas. Elle pense à son trousseau, à sa robe de noces — madame Savaria la rassure sur ce point, elle va lui en créer une ainsi qu’un ensemble pour le voyage chez ses parents. Curieusement, Marie-Rose, dans son énervement, ne pense pas qu’il faudrait peut-être annoncer la bonne nouvelle à Maxime, le principal intéressé. C’est madame Savaria qui le lui rappelle. 

— Mon Dieu ! s’exclame Marie-Rose, où est-ce que j’ai la tête ? 

— Dans les nuages, et vous avez bien raison. C’est tellement un grand jour ! Mais, pour l’instant, vous devriez rentrer à l’école et préparer vos leçons pour demain. On ne sait jamais, vous aurez peut-être quelques élèves; je vous en souhaite au moins un. 

*

Au couvent du Cap-Saint-Ignace, les sœurs appelaient cela, le « devoir d’état ». Tout, absolument tout, passait après lui. 

Marie-Rose se rappelait une question que sœur Saint-Jean-Népomucène — encore elle qui avait le doux surnom de « Pue du bec » — posait chaque matin après la prière qui précédait le début des cours : 

— Que souhaiteriez-vous être en train de faire si Dieu venait vous chercher sans prévenir ? 

En chœur, les couventines de la classe répondaient : 

— Notre devoir d’état.

Certaines mauvaises langues ajoutaient tout bas : 

— Pue du bec sait très bien que Dieu prévient jamais qu’il va venir nous chercher, devoir d’état ou pas. 

*

Le soleil se couche encore tôt en janvier. Marie-Rose a remercié son amie et repris le chemin de son école. La lumière est tellement belle, à cette heure; elle prend des teintes de… Deux de ses cousines se chicanent chaque fois qu’elles se voient — heureusement, ce n’est pas trop souvent. Celle de Sainte-Anne-de-la-Pocatière parle de « l’heure bleue », tandis que l’autre, qui a fait un beau mariage et vit sur les hauteurs de Québec, l’obstine, dans son parler pointu, qui rrroule ses r :

— On doit dirrre « l’heurrre mauve ». D’ailleurrrs, j’ai vu une toile d’Ozias Leduc qui s’appelle justement L’heurrre mauve. Un grrrand peintrrre comme lui ne peut pas se trrromper!

À Montfort, on dit plutôt « Entre chien et loup », mais le plus souvent dans sa version anglaise. 

Marie-Rose se sent légère… 

Une idée de Poitras la ramène à l’ordre. Une de ses tantes répétait à ses nièces, chaque fois que l’occasion se présentait — et elle se présentait souvent : 

— Méfiez-vous de la légèreté — elle prononçait « légareté ». On s’envole avec elle, mais on pique vite du nez. 

Laura, la sœur aînée de Marie-Rose, ne manquait jamais d’ajouter, sûre que sa tante ne l’entendait pas, car elle était sourde comme un pot :

— Ben, moi, je m’sens légère, pis j’pique pas du nez. J’vas peut-être rester vieille fille parce que j’aurai pas été assez sérieuse, mais, au moins, j’aurai eu du plaisir dans la vie. À vous écouter, on devrait être en carême à l’année longue.

Ses sœurs pouffaient de rire. Joséphine, leur mère, essayait de les calmer, mais en souriant elle aussi. 

*

Laura Poitras mourra célibataire à 98 ans, heureuse de la vie légère qu’elle a menée : une vie au service des autres, d’abord comme servante puis gouvernante au presbytère du Cap-Saint-Ignace; ensuite comme gouvernante chez la famille Ouellet, à l’Anse, l’été, puis à Québec, pendant l’hiver. Elle a pratiquement élevé plusieurs enfants de cette grande famille, dont Alcide, le météorologue, qu’à une époque toute la province connaissait, et que Laura appelait encore son « p’tit Alcide ».

*

Le souvenir de Laura donne des ailes à Marie-Rose. Pour la première fois de sa vie, elle envoie promener les bonnes sœurs et ses tantes. Elle a le droit d’être heureuse. Le bon Dieu n’a rien contre ça. Comme le père Métreau de l’orphelinat de Montfort lui a dit, un jour que l’ennui la menaçait de lui faire oublier son devoir d’état : 

— Méfiez-vous de vos idées noires, mademoiselle Poitras. Dieu est amour, vous savez. C’est saint Jean dans son évangile qui l’a écrit. Cela peut être d’un grand réconfort. Il y a déjà assez de souffrances dans nos vies, nous ne sommes pas obligés de nous en créer d’autres. 

Cette idée a fait son chemin lentement dans l’esprit de Marie-Rose, mais la crainte de Dieu se pointe le nez plus souvent qu’à son tour. Ce soir pourtant, que l’heure soit bleue ou mauve, Marie-Rose ne s’en soucie pas. Elle se sent heureuse. Si le mot ne lui faisait pas aussi peur, elle dirait qu’elle se sent « romantique ».

Aussitôt rentrée dans son école, elle s’applique à préparer ses leçons du lendemain : catéchisme, français, calcul, etc. 

La faim la fait s’arrêter. Sa tante Amanda, la femme de son oncle Joseph-Edmond Poitras, qui était « corporente », comme on disait alors, enseignait la vertu — c’était ses mots — du bon manger. Une autre de ses tantes, Olympe de son prénom et femme d’Achille-Aimé Poitras, ne célébrait sûrement pas la même vertu que sa belle-sœur, car tout le monde s’entendait pour dire qu’elle «avait l’air d’une morte». Marie-Rose sourit à ce souvenir, en préparant son maigre souper.

