Chapitre 4
Journées d’hiver
Pour la première fois de sa vie — il a tout de même 23 ans —, Maxime trouve l’hiver long. Ça fait trois semaines que sa grande demande a été faite officiellement à Marie-Rose, et toujours pas de nouvelle de son futur beau-père. Se pourrait-il qu’il lui refuse la main de sa fille ? Maxime ignore si Rose déciderait de le marier si son père s’y opposait. Rose ne lui en a pas dit beaucoup sur son père, mais il paraît qu’il a tout un caractère… et qu’il a toujours, ou presque, mal à la tête.
Même si la poste et les trains en ont bien regagné, pense Maxime, c’est toute une ride ! Rose a mis sa lettre à la poste à Montfort. Elle est partie par le train pour se rendre jusqu’à Montréal. Là, changement pour Québec. Puis un autre pour L’Anse-à-Gilles. Il paraît qu’avec le vent qui vient du fleuve, les routes ne sont pas toujours praticables, l’hiver. Si c’est comme à Morin, Joseph-Édouard doit seller son cheval — il n’a pas de machine, Rose le lui a dit — et se rendre au bureau de poste du Cap-Saint-Ignace et voir s’il y a du courrier.
Maxime pense à cela en essayant de démarrer la voiture de son père qui ne semble pas aimer le froid mordant de janvier dans les Laurentides. Il a beau tourner la manivelle… Motte, pense-t-il.
Il ne faudrait pas penser que Maxime fait un drame du temps qui passe. Jusqu’à maintenant, il n’a jamais fait de drame pour quoi que ce soit… Ça ne semble pas être dans sa nature. Il fait juste se demander…
*
Toute sa vie ou presque, Maxime ne fera pas de drame. Son corps, lui, en fera parfois. Il réagira particulièrement mal aux déménagements sans que, apparemment, il se soit rongé les sangs. Apprenant un diagnostic qui nécessitait une intervention urgente, il s’exclamera :
— Ça parle au yâbe !
Même dans les pires moments — Dieu seul sait qu’il y en aura, et plusieurs —, il semblera non pas indifférent, mais absent. Comme s’il n’était pas atteint. Pourtant, il trouvera des solutions, et vite, surtout quand il s’agira de la santé de Marie-Rose ou des enfants — la sienne n’a aucune importance —, mais sans jamais s’énerver. « Ça parle au yâbe ! » ponctuera, tel un mantra, les situations les plus comme les moins graves. Il ne s’énervera pas. Il travaillera encore et encore pour payer les comptes. C’est sa façon à lui d’aimer les siens. Les mots, il ne les connaît pas.
Il faudra attendre le grand âge, et une certaine confusion mentale, pour que Maxime exprime, même maladroitement, certaines émotions. Un jour qu’il le visitera à sa résidence, son fils le trouvera en pleurs. Après lui avoir demandé à quelques reprises s’il était souffrant, il lui répondra :
— Y paraît que pâpâ est mort.
Étonné, son fils tentera de lui faire comprendre, à l’aide de cartes mortuaires et d’autres photos, que son père est mort il y a déjà plusieurs années. Maxime prendra plusieurs minutes à comprendre que cette mauvaise nouvelle n’est pas récente, et qu’il en va de même pour sa mère et pour sa propre femme.
— Ça parle au yâbe ! Comment ça se fait que je me souvenais pas de ça ?
Dans un autre registre, Maxime pleurera, de joie cette fois, en voyant sa sœur Anne-Marie et sa fille Christiane arriver dans le long corridor de sa résidence. Il manquera de tomber en essayant de se lever de son fauteuil roulant pour courir à leur rencontre. Rassis, il criera — le mot n’est pas trop faible — à l’intention des autres résidents :
— Ti-Pit ! Ti-Pit, ma p’tite sœur, vient me voir !
Cette fois, il ne prendra pas le diable à témoin.
*
Philias aime tous ses enfants, mais Maxime, en plus de lui ressembler physiquement, a une petite accroche de plus que les autres. Il est travaillant comme pas un. Quant à ça, Léo ne laisse pas sa place, lui non plus. Mais il a moins de santé. Maxime, c’est de la force sur deux pattes.
