Chapitre 10
Août 1934
Marie-Rose prépare sa valise, et celle de Marc, qui est peu habile dans ce genre de chose, en vue du départ pour leur voyage de noces. Elle a peine à contenir son impatience de revoir ses parents. Cela fait si longtemps… Comme il lui arrive souvent, elle reste comme suspendue dans ses pensées, suspendue, pas perdue.
Elle va refaire, à quelques changements près, le trajet qui l’a menée, six ans auparavant, dans les Laurentides, qui l’ont accueillie avec leurs «petites maudites épinettes noires», repères évidents pour les mouches de même couleur et autres insectes ravageurs. Par chez elle, il y avait des mouches dans l’écurie, mais elles y restaient. Le vent du large s’occupait de chasser les autres moustiques estivaux.
Elle ne regrette rien, mais elle ne recommencerait pas. Bien sûr, elle s’est fait des amies à Montfort et à Morin-Heights; elle s’est fiancée à Ernest, et a rompu moins d’un an plus tard. Par ailleurs, elle a aimé tous ses élèves du cours préparatoire à la 6e année, tous réunis dans une même classe qu’elle a chauffée pendant l’hiver, après avoir elle-même fendu son bois. Elle a goûté l’accueil des Monfortains à l’orphelinat et le père Métreau lui a écrit une lettre de reconnaissance de « bonnes mœurs » quand la commission scolaire de Morin-Heights lui en a demandé une, probablement à la forte suggestion de M.
Bien sûr — l’événement devrait être classé en tête de liste —, elle a connu et épousé Marc, qui a retrouvé son prénom après l’épisode fou du lendemain des noces. Bon garçon, travaillant, poli, il a de belles qualités. Elle a vite calmé son goût un peu trop prononcé, du moins à ses yeux, pour la bière.
Complètement dédié à « pâpâ », Marc a repris le travail au moulin et à la boutique, le lundi matin suivant son mariage. La mode d’alors n’est ni aux bagues de fiançailles ni aux voyages de noces, pense-t-elle. Elle n’en contemple pas moins le petit diamant monté sur or rose qu’elle s’est elle-même procuré à Montréal. L’occasion a été trop belle pour M. Elle a critiqué la maîtresse d’école dans tout le village pour ses idées de grandeur.
Durant sa seule et dernière année d’enseignement à Morin-Heights — une femme mariée ne pouvait pas «faire la classe», comme on disait alors —, Fernand, son futur beau-frère, a été son élève, ainsi que sa toute petite future belle-sœur, Anne-Marie. Aucun passe-droit ne leur a été accordé.
La petite était sage comme une image, du moins dans le souvenir de Marie-Rose, qui le répétait chaque dimanche, lors du dîner dominical chez ses futurs beaux-parents. Fernand quant à lui était souvent puni; il avait l’art de jouer des tours pendables à ses camarades.
Lui-même ne manquera pas, quand l’occasion se présentera dans un futur lointain, de le rappeler à Marie-Rose en riant. Il lui dira qu’il était «haïssable» et qu’il avait mérité ses punitions, surtout la fois où Marie-Rose l’avait retourné à la maison parce qu’il lui avait manqué de respect. Léondina s’était fâché après son « p’tit tannant ». Le soir, elle l’avait traîné — Fernand disait «par une oreille» — jusqu’à la maison de madame Smith, chez qui Marie-Rose pensionnait juste à côté de l’école. Elle l’avait obligé à s’excuser auprès de la maîtresse que, devant les gens, elle appelait toujours «mademoiselle Poitras», même si elle était fiancée avec son Maxime.
***
Marie-Rose est une bonne épouse… en attendant d’être une bonne mère. Les commères, M en tête, se sont agitées quelques mois à peine après son mariage. L’ancienne maîtresse d’école ne semblait pas pressée de donner un enfant à son mari. On guettait chacune de ses sorties chez ses beaux-parents, chez madame Bouchard, chez madame Smith, et chez d’autres amies. Cette dernière et ses consœurs — il y avait aussi quelques compères — furent scandalisées par certains agissements de Marie-Rose. Imaginez! Se rendre aux funérailles d’une amie anglaise dans une mitaine! Une bonne catholique ne faisait pas ça!
Pour celles et ceux qui ne seraient pas familiers avec le mot «mitaine», du moins dans ce sens, voici une explication. Il s’agit du nom que l’on donnait aux divers temples anglicans ou protestants — meeting house — où les fidèles se réunissaient le dimanche pour y célébrer l’équivalent, dans un sens très large, de la messe catholique.
Aux yeux de bien du monde, Marie-Rose est toujours, même après son mariage avec Marc, une étrangère; non pas une «fille de la ville», comme Léondina ou Marcelle, une tante de son mari. Non, pire encore, elle est une «fille du bas du Fleuve», même si L’Anse-à-Gilles n’est pas si bas que ça. Plus tu viens de loin, plus tu es une étrangère!
Il y avait toujours eu quelque chose de méprisant, chez les esprits obtus, à l’égard des personnes qui ne venaient pas, dans le cas présent, de la région des Laurentides, et encore! Le territoire était restreint. Quand M. Foucauld, par exemple, était parti en voiture à cheval se «chercher une épouse» à Vendée, les commères avaient dit, la bouche dédaigneuse, qu’il ne trouverait pas grand-chose d’intéressant par là-bas. Dans le cas de la tante Éva, que M. Foucauld avait dénichée, les commères n’avaient pas complètement tort.