Sa famille lui manque, mais il lui semble que, ce soir, la souvenance est moins lourde à porter. L’avenir s’annonce beau, lui semble-t-il. Elle n’ira pas jusqu’à dire «radieux», comme elle lit dans les romans. 

Elle se demande comment elle fera pour se rendre jusqu’à dimanche… Elle s’imagine la tête de Maxime quand elle lui apprendra la nouvelle. Quoique… elle ne peut pas lui reprocher d’être trop expressif. Mais, peut-être que pour cette grande occasion…

Marie-Rose passe la soirée près du poêle de sa classe. Elle lit un roman que madame Savaria lui a prêté, en lui disant de ne pas s’en vanter aux pères monfortains de l’orphelinat, parce qu’il n’est pas recommandé, surtout, paraît-il, aux jeunes filles et aux femmes. Marie-Rose n’est pas trop sûre de bien agir. Mais, l’histoire est tellement belle. Le roman s’appelle Le Rouge et le Noir, d’un auteur français, un certain Stendhal. Une belle histoire d’amour. Grande lectrice, Marie-Rose ne craindra pas de défier les « conseils » de l’Église, se fiant à sa propre conscience.

À propos des lectures de Marie-Rose…

Marie-Rose se permettra toujours des libertés dans ses lectures, mais pas dans celles de ses fils. Son aîné s’en souviendra, le jour où il découvrira qu’elle a découpé avec soin toutes les photos qu’elle jugeait offensantes dans son premier Playboy à vie. Quant à l’autre, parti tout jeune en communauté, ce sont les frères qui assureront son éducation. On lui interdira la lecture des Bob Morane, d’Henri Vernes, et du Bossu, de Paul Féval. Par contre, à titre d’éducation sexuelle, on lui conseillera Toi qui deviens homme, d’un obscur prêtre timoré par la sexualité; La chaste adolescence, de Mgr Tihamer Thot, qui recommandait entre autres aux jeunes garçons de ne pas mettre les mains dans leurs poches, et quelques autres livres sur les amitiés particulières, dangers de tous les dangers de perdre son âme.

Plusieurs années plus tard, à la fin des années 1940, Marie-Rose apostrophera le curé de Mont-Rolland, lors de sa visite de paroisse, au sujet du livre La mère canadienne et son enfant, que le gouvernement canadien, protestant et honni du clergé catholique, donnait aux mères qui venaient d’accoucher. À son premier, elle s’était débrouillée seule. Mais, pour le deuxième qu’elle avait réchappé, elle trouvait d’excellents conseils sur son éducation dans ce livre. Le curé lui fera remarquer : 

— Madame Guénette, vous n’êtes pas sans savoir que ce livre a été écrit par des protestants, et que les évêques du Québec recommandent aux mères de s’abstenir de le consulter.

Marie-Rose lui répondra du tac au tac : 

— Qu’est-ce que les évêques, du Québec ou d’ailleurs, connaissent à l’éducation des enfants, voulez-vous me dire ? Marc — on comprendra plus tard le changement de prénom —, donne la dîme au curé; on va dire que la visite s’arrête là.

Sur ces paroles invitantes, elle tournera les talons et se rendra justement auprès de son deuxième fils qui braille à s’en fendre l’âme. Tout en le consolant, elle s’aperçoit qu’elle vient d’agir en vrai Poitras, et elle n’est pas trop sûre de le regretter.

Marc, tout blanc derrière son tan de travailleur au grand air, donnera d’une main tremblante les 5 ou 10 $ de la dîme au curé, qui trouvera lui-même et très vite la porte de sortie.

Le dimanche suivant, comme par hasard, le curé parlera des mauvaises lectures. Il en viendra même à dire que le journal Le Devoir avait été fondé par un « communiste », ce qui suscitera un certain remous dans l’assemblée, à cause du mot exécré entre tous. Il faut bien avouer qu’à cette époque, les gens de ce petit village avaient bien d’autres soucis que ceux que pouvait leur procurer la lecture, quelle qu’elle soit. On ignore si le curé était au courant que les frères Maristes du collège lisaient non seulement L’Action catholique, mais aussi Le Devoir

Après cette longue digression, revenons à Montfort

Plus tard, dans la soirée, après s’être couchée et avoir récité sa prière du soir en dessous des catalognes de lit — il faisait trop froid pour s’agenouiller sur le sol en bois —, une idée traverse à la vitesse de l’éclair l’esprit de Marie-Rose. Et la voilà qui se relève, met ses bas de laine et ses pantoufles et retourne du côté de l’école. Elle cherche dans un des tiroirs de son pupitre, sort du beau papier à lettre et sa plume. Elle s’applique, car l’instant est solennel. 

De sa belle main d’écriture, multipliant les plis et les déliés, elle écrit : 

Montfort, le 24 janvier 1932,

M. Adolphe Bélanger,

Secrétaire de la commission scolaire de Morin-Heights,

Cher Monsieur…

Marie-Rose s’est soudain rappelé les mots de sa future belle-mère, au dîner des Rois : 

— Pourquoi vous ne viendriez pas enseigner à Morin ? Vous seriez proche de mon Maxime. Vous seriez mieux payée — ce ne serait pas difficile — et votre école serait chauffée. 

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Histoires de ma famille

Chapitre 10

Août 1934

Marie-Rose prépare sa valise, et celle de Marc, qui est peu habile dans ce genre de chose, en vue du départ pour leur voyage de noces. Elle a peine à contenir son impatience de revoir ses parents. Cela fait si longtemps… Comme il lui arrive souvent, elle reste comme suspendue dans ses pensées, suspendue, pas perdue. 