Les plus jeunes de ses gars, à part Hervé, ne pensent qu’aux filles et aux trucks. Il arrive même que Philias doive grimper à l’échelle et aller les réveiller pour qu’ils descendent déjeuner — de la soupane avec une cuillerée de sucre du pays ou de cassonade, quand il ne reste plus du premier — et se rendent à la boutique ou au moulin. Le travail les attend, mais ils ne semblent pas s’en soucier.
Philias s’en défendra toujours, mais c’est pour ses filles qu’il a un faible. Léondina a essayé de le lui faire avouer, un soir que son frère Aldéric était passé avec sa femme Amanda, que tout le monde appelait Manda, une ancienne maîtresse d’école. Celle-ci n’arrêtait pas de s’extasier sur sa fille : Annette par-ci, Annette par là…
— Est tellement belle à part de ça ! Sûr qu’elle va se trouver un beau parti et qu’elle va faire un beau mariage ! s’était exclamée Manda.
— Pis, Marcel, lui ? avait demandé Léondina.
— Ah, c’est un bon garçon, mais Annette…
— Pis, toé, Philias ? dit Léondina en se tournant vers son mari.
Celui-ci avait sursauté, concentré qu’il était à bourrer sa pipe.
— Qu’est-ce que j’ai ?
— C’est lequel de tes enfants que t’aimes le mieux ?
Philias avait arrêté son geste.
— Tous pareils !
Léondina a laissé échapper un petit rire et a lancé un regard complice à Manda et à Aldéric en disant :
— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre !
— Quoi ? T’es-tu en train de dire que j’aime pas mes enfants…
Léondina ne lui a pas laissé pas le temps de finir sa phrase :
— Ben non, mais avoue, Philias Guénette, avoue que t’as un faible pour tes filles. Et j’irais même jusqu’à dire…
— T’as raison, Léondina, avait dit Manda en riant.
Philias n’entendait cependant pas à rire. Il avait cherché appui chez son frère, mais celui-ci avait souri lui aussi. Philias s’était défendu vigoureusement :
— Tous mes enfants sont sur le même pied. Pis, j’pense souvent à ceux qu’on a perdus, pis, ça me fait de la peine.
— Moi aussi, ça me prend au cœur quand j’pense à eux autres, avait répliqué Léondina. N’empêche que tu r’gardes pas tes filles de la même manière que tes gars. Flore, tu l’as couvée comme si elle était un p’tit oiseau. On aurait dû l’appeler Alouette ou ben Pinson.
— C’était la première qu’on réchappait. Y fallait ben qu’on s’en occupe.
— Pis Simone, la vaillante. Celle qui réussit mieux que moi la tarte aux raisins que t’aimes tant. Tu penses que je t’ai pas vu, le jour de ses noces… La p’tite larme que t’as essuyée quand elle est partie avec son Lucien pour Mont-Rolland.
— J’suis pas un sans-cœur.
— J’ai jamais dit ça, Philias, tu sais ben.
— Ça m’a émotionné de les voir partir, Flore pis elle.
— Et Gaby, et son p’tit air fantasque. A te fait étriver souvent, et tu te caches derrière le nuage de fumée de ta pipe pour sourire.
— C’est vrai qu’elle a du front. J’dis pas qu’elle est effrontée. Non, elle est polie, mais elle passe pas par quatre chemins pour dire ce qu’elle a à dire.
— T’as remarqué qu’elle s’est faite amie avec Marie-Rose. Maxime t’emprunte de plus en plus souvent ton char pour des sorties qu’ils font à quatre : Gaby et son ami sur le banc d’en arrière; Marie-Rose et Maxime en avant. Heureusement que Maxime a compris que leurs bazous, à Léo et à lui, ça faisait pas très sérieux. Pauvre Gabrielle, que Léo voyageait dans ces espèces de machines qui en étaient pas. Une Léonard, en plus ! Une des plus belles familles de Saint-Sauveur.
Philias avait souri.