Oui, l’auteur de ces lignes l’avoue : manifestement, il est une «mauvaise langue». Il a une bonne raison. Le matin des funérailles de sa grand-mère Léondina — il avait juste cinq ans — Éva lui a ramené une claque en pleine face ainsi qu’au petit Bélisle, avec qui il s’était fait ami durant les trois longues journées de veillée au corps. Par respect pour la mémoire de sa grand-mère, il passe ici sous silence la réplique — des mots, seulement des mots, mais quels mots! — que Marie-Rose a assénée à Éva. Comme on disait alors, elle pouvait être «mauvaise», si l’on attaquait son mari ou ses garçons. L’auteur se rappelle même — c’est flou, néanmoins bien réel — que ses tantes Yvonne et Géraldine parvinrent à calmer sa mère, sinon Éva aurait goûté à sa médecine! Ou, pour être moins élégant, Éva en «aurait mangé une maudite!»
***
Le temps passe, et Marc n’est toujours pas rentré du moulin. Il lui a pourtant dit qu’il demanderait à son père de lâcher à midi pour se préparer pour son voyage de noces. Marie-Rose a fait le dîner, qu’elle garde au chaud.
Hier, elle est allée à la gare consulter l’horaire du train qui descend vers Montréal à la fin de l’après-midi. Marc et elle changeront de train à Montréal en direction du Cap-Saint-Ignace. Son frère Édouard, qui a une belle grosse machine, les attendra à la gare. À quelle heure? Il n’y a rien de moins certain. Pas avant le lendemain matin, sûrement.
Marie-Rose est sur le point de faire du sang de punaise quand, enfin, Marc entre dans la maison.
— Pâpâ m’a d’mandé de donner une p’tite escousse de plus pour finir le gros roule de billots.
Même s’il s’est un peu secoué sur la galerie, une quantité invraisemblable de bran de scie l’accompagne et se répand sur le plancher fraîchement balayé de Marie-Rose. Elle est trop énervée pour en passer la remarque à son mari. Marc pompe de l’eau dans le bol à main, se les lave scrupuleusement : gomme d’épinette, de pin, de sapin se font «dégommer» — on excusera le mauvais jeu de mots.
Puis, on passe à table. Marc — on ne s’y attendrait pas à le voir — a un appétit d’ogre. Rien ne reste dans son assiette, même pas le gras du porc qu’il étale sur sa tranche de pain pour s’en régaler. Une beurrée de mélasse en guise de dessert — dans le nord, on mange des beurrées, pas des tartines — et une tasse de thé pour faire descendre le tout…
Marc a à peine le temps de fumer sa cigarette, que Marie-Rose lui fait remarquer qu’il serait temps qu’il se prépare. Elle a fait chauffer de l’eau dans le boiler — elle a adopté peu à peu la parlure du coin. Quelques minutes plus tard, Marc se dirige vers la chambre pour faire sa toilette et se raser de près avant de mettre son habit de noces. Marie-Rose l’a brossé ainsi que son chapeau. Il ne sera pas dit qu’elle va présenter un mari mal attriqué à sa famille.
***
Bien avant l’heure, un peu trop au goût de Marc, le couple se retrouve à la gare — c’en est une vraie, et non une cabane en rondins comme à Montfort.
Marc s’allume une cigarette, histoire de passer le temps. Il en a roulé une quantité appréciable, il n’a pas les moyens comme son beau-frère Édouard d’en acheter des toutes faites.
Marie-Rose masse la boule d’angoisse qu’elle ressent au niveau du cœur, l’angoisse étant une «tradition très Poitras» qu’elle gardera toute sa vie. Ses deux frères, Joseph-Édouard — un autre! — et Édouard, ainsi que sa sœur Laura, semblent en avoir été protégés par on ne sait quelle grâce divine.
S’il fallait que le train soit en retard et qu’ils manquent celui pour le Cap!
Édouard les attendrait pour rien!
Marc et elle, comme deux âmes perdues à Montréal, devraient dormir sur un banc de gare en attendant le prochain train!
Une prière à sainte Anne, sa préférée, et Dieu sait qu’elle connaît une trâlée de saints et de saintes. Au couvent du Cap-Saint-Ignace, sœur Marie-du-Purgatoire a fait apprendre par cœur les litanies des saints à toutes ses élèves.
Soudain, le sifflet du train se fait entendre au loin. Marie-Rose remercie sainte Anne qui a exaucé sa prière. Elle respire un peu mieux, mais vérifie tout de même qu’elle a toujours dans son sac à main l’argent nécessaire à l’achat des billets. On ne sait jamais… elle pourrait avoir disparu…
Marc, dont le caractère est à l’opposée de celui de sa femme, respire comme d’habitude. Il pense même qu’il a le temps de finir sa cigarette avant que le train n’entre en gare.
***
Que l’on se rassure : tout ira bien ! Marie-Rose et Marc attraperont leur train pour le Cap-Saint-Ignace et Édouard les attendra sur le quai.
Sur leur grande galerie, Joséphine et Joseph-Édouard père attendront leur fille et son mari, qu’ils ne connaissent pas encore.
Le voyage de noces de Marie-Rose et de Marc peut vraiment commencer.
Cela fera l’objet du prochain récit de mes histoires de famille.