Elle va refaire, à quelques changements près, le trajet qui l’a menée, six ans auparavant, dans les Laurentides, qui l’ont accueillie avec leurs «petites maudites épinettes noires», repères évidents pour les mouches de même couleur et autres insectes ravageurs. Par chez elle, il y avait des mouches dans l’écurie, mais elles y restaient. Le vent du large s’occupait de chasser les autres moustiques estivaux.

Elle ne regrette rien, mais elle ne recommencerait pas. Bien sûr, elle s’est fait des amies à Montfort et à Morin-Heights; elle s’est fiancée à Ernest, et a rompu moins d’un an plus tard. Par ailleurs, elle a aimé tous ses élèves du cours préparatoire à la 6e année, tous réunis dans une même classe qu’elle a chauffée pendant l’hiver, après avoir elle-même fendu son bois. Elle a goûté l’accueil des Monfortains à l’orphelinat et le père Métreau lui a écrit une lettre de reconnaissance de « bonnes mœurs » quand la commission scolaire de Morin-Heights lui en a demandé une, probablement à la forte suggestion de M.

Bien sûr — l’événement devrait être classé en tête de liste —, elle a connu et épousé Marc, qui a retrouvé son prénom après l’épisode fou du lendemain des noces. Bon garçon, travaillant, poli, il a de belles qualités. Elle a vite calmé son goût un peu trop prononcé, du moins à ses yeux, pour la bière. 

Complètement dédié à « pâpâ », Marc a repris le travail au moulin et à la boutique, le lundi matin suivant son mariage. La mode d’alors n’est ni aux bagues de fiançailles ni aux voyages de noces, pense-t-elle. Elle n’en contemple pas moins le petit diamant monté sur or rose qu’elle s’est elle-même procuré à Montréal. L’occasion a été trop belle pour M. Elle a critiqué la maîtresse d’école dans tout le village pour ses idées de grandeur. 

Durant sa seule et dernière année d’enseignement à Morin-Heights — une femme mariée ne pouvait pas «faire la classe», comme on disait alors —, Fernand, son futur beau-frère, a été son élève, ainsi que sa toute petite future belle-sœur, Anne-Marie. Aucun passe-droit ne leur a été accordé. 

La petite était sage comme une image, du moins dans le souvenir de Marie-Rose, qui le répétait chaque dimanche, lors du dîner dominical chez ses futurs beaux-parents. Fernand quant à lui était souvent puni; il avait l’art de jouer des tours pendables à ses camarades.

Lui-même ne manquera pas, quand l’occasion se présentera dans un futur lointain, de le rappeler à Marie-Rose en riant. Il lui dira qu’il était «haïssable» et qu’il avait mérité ses punitions, surtout la fois où Marie-Rose l’avait retourné à la maison parce qu’il lui avait manqué de respect. Léondina s’était fâché après son « p’tit tannant ». Le soir, elle l’avait traîné — Fernand disait «par une oreille» — jusqu’à la maison de madame Smith, chez qui Marie-Rose pensionnait juste à côté de l’école. Elle l’avait obligé à s’excuser auprès de la maîtresse que, devant les gens, elle appelait toujours «mademoiselle Poitras», même si elle était fiancée avec son Maxime.

***

Marie-Rose est une bonne épouse… en attendant d’être une bonne mère. Les commères, M en tête, se sont agitées quelques mois à peine après son mariage. L’ancienne maîtresse d’école ne semblait pas pressée de donner un enfant à son mari. On guettait chacune de ses sorties chez ses beaux-parents, chez madame Bouchard, chez madame Smith, et chez d’autres amies. Cette dernière et ses consœurs — il y avait aussi quelques compères — furent scandalisées par certains agissements de Marie-Rose. Imaginez! Se rendre aux funérailles d’une amie anglaise dans une mitaine! Une bonne catholique ne faisait pas ça!

Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers avec le mot «mitaine», du moins dans ce sens, voici une explication. Il s’agit du nom que l’on donnait aux divers temples anglicans ou protestants — meeting house — où les fidèles se réunissaient le dimanche pour y célébrer l’équivalent, dans un sens très large, de la messe catholique. 

Aux yeux de bien du monde, Marie-Rose est toujours, même après son mariage avec Marc, une étrangère; non pas une «fille de la ville», comme Léondina ou Marcelle, une tante de son mari. Non, pire encore, elle est une «fille du bas du Fleuve», même si L’Anse-à-Gilles n’est pas si bas que ça. Plus tu viens de loin, plus tu es une étrangère! 

Il y avait toujours eu quelque chose de méprisant, chez les esprits obtus, à l’égard des personnes qui ne venaient pas, dans le cas présent, de la région des Laurentides, et encore! Le territoire était restreint. Quand M. Foucauld, par exemple, était parti en voiture à cheval se «chercher une épouse» à Vendée, les commères avaient dit, la bouche dédaigneuse, qu’il ne trouverait pas grand-chose d’intéressant par là-bas. Dans le cas de la tante Éva, que M. Foucauld avait dénichée, les commères n’avaient pas complètement tort.

Oui, l’auteur de ces lignes l’avoue : manifestement, il est une «mauvaise langue». Il a une bonne raison. Le matin des funérailles de sa grand-mère Léondina — il avait juste cinq ans — Éva lui a ramené une claque en pleine face ainsi qu’au petit Bélisle, avec qui il s’était fait ami durant les trois longues journées de veillée au corps. Par respect pour la mémoire de sa grand-mère, il passe ici sous silence la réplique — des mots, seulement des mots, mais quels mots! — que Marie-Rose a assénée à Éva. Comme on disait alors, elle pouvait être «mauvaise», si l’on attaquait son mari ou ses garçons. L’auteur se rappelle même — c’est flou, néanmoins bien réel — que ses tantes Yvonne et Géraldine parvinrent à calmer sa mère, sinon Éva aurait goûté à sa médecine! Ou, pour être moins élégant, Éva en «aurait mangé une maudite!»