— Y en ont-tu rafistolé des morceaux de machines pour venir à bout de les faire rouler !
— Tu les laissais faire ? s’était inquiétée Amanda.
Aldéric et elle avaient suivi l’échange entre Philias et Léondina. Ils n’avaient pas eu le temps de placer un mot.
— Ben oui, Manda. Y risquaient pas grand-chose, à part de passer au bout du pont et de se retrouver dans la rivière à Simon. C’est pas creux.
Léondina n’en avait pas fini avec l’amour que Philias portait à ses filles…
— Et notre petite Anne-Marie ? Viens pas me dire…
— C’est notre bébé. Faut ben qu’on la gâte un peu.
Philias a réfléchi un moment.
— À va aller à l’école à l’automne. Déjà !
— En parlant d’école, a repris Léondina, on sait toujours pas si Marie-Rose va faire application pour venir enseigner à Morin.
Manda a sursauté :
— A l’enseigne pas à Montfort, elle ?
— Oui, mais… Ben voyons, Manda, y’a pas d’quoi se r’virer les sangs…
*
Comme on le découvrira, Manda jouera un rôle tragico-comique dans la vie de Marie-Rose. Méchanceté de sa part ? Un peu beaucoup sans doute. Mais, chose sure, entêtement et besoin de « bosser », comme on disait alors.
Aldéric ne se mêlera jamais des lubies de sa femme. La dernière fois qu’elle perturbera l’assemblée de la commission scolaire, le secrétaire la rappellera à l’ordre et finalement la menacera d’expulsion, mais c’est elle qui aura le dernier mot :
— Essaye donc pour voir, Adolphe Bélanger.
*
Marie-Rose se rend au bureau de poste dans les rues non déneigées de Montfort. On n’a pas encore passé la gratte tirée par des chevaux. Chaque jour, elle ressent un malaise dans la région du cœur. Sa grand-mère Gamache dirait qu’elle a « souleur ». La réponse de son père tarde à venir. Elle n’aurait peut-être pas dû poser une condition à la demande en mariage de Maxime… S’il fallait que… Encore la crainte de ne pas avoir fait la bonne chose !
Elle secoue ses bottines avant d’entrer dans le bureau de poste. C’est la moindre des politesses.
— You received a letter, miss Poitras. From Cap-Saint-Ignace.
Marie-Rose a compris d’où venait la lettre, même si la prononciation française de la maîtresse de poste laisse quelque peu à désirer. Cette dernière semble aussi contente que Marie-Rose. Elle lui remet la lettre et prend le temps de jaser un peu avec l’autre « maîtresse » du village, celle de l’école. Heureusement que Marie-Rose a amélioré son anglais, car la postière parle rapidement.
Marie-Rose quitte la post office et marche à grandes enjambées jusqu’à son école. Elle coupe court à la conversation de la mère d’un de ses rares élèves qu’elle croise et reprend aussitôt sa presque course. Elle s’interdit d’ouvrir l’enveloppe avant d’être entrée dans son école. Ça pourrait lui porter malheur. Un pressentiment ! C’est bien connu que la mortification est appréciée du bon Dieu. Même quelques minutes ont de la valeur à ses yeux.
Elle entre dans l’école et, sans prendre la peine d’enlever ses bottines, son manteau et son bonnet de laine, se rend immédiatement à sa chambre et ouvre aussitôt la lettre. C’est sa mère, comme à l’habitude, qui lui écrit. Marie-Rose lit les premières lignes, mais sa vue s’embrouille. Est-ce que son père a dit « oui » ou « non » ? Quand elle aura trouvé la réponse à sa question, elle s’enquerra des nouvelles de l’Anse. Elle parcourt la lettre écrite d’une écriture appliquée… Pour une fois, son pressentiment avait tort : Joseph-Édouard dit « oui », et il va même jusqu’à les inviter, elle et Maxime, après leur mariage. Joséphine écrit : J’aimerais ça si tu nous envoyais un portrait de Maxime. Ça serait une façon de faire sa connaissance.
