En ce temps-là, j’avais des accès de front, comme dans « avoir du front ». J’avais terminé l’école normale dans la plus « communiste » de toutes, Jacques-Cartier. J’étais à l’université à mi-temps. L’autre mi-, je travaillais pour gagner ma croûte et payer un petit loyer à mon frère qui m’hébergeait, me nourrissait et payait mes ateliers de théâtre. Pour moi, l’avenir, c’était le Théâtre — on aura remarqué la majuscule. Malgré mon pessimisme — ce sont les autres qui me traitaient de pessimiste, moi, c’était ma façon de voir la vie : en gris sombre —, je souriais mélancoliquement à la vie.
Durant mon long trajet d’autobus, je lisais un journal. La Presse, sans doute, ou Le Devoir. Sûrement pas Montréal Matin. Un jour, je tombe sur une annonce : on demande des acteurs et des actrices jeunes pour la production de Hair à la Comédie canadienne. Une montée d’adrénaline me parcourt de la tête aux pieds. Je suis jeune, je suis acteur — du moins, je travaille fort pour le devenir —, alors pourquoi pas moi ? Quelle belle occasion de prendre position pour un monde nouveau comme plusieurs jeunes de ma génération rêvent de le faire! Hair représente pour eux et pour moi une sorte d’étendard de la liberté de penser, d’aimer, de jouir comme nous en avons envie. Ne sommes-nous pas les victimes parfaites d’une société cléricale répressive ? Cela, je l’avais écrit dans un article du journal de Jacques-Cartier, article qui avait été censuré par le rédacteur en chef soumis aux ordres du directeur, homme de droite et par ailleurs auteur d’un livre de mathématiques utilisé dans toutes les écoles de la province.
***
Ma nature craintive et grisâtre refait vite surface.
Que dira ma mère, dont je crains toujours les critiques, même si je la sais « de mon bord » ? Mon imagination carbure à la peur. J’entends déjà l’une de mes tantes, acariâtre et dominatrice — pas dans le sens fétichiste du mot, que l’on se rassure — dire à ma mère :
— Il paraît que Pierre joue dans une pièce de hippies, où il se met tout nu. Vous devez pourtant pas l’avoir élevé comme ça, vous, l’ancienne maîtresse d’école, dame de Sainte-Anne et Jeanne-d’Arc. On ne dirait pas qu’il a été chez les frères pendant huit ans et qu’il a porté la soutane.
Quant à ce que mon père pourrait en penser, cela ne me préoccupe pas trop. Nous n’avons jamais été sur la même longueur d’onde, lui et moi.
Je me demande cependant ce que mon frère pourrait en penser. Lui, ardent « lecteur » de Playboy, je ne suis pas certain qu’il viendrait voir son frère se déculotter sur la scène de la Comédie canadienne au milieu d’une bande de jeunes fous en chantant : Aquarius, Let the Sunshine in, mais aussi Mastubation, fellatio…
Saisirait-il toute la portée « protestatrice » et libératrice de se mettre nu sur une scène ? Déjà qu’il m’a averti qu’il ne viendrait pas me sortir du poste de police si je me faisais prendre dans une manifestation contre la guerre du Vietnam. Que, si j’étais assez adulte pour poser de tels gestes, j’aurais à en assumer seul les conséquences. De droite, mon frère, très Old Spice, qui partage les valeurs de son père, ligueur du Sacré-Cœur et Lacordaire.
Durant mes cours de la matinée, je ne pense qu’à la petite annonce du journal. Comme Aznavour, « je me vois déjà… » Durant une pause entre deux cours, je fais part de mes réflexions à mon ami François, qui m’encourage à envoyer tout de suite un CV et une photo. Le mot « photo » me fait vite revenir sur terre. Je suis d’une maigreur inimaginable, habillé… De quoi aurai-je l’air dans le plus simple appareil — en fait, sans appareil du tout ? Je n’avais vraiment pas pensé à cet aspect « asperge,échalote ou cadavérique » de ma personnalité. François me dit que je dois passer par-dessus ce complexe, sinon, je marcherai courbé toute ma vie pour ne pas paraître trop grand et surtout trop maigre. Je lui rétorque que c’est facile à dire quand on son air : 5 pieds 10 pouces, sportif, baraqué juste assez… Moi, je mesure 6 pieds 3 pouces, et je pèse 130 livres!
À l’heure du midi, nous mangeons notre lunch à la cafétéria, François et moi. Quand nous avons terminé, il sort une tablette — à l’époque, celles-ci n’étaient pas électroniques, mais en papier — et un stylo. « Nom, adresse, date de naissance », me demande-t-il. Il a décidé de rédiger mon CV tout de suite. Il a sa caméra. Après les cours, il me prendra en photo et, dès le lendemain, je pourrai poster le tout à l’agence de casting.
Je trouve que les choses vont vite, trop vite, en fait. Je n’en ai même pas parlé à Andrée, que j’ose croire ma petite amie — je ne sais pas encore qu’une grande partie des finissants de l’école normale l’ont déjà connue « bibliquement », comme on disait chez les frères en baissant la voix et les yeux, ceci étant considéré comme une farce cochonne, dans ces lieux saints. François ne l’aime pas beaucoup pour une raison que je comprendrai plus tard. Mon objection la concernant ne trouve pas grâce à ses yeux.