***

Le temps passe, et Marc n’est toujours pas rentré du moulin. Il lui a pourtant dit qu’il demanderait à son père de lâcher à midi pour se préparer pour son voyage de noces. Marie-Rose a fait le dîner, qu’elle garde au chaud. 

Hier, elle est allée à la gare consulter l’horaire du train qui descend vers Montréal à la fin de l’après-midi. Marc et elle changeront de train à Montréal en direction du Cap-Saint-Ignace. Son frère Édouard, qui a une belle grosse machine, les attendra à la gare. À quelle heure? Il n’y a rien de moins certain. Pas avant le lendemain matin, sûrement.

Marie-Rose est sur le point de faire du sang de punaise quand, enfin, Marc entre dans la maison. 

— Pâpâ m’a d’mandé de donner une p’tite escousse de plus pour finir le gros roule de billots.

Même s’il s’est un peu secoué sur la galerie, une quantité invraisemblable de bran de scie l’accompagne et se répand sur le plancher fraîchement balayé de Marie-Rose. Elle est trop énervée pour en passer la remarque à son mari. Marc pompe de l’eau dans le bol à main, se les lave scrupuleusement : gomme d’épinette, de pin, de sapin se font «dégommer» — on excusera le mauvais jeu de mots. 

Puis, on passe à table. Marc — on ne s’y attendrait pas à le voir — a un appétit d’ogre. Rien ne reste dans son assiette, même pas le gras du porc qu’il étale sur sa tranche de pain pour s’en régaler. Une beurrée de mélasse en guise de dessert — dans le nord, on mange des beurrées, pas des tartines — et une tasse de thé pour faire descendre le tout…

Marc a à peine le temps de fumer sa cigarette, que Marie-Rose lui fait remarquer qu’il serait temps qu’il se prépare. Elle a fait chauffer de l’eau dans le boiler — elle a adopté peu à peu la parlure du coin. Quelques minutes plus tard, Marc se dirige vers la chambre pour faire sa toilette et se raser de près avant de mettre son habit de noces. Marie-Rose l’a brossé ainsi que son chapeau. Il ne sera pas dit qu’elle va présenter un mari mal attriqué à sa famille.

***

Bien avant l’heure, un peu trop au goût de Marc, le couple se retrouve à la gare — c’en est une vraie, et non une cabane en rondins comme à Montfort. 

Marc s’allume une cigarette, histoire de passer le temps. Il en a roulé une quantité appréciable, il n’a pas les moyens comme son beau-frère Édouard d’en acheter des toutes faites. 

Marie-Rose masse la boule d’angoisse qu’elle ressent au niveau du cœur, l’angoisse étant une «tradition très Poitras» qu’elle gardera toute sa vie. Ses deux frères, Joseph-Édouard — un autre! — et Édouard, ainsi que sa sœur Laura, semblent en avoir été protégés par on ne sait quelle grâce divine. 

S’il fallait que le train soit en retard et qu’ils manquent celui pour le Cap!

Édouard les attendrait pour rien!

Marc et elle, comme deux âmes perdues à Montréal, devraient dormir sur un banc de gare en attendant le prochain train!

Une prière à sainte Anne, sa préférée, et Dieu sait qu’elle connaît une trâlée de saints et de saintes. Au couvent du Cap-Saint-Ignace, sœur Marie-du-Purgatoire a fait apprendre par cœur les litanies des saints à toutes ses élèves.

Soudain, le sifflet du train se fait entendre au loin. Marie-Rose remercie sainte Anne qui a exaucé sa prière. Elle respire un peu mieux, mais vérifie tout de même qu’elle a toujours dans son sac à main l’argent nécessaire à l’achat des billets. On ne sait jamais… elle pourrait avoir disparu…

Marc, dont le caractère est à l’opposée de celui de sa femme, respire comme d’habitude. Il pense même qu’il a le temps de finir sa cigarette avant que le train n’entre en gare.

***

Que l’on se rassure : tout ira bien ! Marie-Rose et Marc attraperont leur train pour le Cap-Saint-Ignace et Édouard les attendra sur le quai. 

Sur leur grande galerie, Joséphine et Joseph-Édouard père attendront leur fille et son mari, qu’ils ne connaissent pas encore.

Le voyage de noces de Marie-Rose et de Marc peut vraiment commencer.

Cela fera l’objet du prochain récit de mes histoires de famille.

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Dies iræ, dies illa

Note

Ce texte remonte à une bonne quinzaine d’années. Autant j’ai «oublié» — le mot est mal choisi, je dirais plutôt «enfoui» — des souvenirs pénibles et douloureux de mes années en religion, autant je n’ai jamais pu oublier ce jour du 1ᵉʳ juin 1966.

Chaque année, je revis sur le papier cette rupture «amoureuse», dans tous les sens de ce mot. Ce soir, je m’y remettrai, même après 57 ans. Mélancolie, quand tu nous tiens.

***

Jour de colère que ce jour-là, jour de détresse que ce premier jour de juin 1966. Il fait beau soleil depuis le matin, mais je ne m’en suis pas rendu compte, tout entier à la dernière préparation d’un départ qui changera ma vie. Depuis presque huit ans, je vis dans un cocon inconfortable, étouffant, mais tout de même sécurisant. Et, en ce jour d’été avant la saison, je vais me transformer… Je quitterai la chrysalide et je m’envolerai, papillon pas très beau à voir, l’air plutôt d’une grosse manne que d’un élégant monarque.