Marie-Rose est tellement contente qu’elle ne tient plus en place. Elle ressort de l’école et, d’un bon pas, se rend chez madame Savaria, son amie. Il lui vient une méchante idée dont elle se confessera plus tard : frapper à la porte de madame O’Connor, la mère d’Ernest, son ancien fiancé, et lui annoncer que Maxime Guénette de Morin-Heights — les Guénette de Morin-Heights ont très bonne réputation — a demandé sa main et qu’elle a dit « oui ». Elle n’a cependant pas de bague de fiançailles à lui montrer… C’est un problème qu’il lui faudra elle-même régler, elle en a bien peur. Mais, ce n’est pas grave.
Quand madame Savaria lui ouvre, elle pense que Marie-Rose est malade. On dirait qu’elle a les sangs retournés : elle respire rapidement, passe sa main sur son front puis sur sa poitrine. À bout de souffle, elle finit par dire à son amie : « Mon père a dit oui ! Je vais me marier ! » Pour l’aider à reprendre ses esprits, madame Savaria lui prépare une bonne tasse de thé accompagnée de quelques biscuits. À Montfort, du moins chez ceux et celles qui habitent dans le village, anglophones ou francophones, le thé se boit beaucoup.
— Je vous ai jamais vue énervée de même, mademoiselle Poitras. Il faut dire qu’il y a de quoi. Se marier, à moins d’un malheur, on fait ça juste une fois dans sa vie.
Marie-Rose se calme un peu, mais ça ne dure pas. Elle pense à son trousseau, à sa robe de noces — madame Savaria la rassure sur ce point, elle va lui en créer une ainsi qu’un ensemble pour le voyage chez ses parents. Curieusement, Marie-Rose, dans son énervement, ne pense pas qu’il faudrait peut-être annoncer la bonne nouvelle à Maxime, le principal intéressé. C’est madame Savaria qui le lui rappelle.
— Mon Dieu ! s’exclame Marie-Rose, où est-ce que j’ai la tête ?
— Dans les nuages, et vous avez bien raison. C’est tellement un grand jour ! Mais, pour l’instant, vous devriez rentrer à l’école et préparer vos leçons pour demain. On ne sait jamais, vous aurez peut-être quelques élèves; je vous en souhaite au moins un.
*
Au couvent du Cap-Saint-Ignace, les sœurs appelaient cela, le « devoir d’état ». Tout, absolument tout, passait après lui.
Marie-Rose se rappelait une question que sœur Saint-Jean-Népomucène — encore elle qui avait le doux surnom de « Pue du bec » — posait chaque matin après la prière qui précédait le début des cours :
— Que souhaiteriez-vous être en train de faire si Dieu venait vous chercher sans prévenir ?
En chœur, les couventines de la classe répondaient :
— Notre devoir d’état.
Certaines mauvaises langues ajoutaient tout bas :
— Pue du bec sait très bien que Dieu prévient jamais qu’il va venir nous chercher, devoir d’état ou pas.
*
Le soleil se couche encore tôt en janvier. Marie-Rose a remercié son amie et repris le chemin de son école. La lumière est tellement belle, à cette heure; elle prend des teintes de… Deux de ses cousines se chicanent chaque fois qu’elles se voient — heureusement, ce n’est pas trop souvent. Celle de Sainte-Anne-de-la-Pocatière parle de « l’heure bleue », tandis que l’autre, qui a fait un beau mariage et vit sur les hauteurs de Québec, l’obstine, dans son parler pointu, qui rrroule ses r :
— On doit dirrre « l’heurrre mauve ». D’ailleurrrs, j’ai vu une toile d’Ozias Leduc qui s’appelle justement L’heurrre mauve. Un grrrand peintrrre comme lui ne peut pas se trrromper!
À Montfort, on dit plutôt « Entre chien et loup », mais le plus souvent dans sa version anglaise.
Marie-Rose se sent légère…
Une idée de Poitras la ramène à l’ordre. Une de ses tantes répétait à ses nièces, chaque fois que l’occasion se présentait — et elle se présentait souvent :
— Méfiez-vous de la légèreté — elle prononçait « légareté ». On s’envole avec elle, mais on pique vite du nez.
