Louise G., que tout le monde surnomme Loulou, m’impressionne grandement en m’annonçant :
— Je travaille Badine, au Conservatoire.
Je ne connais pas encore grand-chose au théâtre, mais je sais tout de même que le « badine » en question est un « résumé » du titre d’une pièce de Musset.
À cette époque, cela faisait terriblement « croulant », ou « vieille France », de dire que l’on travaillait une scène de On ne badine pas avec l’amour. De même, on travaillait le Malade (imaginaire), le Bourgeois (gentilhomme) ou le Barbier (de Séville).
Un saut dans le temps
1972. Je fais partie de la distribution — un tout petit rôle — de Maigrichon et Gras-Double, une série jeunesse réalisée par Hubert Blais. Un matin, Loulou fait son entrée en salle de répétition. Je m’approche pour la saluer. Grand bien me fasse ! Elle m’ignore superbement, pour ensuite se lover dans les bras de Claude Michaud, le Gras-Double du titre de l’émission —, le Maigrichon étant Daniel Gadouas. J’aurais dû me douter qu’une « Conservatoire » ne se rabaisserait pas à faire la conversation à un « cours privé ».
Je vivais la même chose avec un camarade, lui aussi petit rôle dans l’émission, mais un « Option théâtre de Sainte-Thérèse ». Nous jouons pourtant les deux policiers quasi muets — moi, grand, très grand et maigre; lui, gros, très gros — sous les ordres du sergent Foudre (Louis de Santis, le merveilleux Bim de mon enfance). À part nos scènes communes, la grosse police ignore totalement la grande police maigre.
Il me faudra quelques années encore pour devenir « parlable » aux yeux de plusieurs de mes anciens compagnons, jeunes acteurs et actrices, un soir d’une première, par exemple. Qu’est-ce qui fit changer les choses ?
Un entrefilet dans TV-Hebdo :
Pierre Guénette signera une nouvelle série télé Jeunesse, Le Grenier, en ondes le premier mardi de janvier 1976. L’émission mettra en vedette, entre autres, Hélène Loiselle, Gérard Poirier et Yvon Bouchard.
Soudain, je deviens parlable. On m’ouvre les bras pour me dire combien on est content pour moi. Le summum sort de la bouche de Loulou :
— Tu as tellement de talent !
Même Robert, un de mes anciens colocs, un « École nationale », me trouve tout à coup intéressant, lui qui, à la table du petit-déjeuner, ne me dit même pas bonjour.
Anouilh a fait dire à un de ses personnages de Colombe :
— On s’aime beaucoup au théâtre !
Je ne lui donne pas tort.
Retour au 17 février 1967
Ce soir-là, Loulou, mes amis Laurent, Micheline et moi faisons nos premiers pas au Centre expérimental populaire (CEP) qu’anime Pascal Desgranges dans une ancienne caserne de pompiers, rue Notre-Dame Est. Il y a réuni autour de lui des amis et des finissants du Conservatoire et de l’École nationale de théâtre : Diane Arcand, Alain Gélinas, Claude Saint-Hilaire, Francine Beaudry, Réjean Roy, et d’autres. Paul Savoie et Mireille Rochon y font aussi leur entrée.
Le CEP est ouvert tous les soirs de la semaine. On y présente des spectacles de poésie, de chant, de théâtre, de mime, ainsi que des happenings, très à la mode à l’époque. Le théâtre me fait un clin d’œil, le premier vrai, et, avec Micheline et Laurent, je décide de lui répondre en m’inscrivant au cours d’art dramatique du CEP. Comme les honoraires de Pascal Desgranges, le professeur en titre, sont minimes, nous devons nous engager, nous les nouveaux, à servir le café, un ou deux soirs par semaine. Loulou est exemptée de cette corvée — le mot est trop fort, je sais —, Conservatoire oblige ! Nous, les petits, les sans-grades, comblerons son horaire.
À partir de ce moment, j’ai enfin l’impression de vivre.
Depuis mon départ de la communauté, je ne sors pas, si ce n’est pour me rendre à mes cours à l’École normale Jacques Cartier, où je termine mon baccalauréat en pédagogie et où j’espère obtenir mon Brevet A. Un soir par semaine, mon frère m’offre le cinéma : deux films, généralement d’action, place Versailles. J’habite, rue Arcand, chez les Saulnier, les beaux-parents de ma cousine Fleurette. Invariablement, je passe mes fins de semaine à Mont-Rolland, chez mes parents. J’y parle peu et je m’y ennuie beaucoup.
Je reste accroché au passé, à mes huit années de captivité. Depuis l’âge de onze ans, je n’ai rien connu d’autre que la vie en communauté. La vie, bouillonnante, des années 1960 m’est étrangère. La serre chaude de la communauté, destinée à faire pousser et grandir des vocations religieuses, m’a étouffé.
Mon entrée au CEP — j’en ai le pressentiment — changera ma vie… « à petits pas, à pas menus », pour citer « la » phrase que je prononçais dans une pièce pieuse, au juvénat, au début des années 1960.