J’ai plié soigneusement mes deux soutanes et les ai déposées sur mon lit, comme on me l’a demandé. Elles seront récupérées et vêtiront un grand novice fait sur le long, dont les parents sont désargentés. Les miennes, mes parents me les ont offertes, le jour de ma prise d’habit. Ils ont aussi organisé une grande fête pour l’occasion. Même grand-père Guénette est venu, tout petit, tout courbé, déjà, même s’il ne devait décéder que plusieurs années plus tard. Sur une photo de cette fête, il est assis à côté de papa, qui ne peut cacher qu’il soit son fils. Raymond a filmé la cérémonie en 8 mm. J’ai retrouvé les bobines après son décès. Je n’ai pas encore eu le courage de les regarder. Je ne le trouverai peut-être jamais. 

(Je l’ai eu, le courage, il y a quelques années. Rien de réjouissant, si ce n’est le bonheur de mes parents et des invités.)

Pour l’instant, je suis debout, droit pour ne pas dire raide, dans les marches du pavillon Champagnat, une des résidences du Scolasticat central de Montréal qui, quelques années plus tard, deviendra le Cégep Marie-Victorin. Je m’apprête à tourner une page de ma jeune vie. Je m’en vais sur mes dix-neuf ans et, dans quelques heures, je planterai un couteau — l’expression mélodramatique n’est pas de moi, mais du frère supérieur — dans le cœur de mes parents. 

Retour en arrière

Huit ans auparavant, je leur ai planté une autre sorte de couteau, plus légère m’a-t-on dit, en entrant au juvénat, à Iberville. Mon père n’était absolument pas d’accord; l’idée d’avoir encore une pension à payer lui rappelait tous les sacrifices auxquels il avait dû consentir pour que mon frère étudie au collège Laval pendant trois longues années. Le premier du mois revenait vite, trop à son goût. 

Mon père était un gagne-petit, le cœur à l’ouvrage, pas séraphin de son temps pour accomplir une bonne besogne, mais il n’avait pas le sens des affaires. Après son fils aîné qui ne prendrait pas sa relève pour une question de santé — on lui avait diagnostiqué un souffle au cœur —, voilà que le cadet l’abandonnait à son tour. Même s’il se doutait que son plus jeune n’avait absolument pas la fibre du moulin à scie, il vivait tout de même son départ pour la communauté comme un abandon. Malheureusement pour lui, ce ne serait pas la dernière fois que son bébé — il m’appelait encore ainsi l’année de sa mort, au grand plaisir des autres résidents qui trouvaient qu’à 58 ans, le bébé était plutôt vieux — l’abandonnerait à son sort. Peut-être ai-je voulu racheter mes abandons à son égard en rendant la fin de sa vie la plus heureuse possible. Mais, semblable rédemption existe-t-elle ? Mon père était-il secrètement déçu, encore, après toutes ces années ? J’en ai bien peur. 

Ma mère me trouvait bien jeune pour la vie religieuse. Son petit garçon, qu’elle avait eu tant de misère à sauver de la mort, à sa naissance et quelques mois plus tard, la quittait. Elle n’aurait plus à guetter son retour de l’école. Elle se sentirait bien seule désormais dans sa grande maison isolée «de la civilisation», comme elle disait. Mais, grande croyante, elle était prête à ce sacrifice. 

Le frère recruteur avait bien sûr ébranlé leur résistance en jouant sur la peur et le regret. Que répondraient-ils à leur Juge quand il leur demanderait pourquoi ils avaient empêché, égoïstement, une vocation religieuse d’éclore ? La religion de l’époque — a-t-elle changé ? — misait sur la culpabilité… et remportait souvent, trop souvent, la mise.

1966, dans l’escalier du pavillon Champagnat, j’attends mon frère dans sa Galaxy 500 

J’ai été de la première cohorte à habiter le pavillon mariste du nouveau campus. J’y suis arrivé en septembre 1965, rempli d’espérance, souhaitant que ma vie y soit heureuse. On m’avait pourtant répété que, selon le père Desmarais, « l’essentiel, c’était le ciel », et que le bonheur terrestre était peu de chose à comparer avec celui, éternel, qui m’attendait si je suivais ma vocation. On avait aussi tenté de me convaincre que ce n’était pas grave si j’étais malheureux maintenant, car je serais heureux é-ter-nel-le-ment! Mais on n’avait pas réussi, pas profondément en tout cas. 

Un doute m’accompagna chaque heure et chaque jour de cette année. Je m’en ouvris au directeur. Il me recommanda la pénitence et la prière — chapelets, rosaires, neuvaines — pour éloigner la tentation du découragement, qui ne pouvait mener qu’à la perte de ma vocation. Heureusement, notre aumônier me prêta une oreille plus attentive et se fit un devoir de m’accompagner dans mon questionnement qui allait grandissant au fur et à mesure que ma première année de scolasticat avançait. Et, mon ami Raymond, à qui je téléphonais en cachette — j’étais portier remplaçant, ce qui me donnait un accès inespéré à un téléphone — à Sherbrooke, où il était directeur de l’école Laporte. 

L’aumônier et Raymond m’ont aidé à voir clair dans ce qui était le marasme de ma vie d’alors. Eux seuls ont su la vraie raison de mon départ. Officiellement, j’avais découvert que «ma place» n’était pas dans la vie religieuse. Officieusement, mon passage à l’âge adulte — on y arrivait plus jeune que maintenant — m’avait plongé dans une sorte de désert de l’âme et du cœur. Cette dernière année, en particulier, m’avait fait faire le deuil de l’espérance. L’«avenir» était un mot qui n’avait plus vraiment de sens pour moi. Heureusement que ces deux anges gardiens se sont trouvés sur ma route, car je ne sais pas ce que je serais devenu. Ils m’ont porté, littéralement, jusqu’à la fin de l’année. Ils m’ont dit que je ne devais pas avoir honte du séjour que j’avais dû passer au pavillon Albert-Prévost de l’hôpital du Sacré-Cœur. Ils m’ont aidé à trouver le courage d’annoncer ma décision de quitter la vie religieuse à mon directeur, au provincial. Et, à mes parents ! 