Laura, la sœur aînée de Marie-Rose, ne manquait jamais d’ajouter, sûre que sa tante ne l’entendait pas, car elle était sourde comme un pot :
— Ben, moi, je m’sens légère, pis j’pique pas du nez. J’vas peut-être rester vieille fille parce que j’aurai pas été assez sérieuse, mais, au moins, j’aurai eu du plaisir dans la vie. À vous écouter, on devrait être en carême à l’année longue.
Ses sœurs pouffaient de rire. Joséphine, leur mère, essayait de les calmer, mais en souriant elle aussi.
*
Laura Poitras mourra célibataire à 98 ans, heureuse de la vie légère qu’elle a menée : une vie au service des autres, d’abord comme servante puis gouvernante au presbytère du Cap-Saint-Ignace; ensuite comme gouvernante chez la famille Ouellet, à l’Anse, l’été, puis à Québec, pendant l’hiver. Elle a pratiquement élevé plusieurs enfants de cette grande famille, dont Alcide, le météorologue, qu’à une époque toute la province connaissait, et que Laura appelait encore son « p’tit Alcide ».
*
Le souvenir de Laura donne des ailes à Marie-Rose. Pour la première fois de sa vie, elle envoie promener les bonnes sœurs et ses tantes. Elle a le droit d’être heureuse. Le bon Dieu n’a rien contre ça. Comme le père Métreau de l’orphelinat de Montfort lui a dit, un jour que l’ennui la menaçait de lui faire oublier son devoir d’état :
— Méfiez-vous de vos idées noires, mademoiselle Poitras. Dieu est amour, vous savez. C’est saint Jean dans son évangile qui l’a écrit. Cela peut être d’un grand réconfort. Il y a déjà assez de souffrances dans nos vies, nous ne sommes pas obligés de nous en créer d’autres.
Cette idée a fait son chemin lentement dans l’esprit de Marie-Rose, mais la crainte de Dieu se pointe le nez plus souvent qu’à son tour. Ce soir pourtant, que l’heure soit bleue ou mauve, Marie-Rose ne s’en soucie pas. Elle se sent heureuse. Si le mot ne lui faisait pas aussi peur, elle dirait qu’elle se sent « romantique ».
Aussitôt rentrée dans son école, elle s’applique à préparer ses leçons du lendemain : catéchisme, français, calcul, etc.
La faim la fait s’arrêter. Sa tante Amanda, la femme de son oncle Joseph-Edmond Poitras, qui était « corporente », comme on disait alors, enseignait la vertu — c’était ses mots — du bon manger. Une autre de ses tantes, Olympe de son prénom et femme d’Achille-Aimé Poitras, ne célébrait sûrement pas la même vertu que sa belle-sœur, car tout le monde s’entendait pour dire qu’elle «avait l’air d’une morte». Marie-Rose sourit à ce souvenir, en préparant son maigre souper.
Sa famille lui manque, mais il lui semble que, ce soir, la souvenance est moins lourde à porter. L’avenir s’annonce beau, lui semble-t-il. Elle n’ira pas jusqu’à dire «radieux», comme elle lit dans les romans.
Elle se demande comment elle fera pour se rendre jusqu’à dimanche… Elle s’imagine la tête de Maxime quand elle lui apprendra la nouvelle. Quoique… elle ne peut pas lui reprocher d’être trop expressif. Mais, peut-être que pour cette grande occasion…
Marie-Rose passe la soirée près du poêle de sa classe. Elle lit un roman que madame Savaria lui a prêté, en lui disant de ne pas s’en vanter aux pères monfortains de l’orphelinat, parce qu’il n’est pas recommandé, surtout, paraît-il, aux jeunes filles et aux femmes. Marie-Rose n’est pas trop sûre de bien agir. Mais, l’histoire est tellement belle. Le roman s’appelle Le Rouge et le Noir, d’un auteur français, un certain Stendhal. Une belle histoire d’amour. Grande lectrice, Marie-Rose ne craindra pas de défier les « conseils » de l’Église, se fiant à sa propre conscience.
