F… le Petit Prince

Note : Ce texte a été écrit, il y a quelques années, au moment d’une rupture amoureuse parce que je n’avais pas répondu favorablement, sans méchanceté pourtant, aux attentes de l’autre.

Tu travailles fort, ces temps-ci. À ne plus plaire à tout prix. Non pas à déplaire absolument. Seulement à ne pas plaire. 

Tu travailles fort sur les attentes. Celles des autres, bien sûr, et les tiennes aussi. Et là encore, tu t’entraînes à ne pas toujours plaire.

Tu te fais passer en premier. C’est nouveau. Tu as toujours privilégié ce que les autres attendaient de toi, ce qu’ils pensaient de toi.

Tu ne sais pas si tu y parviendras, mais tu essaies. Très fort. Aussi fort que tu peux te le permettre. 

Parfois, devant la montagne d’attentes qui t’enlève tout courage d’avancer, il te prend une envie de crier : F…! Tu ne le fais pas. Tu as été trop bien élevé pour cela. Trop dressé. Trop drillé. Mais tu le penses. Joyeusement. Et tu tournes le dos à la montagne. 

L’autre jour, au risque de déplaire à la terre entière, tu as osé dire, publiquement, que tu déteste le Petit Prince, et ce, depuis toujours. La guimauve, la petite fleur, le mouton. Au diable, le Prince et sa principauté! Au diable, Saint-Exupéry et sa mièvrerie!

Au diable tous les héros cathos que l’on te citait en exemple, du temps de ta jeunesse, les Guy de Larigaudie et tous les autres, incluant le cousin de ta mère, Gérard Raymond, mort en odeur de sainteté — en fait, c’est la tuberculose qui l’a emporté — en 1932. Une de ses sœurs, longtemps grabataire, — était-ce Marie-Gertrude ou Marie-Thècle — buvait de l’eau bénite pour retrouver la santé. Ce n’était sûrement pas Marie-Marthe, la dévoyée, qui se mettait du rouge à lèvres, et plutôt plus que moins. 

Quand les frères du juvénat ont appris que Gérard était en quelque sorte ton cousin, ils n’ont pas arrêté de te le citer en exemple. Gérard n’aurait pas fait cela. Gérard n’aurait pas dit cela. Gérard n’aurait pas parlé dans les rangs. 

Gérard n’aurait pas soutenu le regard du gros Charlie, qui te répétait pour la millième fois que tu étais nul en algèbre en te donnant des coups de règle sur les jointures des doigts. Tu serrais les dents pour ne pas pleurer, et tu soutenais son regard. Gérard ne l’aurait pas détesté au point où toi tu le détestais. Tu le haïssais presque autant que le Petit Prince. Ce qui n’est pas peu dire. 

Gérard n’aurait pas applaudi, le jour où un élève plus «en difficulté» que d’autres, mais bâti comme un bœuf, lassé de recevoir des claques par la tête et de se frapper le front à tout coup sur le tableau, saisit le gros Charlie par la soutane et l’assit dans la grotte mariale qui ornait le coin de la classe. Cul par-dessus tête, le gros Charlie! Le rabat sur le travers. La croix dans le front. Et la statue de la sainte Vierge qui menaçait de l’assommer s’il bougeait. Il lui fallut l’aide de son chouchou pour sortir de ce mauvais pas, se replacer le mieux possible la soutane, rajuster son cordon et sa croix, et sortir de la classe le plus dignement possible dans un silence tout relatif puisque, devant un tel spectacle, tu t’étais mis à applaudir. Pour la petite histoire, tu «mangeras» la strappe pour cet acte de révolte et de jouissance.

Le dimanche suivant, l’élève récalcitrant fut renvoyé. Il retourna dans son petit village du Nord et, comme son père, ses frères et ses sœurs, fut engagé à la Rolland Paper, où il connut une belle carrière… et ne frappa jamais ses enfants. 

On te fit même lire le journal de Gérard, le matin, pendant le déjeuner. Tu n’étais pas encore trop bègue, heureusement. Cela viendrait plus tard et te ferait connaître — bien involontairement — l’un de tes premiers succès théâtraux. Jamais postulants et novices ne rirent autant que devant tes essais infructueux de lire ne serait-ce que le titre du livre que tu t’apprêtais à lire pendant que les autres mangeaient leur soupane: 
La vie bbbbbienheureuse de Kkkkkkateri Ttttttekakwita.

Devant le brouhaha que ton essai de lecture provoqua, on te fit le reproche de t’être donné en spectacle! Cela s’appelait l’apprentissage de l’humilité. Tu mangeas ta soupe à genoux devant la table du frère Maître et de ses acolytes durant quelques jours. Ça aussi, ça maganne l’orgueil.

Tu appris au fil des ans à toujours donner aux autres ce qu’ils attendaient de toi. Au moins, cela t’évitait les sarcasmes et les coups. Tu devins obéissant. Un modèle! 

À partir de ce moment, tu te mis à te haïr toi-même. Et surtout à détester le « bon garçon » que l’on crut que tu étais devenu.

Soixante ans plus tard, tu travailles encore sur ton toi-même. Tu essaies de le débarrasser de la gangue dans laquelle il s’est englué. Tu voudrais bien retrouver un peu de ta dignité avant de mourir. Et à ton âge, on y pense souvent.

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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