Présentation
Jour de l’An 2004. Raymond me prend par surprise : il annonce à mes parents, au beau milieu du repas, que j’écrirai leur histoire et que je la publierai. Leur cadeau du Nouvel An ! Comme je travaille dans le milieu de l’édition, à ses yeux, c’est chose faite. Revenu de ma surprise, je me place un sourire de circonstance sur les lèvres. Je ne peux me désister.
Mon père, qui n’a jamais tiré quelque orgueil de sa vie pourtant bien remplie – et qui, il faut bien le dire, a toujours trouvé que je n’avais rien fait de très utile de la mienne –, me demande :
— Tu vas-tu parler de mon moulin ?
Je lui réponds par l’affirmative. Il me remercie; il dit même à Rose :
— Tu me liras notre histoire quand on sera au ciel.
Depuis sa retraite, il va à la messe tous les matins. Il ne peut donc qu’aller au ciel…
Ma mère le lui promet, à travers ses larmes de joie. Elle ajoute, me connaissant, et sachant que je peux avoir la dent aussi acérée que la sienne, dans ses bonnes journées :
— Sois fin, par exemple. Il y a des choses que tu ferais mieux de pas conter…
Je la rassure, tout en pratiquant la restriction mentale, si chère aux Jésuites : On verra… Manda, la charmante tante de mon père, n’a qu’à bien se tenir, je ne serai pas tendre avec elle.
*****
Aussi curieux que cela puisse paraître, Raymond et moi pensions très peu au grand âge de nos parents – mon père avait alors 95 ans, et ma mère, 97 ans – et à leur fin prochaine. Nous les avions vus vieillir, année après année. Moi qui les voyais moins souvent que mon frère – il les visitait toutes les semaines –, je m’étais rendu compte qu’« ils en perdaient »… Malgré tout, cela faisait partie, pour ainsi dire, de l’ordre des choses.
*****
Mon père était connu dans Sainte-Adèle comme « le p’tit vieux qui marche tout l’temps ». Première promenade vers 5 h 30 après un solide petit déjeuner; arrêt à la boulangerie Le vieux four pour saluer monsieur Desjardins. Visite des stations-service qui ouvraient l’une après l’autre. Il connaissait tout le monde.
Retour à la maison. Sieste dans son fauteuil.
Nouveau départ, cette fois pour le chapelet et la messe, à l’église, qu’il appelait encore « de Sainte-Adèle-en-haut ». Retour en faisant des courses pour quelques voisines de son immeuble – Le Cantonnier, chemin Notre-Dame, juste en face de l’ancienne maison de repos des Dames de la Congrégation.
Dîner. Sieste.
Nouvelle sortie, été comme hiver, vers une autre destination – il aimait bien, par exemple, monter au Chantecler par un chemin qu’il connaissait, au nord de la 117, près de la rivière aux Mulets. Il disait bonjour aux chevaux dans leur écurie et continuait son chemin. Parfois seul, parfois avec Arthur Groulx, un ami d’enfance avec qui il avait « appris » à fumer à dix ans, parfois aussi avec monsieur Michaudville, grand marcheur lui aussi.
Ma mère avait un cercle d’amies qu’elle retrouvait quelques fois par semaine et avec qui elle prenait le thé –ou le café, selon les personnes présentes – au restaurant John le Grec, l’ancien Sainte-Rose des années 1950 et 1960. Elle avait eu auparavant une période Au Petit Chaudron, mais, avec le temps, elle le trouvait un peu loin. À partir de 2001, ses sorties s’espacèrent. La petite côte à monter en partant du Cantonnier et le boulevard à traverser la fatiguaient. Quand Raymond les visitait – tous les mercredis à partir de sa retraite – la tradition était d’aller manger Chez Milot.
Après le repas de la fête des Mères 2003, ma mère décida de ne plus sortir. Elle ne l’annonça pas officiellement, mais cela devint… le nouvel ordre des choses.

Le 29 avril 2004, la vie de mes parents bascula. Je raconterai en temps et lieu leur triste fin. Eux qui avaient trimé dur au cours de leur longue vie, le système de santé en fit de « vieux numéros », pour qui il n’était pas utile de se presser : « À leur âge… », entendait-on répéter à satiété.