À propos des lectures de Marie-Rose…
Marie-Rose se permettra toujours des libertés dans ses lectures, mais pas dans celles de ses fils. Son aîné s’en souviendra, le jour où il découvrira qu’elle a découpé avec soin toutes les photos qu’elle jugeait offensantes dans son premier Playboy à vie. Quant à l’autre, parti tout jeune en communauté, ce sont les frères qui assureront son éducation. On lui interdira la lecture des Bob Morane, d’Henri Vernes, et du Bossu, de Paul Féval. Par contre, à titre d’éducation sexuelle, on lui conseillera Toi qui deviens homme, d’un obscur prêtre timoré par la sexualité; La chaste adolescence, de Mgr Tihamer Thot, qui recommandait entre autres aux jeunes garçons de ne pas mettre les mains dans leurs poches, et quelques autres livres sur les amitiés particulières, dangers de tous les dangers de perdre son âme.
Plusieurs années plus tard, à la fin des années 1940, Marie-Rose apostrophera le curé de Mont-Rolland, lors de sa visite de paroisse, au sujet du livre La mère canadienne et son enfant, que le gouvernement canadien, protestant et honni du clergé catholique, donnait aux mères qui venaient d’accoucher. À son premier, elle s’était débrouillée seule. Mais, pour le deuxième qu’elle avait réchappé, elle trouvait d’excellents conseils sur son éducation dans ce livre. Le curé lui fera remarquer :
— Madame Guénette, vous n’êtes pas sans savoir que ce livre a été écrit par des protestants, et que les évêques du Québec recommandent aux mères de s’abstenir de le consulter.
Marie-Rose lui répondra du tac au tac :
— Qu’est-ce que les évêques, du Québec ou d’ailleurs, connaissent à l’éducation des enfants, voulez-vous me dire ? Marc — on comprendra plus tard le changement de prénom —, donne la dîme au curé; on va dire que la visite s’arrête là.
Sur ces paroles invitantes, elle tournera les talons et se rendra justement auprès de son deuxième fils qui braille à s’en fendre l’âme. Tout en le consolant, elle s’aperçoit qu’elle vient d’agir en vrai Poitras, et elle n’est pas trop sûre de le regretter.
Marc, tout blanc derrière son tan de travailleur au grand air, donnera d’une main tremblante les 5 ou 10 $ de la dîme au curé, qui trouvera lui-même et très vite la porte de sortie.
Le dimanche suivant, comme par hasard, le curé parlera des mauvaises lectures. Il en viendra même à dire que le journal Le Devoir avait été fondé par un « communiste », ce qui suscitera un certain remous dans l’assemblée, à cause du mot exécré entre tous. Il faut bien avouer qu’à cette époque, les gens de ce petit village avaient bien d’autres soucis que ceux que pouvait leur procurer la lecture, quelle qu’elle soit. On ignore si le curé était au courant que les frères Maristes du collège lisaient non seulement L’Action catholique, mais aussi Le Devoir…
Après cette longue digression, revenons à Montfort
Plus tard, dans la soirée, après s’être couchée et avoir récité sa prière du soir en dessous des catalognes de lit — il faisait trop froid pour s’agenouiller sur le sol en bois —, une idée traverse à la vitesse de l’éclair l’esprit de Marie-Rose. Et la voilà qui se relève, met ses bas de laine et ses pantoufles et retourne du côté de l’école. Elle cherche dans un des tiroirs de son pupitre, sort du beau papier à lettre et sa plume. Elle s’applique, car l’instant est solennel.
De sa belle main d’écriture, multipliant les plis et les déliés, elle écrit :
Montfort, le 24 janvier 1932,
M. Adolphe Bélanger,
Secrétaire de la commission scolaire de Morin-Heights,
Cher Monsieur…
Marie-Rose s’est soudain rappelé les mots de sa future belle-mère, au dîner des Rois :
— Pourquoi vous ne viendriez pas enseigner à Morin ? Vous seriez proche de mon Maxime. Vous seriez mieux payée — ce ne serait pas difficile — et votre école serait chauffée.
J’ai beaucoup de plaisir à vous lire, merci!