Sur ce point, ce ne fut pas réussite. J’avais eu la mauvaise idée de les inviter à Iberville, où nous passions la Semaine sainte et le congé pascal. Mes parents vinrent m’y visiter sans se douter une seconde de ce que je m’apprêtais à leur apprendre. Ma mère était émue à la seule idée d’entrer dans le parloir où, sept ans auparavant, elle venait me visiter, pas aussi souvent qu’elle l’aurait souhaité — une fois par mois, pas de visite durant l’avent et le carême. Même les animaux empaillés semblaient la rendre nostalgique. Avant de les inviter à s’asseoir, je leur annonçai de but en blanc que je quitterais la communauté le 1er juin. Ma décision était prise. Je n’y reviendrais pas. 

Un court silence suivit ma tirade de départ. Puis, soudain, mon père dit : 

« Viens-t’en, Rose, on a pu rien à faire icitte. » 

Je les ai regardés sortir, descendre les marches, marcher jusqu’à l’auto… et partir. Je n’eus pas de leurs nouvelles dans les semaines qui suivirent. Mon frère m’en donnait quand il venait me voir. Pour sa part, il n’était pas mécontent du tout que je quitte ce monde de pieuseté. Nous étions dans les années 1960, il était dans la JOC avec mon cousin Jacques, son ami Philippe et Jean-Claude Turcotte comme aumônier. Engagé, oui, mais pas bondieusard pour autant. Il voyait que j’étouffais dans ce monde qui, à ses yeux, n’était pas fait pour moi. Pas pour grand monde, d’ailleurs, à son avis.

Ma mère a ressenti mon départ de la communauté comme un échec personnel. Elle avait sacrifié ses propres émotions afin que je suive ma vocation. Et voilà comment je la remerciais. En descendant de l’auto de Raymond, qui m’avait ramené à la maison, je l’ai entendue s’écrier, des sanglots dans la voix : 

« Je ne peux pas le croire. Il me semble que ça se peut pas ! » 

Jour de colère que ce jour-là ! Une colère rentrée, refoulée qui commença à sortir. Enfin ! Colère contre la vision bornée du christianisme, une sorte de camisole de force où l’on m’avait enfermé, me semblait-il, dès mon arrivée au juvénat. Colère contre l’étouffement que l’on nous y imposait. Colère contre le refrènement des sentiments, des émotions. Colère surtout contre l’ignorance du cœur, de ses amitiés, de ses amours. 

Dies iræ, dies illa !

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L’année de mes 70 ans (extrait de mon journal)

24 janvier 2017

Scorcese, dans une entrevue, parle de la foi de son enfance, qu’il qualifie de « sombre ».

Onfray quant à lui parle de l’orphelinat catholique, où il a été placé à dix ans. Il écrit : 

« J’ai été frappé par l’écart entre l’enseignement des vertus catholiques et la pratique de ces gens-là. J’ai assisté à des passages à tabac. Ils étaient violents, certains étaient pédophiles […] L’incapacité de ces prêtres à vivre l’éthique chrétienne et à être à la hauteur de ce qu’ils enseignaient m’a montré que l’idéal de cette religion était inhumain. […] Certains pères que j’ai côtoyés méprisaient les intellectuels et vénéraient les sportifs. Quand ils me voyaient, lisant dans un coin, cela les horripilait.

Le journaliste : À vous écouter, on se dit que vous n’en avez pas fini avec vos blessures d’enfance…

Onfray : Je suis fidèle à mon enfance, oui. Je n’oublie pas les moments d’humiliation infligés à mes parents. »

*

Il y a des moments charnières dans la vie, des moments qui font que nous ne serons plus jamais les mêmes. J’ai été, dès mon plus jeune âge, un enfant torturé. La vie religieuse ne m’a pas aidé. Au contraire, elle m’a enfoncé encore plus dans le marasme. J’étais continuellement partagé entre l’idéal que l’on m’avait inculqué (le bon garçon, que j’ai toujours détesté être) et ce que je percevais comme étant mon vrai moi, pourvu que celui-ci existât vraiment. 

Soixante ans plus tard, je réclame le droit de dire la vérité, la mienne du moins : mes premières années de juvénat furent les pires de ma vie… mises à part celle, plus tard, où je sombrai dans une dépression profonde. Et, encore! Ce désir de tout laisser tomber, de me délester du poids de ma vie, je l’ai ressenti dès mes premiers mois de pensionnat.

J’ai connu l’humiliation, le mépris. Frêle, maigrichon, j’ai compris, le premier jour, que je ne « fitais » pas dans le décor. Je l’ai vu dans les yeux de mon « ange gardien », un gars de syntaxe qui prenait sous son aile le nouveau que j’étais. Il ne fallut que quelques jours pour qu’ils me le disent franchement: à ses yeux, j’étais une fillette, un pas bon. Il y avait aussi le regard des autres — de plusieurs, du moins. Et, le souverain mépris du maître de salle à mon égard!

Je suis le seul à ne pas encore avoir été choisi dans une équipe de base-ball. C’est simple, personne ne veut de moi. À force d’avoir été tourné en ridicule, de m’être fait crier après, d’avoir reçu des claques par la tête de la part d’un chef d’équipe, je suis entré en moi-même et je m’y suis embarré. Je me tiens stoïquement debout au milieu de la salle de récréation. J’entends alors, comme dans un effet sonore au cinéma :

— Est-ce qu’une équipe peut avoir pitié de Guénette et le prendre avec elle?

