Mésaventure théâtrale

1965-1966 Scolasticat central de Montréal

Je détestais l’esprit de « séance » qui régnait dans le comité de théâtre. On avait choisi de monter Les péchés dans le hall, de Félix Leclerc, une niaiserie sans nom qui mettait en scène les sept péchés capitaux… Moi, je rêvais de « vrai » théâtre: Molière, Racine, Corneille, Beaumarchais — j’avais vu Le jeu de l’amour et du hasard à la Nouvelle compagnie théâtrale; Geneviève Bujold y faisait ses débuts —, etc. 

Quelque temps plus tard, après avoir écrit une critique vitriolique de la pièce de Leclerc dans le journal du campus, mon supérieur me mit au défi de monter une pièce, si je m’en sentais capable. Je me précipitai à la bibliothèque centrale; celle du pavillon Champagnat, où j’habitais, n’avait que des pieusetés ou des œuvres tronquées. 

Le choix d’une pièce présentait un problème : il n’y avait pas de filles sur le campus. À ma connaissance, il n’y avait eu que la religieuse des arts plastiques qui était parti, une nuit, avec un frère de ma communauté. Pas question de travestir les acteurs. J’en avais déjà fait l’expérience en jouant Bélise des Femmes savantes. Moi qui étais déjà chétif du type asperge, ma prestation ajouta d’autres qualificatifs à la définition de ma personnalité. Le test de Le Senne m’avait révélé sentimental, nerveux, passionné, colérique. Le rôle de Bélise, où j’excellai par ailleurs, ajouta à mon grand déplaisir les qualificatifs de tapette et de fifi à mon test de personnalité. La charité chrétienne se pratiquait à petites doses dans les maisons de formation maristes.

Je découvris une pièce de Montherlant, La ville dont le prince est un enfant, qui se passe dans un collège. Moi qui n’avais rien connu d’autre depuis huit ans, le sujet m’attira. Et encore plus, quand j’en découvris l’intrigue. La pièce raconte en effet les déboires d’un jeune homme de quatorze ans tiraillé entre l’«amitié» qu’il voue à un confrère plus âgé et l’«amitié» qu’un abbé lui porte. Une pièce sur les dangers des amitiés particulières; dont on nous rebattait les oreilles dès notre arrivée au juvénat; j’avais trouvé!

Un hic! Je devais obtenir la permission de mon supérieur. Je me présentai donc à son bureau et lui parlai d’une pièce de Montherlant… 

— Ah! Montherlant! La Reine morteLe cardinal d’Espagne. Les grandes œuvres catholiques! Oui, vous avez ma permission.

Je n’eus pas à lui parler de la pièce que j’entendais monter. J’établis alors rapidement sa distribution : trois frères des Écoles chrétiennes qui pouvaient facilement passer encore pour quatorze (Serge), seize ans (André) et dix-sept ans (Henriet); un frère du Sacré-Cœur (l’abbé Pradeau, le supérieur du collège); un frère de Saint-Gabriel (M. Habert, un surveillant) et… moi, en abbé de Pradts, préfet de divisions). Je n’avais pas choisi de confrère mariste, car je craignais que le sujet de la pièce ne s’ébruitât — il n’y a pas pires compères que des moines vivant sous le même toit. Thalie et Melpomène, les muses de la comédie et de la tragédie, veillaient sur moi. Je remerciai l’Olympe, un paradis qui me semblait plus fréquentable que celui pour lequel je devais perdre ma vie ici-bas pour la retrouver dans l’éternité.

Je tapai le texte de la pièce et le multipliai sur la vieille Gestetner, dont nous disposions. Je le distribuai ensuite à mes acteurs. Et je convoquai une première lecture. J’en oubliai mes cours, surtout ceux de physique et de chimie — j’avais failli faire sauter le labo, quelques semaines auparavant. 

J’étais en feu! La mélancolie et la délectation morose que l’on m’avait diagnostiquées — et reprochées — des années, plus tôt, semblaient s’être évanouies comme par enchantement. Je préparai ma mise en scène — il n’était pas question qu’un autre me dirige. Le théâtre me transformait. J’en oubliais même — bien que partiellement — mes problèmes de cœur.

La première lecture fut suivie d’un long, d’un très long silence. Un malaise s’était installé au fur et à mesure que les acteurs découvraient le véritable sujet de la pièce. Ils n’avaient pas cru bon de la lire avant cette première lecture officielle. D’où leur surprise, et le ton pour le moins faux de deux d’entre eux dans une scène… disons sentimentale. Peut-être que les amitiés particulières n’existaient pas chez les frères des Écoles chrétiennes.

Convocation de tous les acteurs, deux jours plus tard, pour une seconde lecture. J’arrivai à l’avance à l’auditorium — devenu depuis la salle Désilets. J’avais travaillé le texte, creusé les intentions, débusqué le non-dit, etc. 

Personne ne se présenta à la lecture. Je pensai à une erreur de ma part… Trente minutes plus tard, une porte s’ouvrit. Mon supérieur, qui était laid de nature avec sa bouche coincée — on disait en trou de suce — était visiblement en beau maudit. 

— Frère Pierre, vous me décevez beaucoup. Dans votre chambre immédiatement. Jeûne, ce soir. Pas de récréation. Je vous attends dans mon bureau avant le début des classes, demain.

Il était déjà parti. 

Durant que je me dirigeais vers le pavillon Champagnat afin d’y regagner ma chambre et de m’y enfermer, il me sembla qu’une chape de plomb m’était tombée dessus. Je croisai des confrères. Leurs sourires me firent penser que la nouvelle s’était déjà répandue. Moi à qui l’on reprochait déjà mon goût pour la lecture, la musique, la culture, c’était ma chute. 

En entrant dans ma chambre, la mélancolie et la délectation morose s’insinuèrent en moi et y reprirent leurs aises. Je les accueillis pourtant avec un certain bonheur, celui que l’on ressent à retrouver des choses connues et, pour ainsi dire, confortables. La tristesse m’allait bien. Elle m’habitait depuis toujours. Pourquoi avais-je voulu la fuir? Elle me rattrapait. Et me pardonnait mes égarements. 

Je m’assis à mon bureau et écrivis une lettre au frère Raymond Proulx, alors directeur à Sherbrooke. Il me connaissait bien. Il me comprendrait. Il n’était pas question que le supérieur lise cette lettre — c’était une obligation de lui remettre notre courrier non cacheté. Comme j’étais portier, un soir sur deux, je m’arrangerais bien pour la mettre à la poste sans qu’il s’en aperçoive.

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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