Le CV est écrit; la photo,prise. Le tout est placé dans une enveloppe timbrée. Et François, à midi pile le lendemain, la dépose dans une boîte aux lettres. Comme j’hésitais, il a pris les devants. Je ne peux plus reculer.
La semaine suivante, pas de nouvelle. Je n’en fais pas une maladie, mais j’aimerais tout de même savoir. François m’incite à la patience.
Un soir, je rentre chez mon frère. Il m’attend, un grand sourire aux lèvres.
— J’ai pris le message… Tu es convoqué à une audition après-demain. J’ai écrit où ça se passe et à quelle heure.
Aussitôt, j’appelle François pour lui annoncer la bonne nouvelle. Il jubile.
***
Insomnie et montée progressive, non pas du plaisir, mais de l’angoisse, le lendemain et la nuit précédant l’audition.
François m’a offert de m’y accompagner. Il se doute que ma volonté est sur le point de flancher. Il m’a aidé à préparer un poème d’Eluard et une chanson de Claude Léveillée. Quant à la danse, il craint le pire. En effet, malgré un bon sens du rythme, je ne parviens pas à bouger. Il me rassure; il a vu le spectacle à New York et les chorégraphies sont sommaires… et le nu intégral se produit dans une certaine pénombre. Cela aussi m’angoisse. On a beau se croire libéré…
***
L’audition est une catastrophe. Si Montmorency avait été là, il m’aurait dit : « Je l’savais qu’t’étais pas prêt! » Lui, comme éteignoir, il ne donnait pas sa place. Mais, au moment de l’audition, je ne le connais pas encore.
Une cata! comme disent les Français!
Le poème d’Eluard — Sur mes cahiers d’écolier, j’écris ton nom… Liberté! — ne semble pas impressionner les personnes présentes, du moins pour le peu que je les vois dans la salle. La chanson, ça peut aller, même si Claude Léveillée n’est peut-être pas approprié pour ce genre de production. Vient le moment de la danse… On me demande d’improviser. Musique!
Mes jambes se transforment en deux billots, que même mon père ne serait pas parvenu à scier. Elles refusent catégoriquement de bouger. Je suis statufié. Mon pied parvient à battre un peu la mesure, sans plus. Mon bassin essaie de bouger, mais corseté comme il est par ma soudaine paralysie, la chose est impossible. Ciel que Let the Sunshine In est long! Pourtant, chez moi, je bouge, je me garroche même. Mais, là…
Quand la chanson s’arrête — enfin! —, il y a un silence, un très long silence. Je pense : le régisseur va me prendre sous son bras et me sortir comme un morceau de décor.
Soudain, une voix, avec un accent anglais :
— Merci.
Moi, j’ai entendu :
— Mercy!
Comme dans : « Y fait pitié! » Ce qui n’est sûrement pas totalement faux.
Une autre voix, québécoise celle-là :
— Comment j’te dirais ben ça ? Maigre comme t’es, t’accepteras sûrement pas de te mettre tout nu.
Puis, encore la voix anglaise, et sans ménagement :
— Next!
***
Je suis « échevelé, livide au milieu des tempêtes », comme le Caïn de Victor Hugo. Bon, j’exagère un peu, mais à peine. Je ne vois pas vraiment les gens que je croise sur le trottoir. Heureusement sans doute, pour moi, je n’entends pas leurs commentaires. Je dois avoir l’air d’un « pardu » qui cherche son chemin jusqu’au carré Viger.
Je retrouve François chez lui, dans la petite chambre qu’il loue non loin de la librairie Tranquille. Il reste devant moi, les deux bras ballants. Il ne sait pas trop quel geste poser, quelle attitude prendre. Il comprend qu’il ne doit surtout pas me poser la question :
— Pis, comment ça s’est passé ?
Il m’offre « sa » chaise. Je préfère le bord du lit. Je m’assois. Et là… Les grandes eaux, les fontaines, les larmes de Marie-Madeleine. Je « braille ma vie », comme on dit maintenant. Je suis dans le début de la vingtaine, et je la braille déjà! Bel avenir en perspective. Je suis effondré.
Je perçois un mouvement près de moi. François m’a rejoint sur le bord du lit.
— Tu permets, me demande-t-il ?
Je réponds « oui » sans savoir ce que je dois ou non permettre.
Il me prend dans ses bras et me serre très fort. Pas un mot.
Dans ma famille, entre amis à Mont-Rolland, et encore moins en communauté, les « câlins » n’existaient pas. Ce n’était pas la mode, il faut croire. En communauté, quand on se faisait « serrer », c’était surtout violent, et ça n’avait rien à voir avec de la bienveillance. Quant aux autres « serrements » que j’y avais connus, je faisais tout pour les oublier.
Je me détends peu à peu. Nous restons là plusieurs minutes, François et moi. Quand il défait son étreinte, il me sourit, se lève et m’offre un café.
Ce fut la première et dernière fois — à cette époque et dans plusieurs années qui suivirent — où l’on m’étreignit sans me demander quoi que ce soit en retour.
ouf! Ça demandait du courage de faire cette audition. Si je comprends bien, c’était la première. Heureusement que François était là. Des amis comme lui, c’est rare.