*****
Il y a eu paresse de ma part dans le fait d’avoir autant tardé à raconter l’histoire de notre famille. Mais pas seulement. Les deuils ont freiné mon élan créateur. Ma mère s’éteignit le 20 août 2004, victime d’une embolie pulmonaire, qui aurait pu être évitée si l’hôpital avait suivi les recommandations du médecin traitant. Mon père la rejoignit le 15 décembre 2005, après s’être battu contre une leucémie pernicieuse et galopante ainsi qu’une récidive d’un cancer de la peau. Alice, ma chatte bien-aimée, mourut le 18 janvier 2008, d’un cancer du rein. Et mon frère succomba à une embolie pulmonaire, après avoir lutté contre un cancer du rein, lui aussi, le 10 novembre 2009.
Il n’y a rien de simple à raconter l’histoire de sa famille. Le point de vue ne peut être que le mien. Bien sûr, je connais de grandes parties de l’existence de mes parents parce qu’ils me les ont contées. Mais tout cela a été pour ainsi dire « revu et corrigé » par mon imagination, que j’ai toujours eue fort fertile. Voilà pourquoi le titre : Des histoires de ma famille, celles que l’on m’a racontées et celles que j’ai vécues.
Raymond et moi avions huit ans et demi de différence d’âge. J’ai de vagues souvenirs de l’époque où il fréquentait le collège de Mont-Rolland et, qu’à son retour, il enfilait ses overalls pour aider mon père au moulin à scie. Quand j’ai enfin eu l’âge de raison… ou presque, il est parti étudier au collège Laval, à Saint-Vincent-de-Paul. J’ai certains souvenirs de nos visites dominicales; l’une d’elles, entre autres, avait été précédée d’une véritable tragédie. Après le collège Laval, il a quitté Mont-Rolland pour habiter, en chambre, chez la mère d’un confrère de Laval, Roger Thuot, au 10185 rue Saint-Firmin, dans Ahuntsic. Le jour, il travaillait dans un bureau de comptables agréés – Galarneau et Associés, boulevard Saint-Joseph – et, le soir, direction, en p’tits chars, les Hautes études commerciales – à l’actuel square Viger, après un souper rapide chez Da Giovanni à 0,99 $. Je le voyais les fins de semaine quand il montait à Mont-Rolland par le train.
Et ce fut à mon tour de quitter le foyer familial pour le juvénat Notre-Dame à Iberville, le 30 août 1959. Je raconterai plus loin les bouleversements que mon « entrée en religion », comme on disait alors, a provoqués chez moi et dans ma famille. Je me suis retrouvé coupé non seulement du monde, mais de mon monde. Ma mère était, comme elle le disait, une « ennuyeuse ».
Les quatre premières années – à Iberville et à Saint-Vincent-de-Paul –, je voyais mes parents tous les deux mois sauf l’avent et le carême, et pendant de courtes vacances à Noël (26 décembre au 5 janvier) et à l’été (20 juin au 10 août). De ces brefs retours à la maison, je garde surtout des souvenirs joyeux, même si ma famille vivait de grands changements. En effet, le « progrès » avait rejoint le rang où nous habitions et, passage de l’autoroute oblige, mon père avait perdu son commerce et son gagne-pain. On n’avait pas touché au moulin à scie, mais le barrage qui alimentait sa turbine avait été blasté, comme avait dit le responsable des travaux à mon père, et le tube ainsi que la cour à bois avaient disparu du même coup. Mon père était devenu journalier.
À partir du postulat – à Saint-Hyacinthe –, il était chaudement recommandé d’avoir le moins possible de visites. C’était le grand détachement. Je voyais mes parents – rarement mon frère qui trouvait non sans raison que je donnais dans la « pieuseté », ce qui n’était pas vraiment sa tasse de thé – quelques fois par année. Et mon « cousin » Alain, qui venait parfois me visiter avec ses parents, pour se moquer de moi. Raymond filma tout de même, en 8 mm, ma prise d’habit, en 1964, et ma profession religieuse, en 1965. Ces vidéos existent toujours. Je les ai, à moins que le crash de mon ordinateur ne les ait fait disparaître.