Édifiant de charité chrétienne! Toujours le même maître de salle. Gros rire gras de ceux qui l’admirent.

Quelques mois plus tard, je me casse un bras en manquant un saut au cheval allemand; j’atterris plus ou moins sur le terrazzo. Au lieu de me secourir, le maître de salle dit au reste du groupe :

— Vous voyez? C’est ça qu’il ne faut pas faire!

Je me tords de douleur, mais, enfermé en moi-même, je me refuse à pleurer. Cet enfermement, mon seul recours, mon seul secours. 

Maladroit sur le trampoline, je me retrouve à cheval sur les gros élastiques qui le font tenir à un cadre de fer ! Mes jeunes attributs — je n’ose pas écrire «virils» — me remontent dans la gorge, libérant un cri de douleur… vite enterré sous les quolibets des sportifs, dans la manche jusqu’au coude, du maître de salle qui rit lui-même à s’en étouffer.

Les années passent… sans ce maître de salle, heureusement.

J’ai eu ma leçon durant ces premières années. Je vis de plus en plus emmuré en moi-même. Je ne fais plus confiance à qui que ce soit, même pas à ceux qui se disent mes amis, car ils ne se gênent pas, eux aussi, pour s’amuser à mes dépens. Je reste silencieux, comme si rien ne me touchait, et je ravale. Je ne me permets pas d’éprouver de la haine. Et s’il m’arrive de m’y laisser glisser, je m’en accuse en confession :

— Mon père, je m’accuse d’avoir manqué à la charité envers mes confrères.

Je confonds prison et vie intérieure. Il n’y a pas d’orgueil en moi, pas de condescendance. Je n’offre pas mes souffrances pour le salut de l’âme de mes détracteurs. Mon silence ne me rend pas supérieur à eux. Je m’accroche à ma solitude; elle seule m’apporte une certaine consolation.  

Un matin, alors que je suis frère scolastique à Montréa-Nord, je sors de ma chambre. Mon voisin d’en face sort lui aussi de la sienne : c’est le maître de salle de mes premières années d’apprentissage de la vie religieuse!

Quelque chose monte soudain en moi. La haine de l’humilié que j’ai été. Je romps le silence «de règle à cette heure», défonce la porte de la prison où je m’étais enfermé des années auparavant et lui crie :

— Pas encore vous!

Il semble estomaqué, sans toutefois me faire remarquer que je ne suis qu’un scolastique, toujours en formation, et que je lui dois le respect.

— Vous respecter, vous? Je ne peux pas. Vous n’êtes pas…

(Je suis tellement en colère que je cherche mes mots. Les confrères sortent un à un de leur chambre, curieux de savoir ce qui se passe, étonnés aussi que je ne bégaie pas.)

Je trouve enfin :

— Vous n’êtes pas respectable!

Le mot me fait tellement de bien que je le reprends :

— Je ne peux pas vous respecter parce que vous n’êtes pas res-pec-ta-ble!

Je tourne les talons et monte à la chapelle pour la prière du matin.

Jamais je ne m’accusai en confession d’avoir manqué à la charité envers cet être détestable, haïssable même.

Lors de la coulpe, une confession publique de nos divers manquements à la Règle, le supérieur me reprocha d’avoir manqué de respect envers ce frère. Il m’imposa, comme pénitence, de lui demander pardon la prochaine fois que je le croiserais.

Je baissai les yeux en signe d’humilité, bien résolu à ne jamais m’excuser. Je fus fidèle à ma résolution.

Pour la première fois de ma vie, je réclamais ma haine comme un trophée.

Hiver 1959-1960 avec mes parents.

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« Verbeux! dit-iel »

Le chroniqueur que je suis est, paraît-il, verbeux, selon… sans le dévoiler, le prénom pourrait être masculin, féminin ou 2SLGBTQIA+. Pour simplifier, on le désignera sous X, comme l’analphabète qu’il, elle ou + semble être.

La preuve qu’il est verbeux, le chroniqueur explique même plus bas ce que signifie 2SLGBTQIA+, cette démesure d’appellations très à la mode dans le monde dit inclusif, racisé, multiculturel, urbain, festif et autres qualificatifs décrivant le vide de ce monde dit nouveau. 

Trop fin, le chroniqueur. 

C’est plus fort que lui; il est donneur dans la vie. Il aime rendre les gens heureux, et que ses lecteurs, lectrices et + soient comblés. Il adore même donner du plaisir. 

Vicieux, le chroniqueur.

Que faire donc pour satisfaire X ? C’est important, la satisfaction dans le plaisir. Le chroniqueur a beau offrir, encore faut-il qu’il satisfasse, qu’il reçoive un satisfecit.

*

Une idée lui est alors venue : voyager dans sa bibliothèque et y chercher une inspiration. 

Hugo, Balzac ? À la casse !

Ses Romantiques adorés ? Ben, voyons !

Baudelaire ? À proscrire. Imaginez ! Il a écrit : 

La très-chère était nue, et, connaissant mon cœur,
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Maures.

Tant de mots pour dire qu’une fille attend son mec, toute nue, et qu’elle a gardé ses bijoux.

Cioran ? Un génie, mais bavard. 

Sartre ? Pas très appétissant avec sa Nausée qu’il prend tout un livre à décrire. 

Yourcenar ? À l’opposé de ce qui est recherché. 

Julien Green, le bien-aimé (à une autre époque) ? Difficile de s’en inspirer, lui qui, dans son Journal intégral, écrit de longs paragraphes pour dire qu’il se fait tailler une pipe ou enfiler dans un buisson. 

Prévert ? On s’approche. 