Si je m’étends sur cette période de ma vie et de celle de ma famille, c’est que ma sortie de communauté asséna un sérieux coup à mes parents, qui mirent des années à s’en remettre, surtout qu’ils devaient payer mes frais de scolarité à l’École normale Jacques Cartier ainsi que ma pension à Montréal. Leur joie d’avoir un fils religieux – idéal de beaucoup de famille à l’époque – s’éteignait. Ma mère pleura, mais accepta la situation. Mon père ne pleura pas, mais regretta tous les sacrifices qu’il avait faits. Jamais, ô grand jamais, le sujet ne fut abordé par la suite, à l’exception du voyage de l’été 1966, où ma mère, rusée, s’arrangea pour que j’annonce moi-même à la famille mon départ de la communauté. Cet été-là, je dus affronter grand-maman Poitras, grand-père Guénette, oncles, tantes, cousins et cousines et répondre à la question : « As-tu des longues vacances ? » par un : « J’ai quitté la communauté », suivi d’un long silence gêné. Évidemment, personne sauf mon frère, ne sut que j’avais fait un court séjour à l’Institut Albert Prévost, comme quoi la vie religieuse est loin d’être un jardin de roses. J’avais de vieux parents – ma mère avait 59 ans et mon père 57 ans –, mais je suis conscient qu’en cet été 1966 – celui de mes 18 ans – je les ai brusquement fait vieillir encore plus.
Je trouve malgré tout très délicat de raconter l’histoire de mes parents, celle de mon frère, et la mienne du même coup. J’ai profondément aimé mes parents, malgré les mésententes surtout avec mon père – je pense qu’il n’a jamais compris ce que j’étais venu faire dans sa famille.
Quant à Raymond, nous étions deux opposés en tout, ou presque. Pourtant, si j’ai pu faire ce que j’ai voulu dans la vie – écriture et production théâtrale, écriture télévisuelle, écriture romanesque (incluant deux romans style Arlequin, je ne m’en excuse même pas; ils ont même connu un certain succès), conseiller et auteur de matériel pédagogique, etc.), c’est grâce à lui. Il m’a encouragé monétairement d’abord, puis de son inébranlable optimisme, me ramassant combien de fois à la petite cuillère après une mauvaise critique ou autres aléas du métier que j’avais choisi de pratiquer.
Raymond et moi avons veillé sur nos parents, particulièrement durant l’année et demie de leur fin de vie, comme s’ils étaient devenus nos enfants. Comme mon frère ne pouvait mettre les pieds dans un hôpital sans risquer de perdre connaissance – terreur du personnel infirmier à cause de son poids –, je m’en suis chargé tant pour mon père que pour ma mère. Raymond gérait le tout financièrement, de main de maître. Nous les visitions tout de même à l’hôpital et à la résidence de mon père – ma mère est décédée avant de pouvoir se reposer enfin dans sa belle chambre du Manoir Louisiane.
À quelques jours de son décès, mon père me prit le bras pour que je m’approche de sa bouche – il n’avait plus de force –, et me dit : « T’es un bon garçon ! ». Ce jour-là, je le confesse, je me suis effondré. J’avais pourtant 58 ans… J’étais redevenu le petit gars qui voulait faire plaisir à ses parents et, surtout, ne pas leur déplaire, comme il avait fait une grande partie de sa vie. Heureusement, mon amie Danielle me raccompagna chez moi et prit soin de ma peine toute la soirée et toute la nuit, avec ma chatte Alice qui se fit colleuse pour l’occasion.
*****
Voilà. Je suis le dernier vivant de la petite cellule familiale que Marc et Marie-Rose créèrent en se mariant, en 1933, à l’église de Saint-Sauveur-des-Monts.
Elle se dissoudra dans l’espace-temps quand on déposera mes cendres dans notre emplacement du cimetière de cette même paroisse.
Notre famille sera à nouveau réunie. Nous deviendrons des souvenirs pour quelques personnes… et seule la pierre tombale – et nos noms qui y sont gravés – sera garante de notre passage sur terre.