Des aphorismes, comme ceux d’Hippocrate, du Bouddha ou de Lao Tseu ? Ça s’en vient !

L’extase, enfin ! 

Duras, ou l’art de l’ellipse tellement chic.

Le chroniqueur ne se peut plus de sa trouvaille. Surtout qu’il a toujours eu un talent pour le pastiche. Il a trouvé le style qui plaira à X. Ainsi, la chronique sur le décès de sa mère se lira comme suit : 

4 h 15 maman morte

*

Ici, le chroniqueur s’essaie à l’écriture dite inclusive, c’est-à-dire réservée à ceuxes qui la comprennent. 

« Surtout, pas de ponctuations ! Iels sont fini.e.s ! Trop directifs/directives ! Trop émotifs/émotives ! Et fuck.e, les majuscules ! Iels sont dépassé.e.s »

C’est ce que vous diront certain.e.s prof.e.s d’université, isolé.e.s dans leur tour d’ivoire et se croyant possesseurs/possesseuses de LA vérité. Dans ce cas, ceuxes-ci tolèrent l’article (ou quelque dénomination que ce mot prenne maintenant dans la nouvelle grammaire qui rend nos élèves — on remarquera l’épicène — et nos étudiant.e.s si fort.e.s en français) écrit en majuscule, car il s’agit de LEUR vérité.

Dogmatiques,vous dites ? 

*

En terminant — il faut bien cesser ce verbiage —, j’espère avoir donné espoir à X. Concernant sa satisfaction, il faudra la vérifier lors de sa lecture des prochains chapitres de mes histoires de famille, qui seront rebaptisées, à l’exemple du Détruire, dit-elle, de Duras : Famille, écrit-il. Désormais, leurs chapitres seront vite rédigés. Le chroniqueur pense les avoir terminés d’ici à quelques jours tout au plus.

*

2SLGBTQIA+

2S Bi-spirituel.le (pour les Autochtones)Lesbienne
Gai
Bisexuel.le
Transgenre (se dit d’une personne dont l’identité de genre ne correspond pas au genre assigné à la naissance) Queer (personne dont l’orientation ou l’identité sexuelle ne correspond pas aux modèles dominants, soit l’hétérosexualité ou la cisidentité) Questioning (processus par lequel passent les personnes qui s’interrogent sur leur genre, leur identité ou leur orientation sexuelles)
Intersexuel.le (se dit d’un individu qui commence son développement comme mâle et prend peu à peu les caractères de la femelle, ou inversement) Asexuel.le (on se doute de la définition)

  • + Pansexuel.le (se dit d’une personne qui est attirée sexuellement ou émotionnellement par une autre personne indifféremment de son sexe ou de son identité de genre)
    + Sans genre
    + Genre Queer
    + Bigenre (se dit d’une personne dont l’identité de genre correspond à deux genres simultanés ou alternants)
    + Variante de genre
    + Pangenre (se dit d’une personne qui s’identifie à plusieurs ou à tous les genres présents dans sa culture, qu’ils soient binaires ou non, de manière simultanée ou non)   
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Réflexion, un jour gris de mars

Un extrait d’une critique de livre (Christian Bérard, Excentrique bébé) résonne en moi:

«Il sort beaucoup et dans son carnet d’adresses se retrouvent les noms de Jean Cocteau, Marie-Laure de Noailles et Louise de Vilmorin [qui tenaient toutes deux salon], Diana Cooper, Cecil Beaton et… Gabrielle Chanel qui sera l’une de ses plus intimes. Peut-être parce qu’elle partageait ce fond de mélancolie profonde qui les rend l’un et l’autre inaptes au bonheur.»

Le mot n’a aucun rapport avec les sorties de Bérard et encore moins avec son carnet d’adresses. Mais, sa mélancolie me touche. La mienne m’a façonné et accompagné tout au long de ma vie.

Parfois douce et onctueuse, la mélancolie me fera me connaître et me reconnaître dans les Romantiques, qui me toucheront tellement quand je les découvrirai à quinze ou seize ans, en Belles-Lettres. Musset me jettera par terre:

«Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu’on te fera de ces récits hideux qui t’ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire : Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres imparfaits et si affreux. On est souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière; et on se dit : « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.»

*

Je cite de mémoire cette réplique de Perdican dans On ne badine pas avec l’amour. Je l’ai tellement savourée et goûtée, il y a si longtemps, quand je la disais à mon amie Lorraine.

Tu nous as quittés, Lorraine, sans que nous puissions te dire au revoir. Tu as été ma merveilleuse Camille. Tu feras toujours partie de ma douce mélancolie.

*

Parfois, ma mélancolie se fera violente, salope même. Elle me fera penser en noir — ça allait bien avec la couleur de ma soutane — et flirter avec l’idée de la mort. Aux yeux de mes supérieurs, je souffrais de «délectation morose». Ils me la feront combattre à coups de mortifications, de jeûnes et de coulpes, mais jamais d’écoute et d’empathie. La mélancolie était une perversion sur le chemin de la sainteté. Et ne me fallait-il pas oublier qui j’étais pour «revêtir l’homme nouveau qui a été créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritable»?

Un siècle plus tard — façon de parler, on aura compris —, ma mélancolie est toujours là, heureuse ou malheureuse, mais fidèle… ce qui n’a pas toujours été le cas de ceux qui me l’ont reprochée. Elle les rendait mal à l’aise, paraît-il. Et leur optimisme, le croyaient-ils supportable à mes yeux? Pourtant, j’ai fait avec; j’ai compris qu’il les avait façonnés ou qu’ils s’y étaient accrochés pour mieux supporter leur vie, leur réalité, et qui sait, leur propre mélancolie.

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