Montréal-Nord, Scolasticat central de Montréal, automne 1965. J’ai dix-sept ans; j’aurai mes dix-huit ans dans quelques semaines. Comme on le dirait maintenant, « il n’y a rien là ». À cette époque, on était majeur à vingt-et-un an. Je n’étais pas beau comme un enfant ni fort comme un homme, comme le chantera Dalida, des années plus tard. Détail à ne pas oublier : je suis frère mariste. J’ai prononcé mes premiers vœux, le 15 août précédent.
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Je détestais l’esprit de « séance » qui régnait au comité de théâtre du Scolasticat central. On (excluant la personne qui parle) avait choisi de monter Les péchés dans le hall, de Félix Leclerc, une niaiserie sans nom qui mettait en scène les sept péchés capitaux… Moi, je rêvais de « vrai » théâtre : Molière, Racine, Corneille, Beaumarchais — j’avais vu Le jeu de l’amour et du hasard à la Nouvelle compagnie théâtrale; Geneviève Bujold y faisait ses débuts —, etc.
Quelque temps plus tard, après avoir écrit une critique vitriolique de la pièce de Leclerc dans le journal du campus, mon supérieur me mit au défi de monter une pièce, si je m’en sentais capable. Je me précipitai à la bibliothèque centrale; celle du pavillon Champagnat, où j’habitais, ne contenait que des pieusetés ou des œuvres tronquées.
Le choix d’une pièce présentait un problème : il n’y avait pas de filles sur le campus. Pas question de travestir les acteurs. J’en avais déjà fait l’expérience en jouant Bélise des Femmes savantes. Moi qui étais déjà chétif du type asperge, ma prestation ajouta d’autres qualificatifs à la définition de ma personnalité. Le test de Le Senne m’avait révélé sentimental, nerveux, passionné, colérique. Le rôle de Bélise, où j’excellai par ailleurs — « Ah! tout beau, gardez-vous de m’ouvrir trop votre âme » —, ajouta à mon test de personnalité, et à mon grand déplaisir, des qualificatifs que la rectitude politique m’interdit d’écrire ici.
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Des années plus tard, après son assassinat à Paris, je repenserai à Claude Vivier, qui avait été juvéniste à Iberville, lui aussi. Quel cran il avait! Il chantait et composait dans les corridors. Musicien accompli —déjà —, il était l’objet de quolibets, de surnoms douteux, de coups aussi, cela encouragé — pas découragé en tout cas — par les frères, du directeur au maître de salle, qui n’en avaient que pour le sport — Mens sana in corpore sano. C’était là leur crédo après celui de la sainte Église catholique et apostolique. Deux exceptions : le professeur de chant et le frère Louis-Armand, grand organiste s’il en fut.
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Je découvris une pièce de Montherlant, La ville dont le prince est un enfant, qui se passait dans un collège. Moi qui n’avais rien connu d’autre depuis huit ans, le sujet m’attira. Et encore plus, quand j’en découvris l’intrigue. La pièce raconte en effet les déboires d’un adolescent de quatorze ans tiraillé entre l’« amitié » qu’il voue à un confrère un plus âgé et l’« amitié » qu’un abbé à ce même « plus âgé ». Une pièce sur les dangers des amitiés particulières; on nous en rebattait les oreilles dès notre arrivée au juvénat — Rarement un; jamais deux; toujours trois! écrit en fioritures sur un grand tableau de la salle de récréation. J’avais trouvé ma pièce! Et il n’y avait aucun rôle de femmes, donc pas d’obligation de se ridiculiser en se travestissant.
Je devais cependant obtenir la permission de mon supérieur. Je me présentai donc à son bureau et lui parlai d’une pièce de Montherlant…
— Ah! Montherlant! La Reine morte. Le cardinal d’Espagne. Les grandes œuvres. Oui, vous avez ma permission.
À mon grand étonnement, je n’eus pas à lui parler de la pièce que j’entendais monter, même pas de son titre. J’avais reçu le placet de mon supérieur. J’établis alors rapidement la distribution : trois frères des Écoles chrétiennes qui pouvaient facilement passer encore pour quatorze (Serge), seize (André) et dix-sept ans (Henriet); un frère du Sacré-Cœur (l’abbé Pradeau, le supérieur du collège); un frère de Saint-Gabriel (M. Habert, un surveillant) et… moi, en intransigeant abbé de Pradts, préfet de division). Je n’avais pas choisi de confrère mariste, car je craignais que le sujet de la pièce ne s’ébruite — il n’y a pas pires compères que des moines vivant sous le même toit.
Je tapai le texte de la pièce et le multipliai sur la vieille Gestetner, dont nous disposions. Je le distribuai ensuite à mes acteurs. Et je convoquai une première lecture. J’en oubliai mes cours, surtout ceux de physique et de chimie, où j’avais failli faire sauter le labo, quelques semaines auparavant.
J’étais en feu! La mélancolie et la délectation morose que l’on m’avait diagnostiquées — et reprochées — des années, plus tôt, semblaient s’être évanouies comme par enchantement. Je préparai ma mise en scène — il n’était pas question qu’un autre me dirige. Le théâtre me transformait.
La première lecture fut suivie d’un long, d’un très long silence. Un malaise s’était installé au fur et à mesure que les acteurs découvraient le véritable sujet de la pièce. Ils n’avaient pas cru bon de la lire avant cette première lecture officielle. D’où leur surprise, et le ton pour le moins faux de deux d’entre eux dans une scène… disons sentimentale. Les amitiés particulières n’existaient peut-être pas chez les frères des Écoles chrétiennes…
Convocation de tous les acteurs, deux jours plus tard, pour une seconde lecture. J’arrivai à l’avance à l’auditorium — devenu depuis la salle Désilets du cégep Marie-Victorin. J’avais travaillé le texte, creusé les intentions, débusqué le non-dit, etc.
Personne ne se présenta à la lecture. Je pensai à une erreur de ma part… Trente minutes plus tard, une porte s’ouvrit. Mon supérieur, laid de nature, me parut l’être encore plus, si la chose était possible. Laid et en beau maudit.
— Frère Pierre, vous me décevez beaucoup. Dans votre chambre immédiatement. Jeûne, ce soir. Pas de récréation. Je vous attends dans mon bureau avant le début des classes, demain.
Il était déjà parti.
Durant que je me dirigeais vers le pavillon Champagnat afin d’y regagner ma chambre et de m’y enfermer, je me sentais dans un état second. Je croisai des confrères. Leurs sourires me firent penser que la nouvelle s’était déjà répandue. Moi à qui l’on reprochait déjà mon goût pour la lecture, la musique, la culture, c’était ma chute. Par charité chrétienne, on ne me crierait pas de noms, mais on retiendrait un petit sourire entendu…
En entrant dans ma chambre, la mélancolie et la délectation morose s’insinuèrent en moi et y reprirent leurs aises. Je les accueillis avec un certain bonheur, celui que l’on ressent à retrouver des choses connues et, pour ainsi dire, confortables. La tristesse m’allait bien. Elle m’habitait depuis toujours. Pourquoi avais-je voulu la fuir? Elle me rattrapait. Et me pardonnait mes égarements.
Cette nuit-là ne fit pas exception aux autres. Je ne m’endormis qu’aux petites heures. Une ou deux, pas plus, avant la cloche du réveil à 5 heures 45. Je crois bien que, le jour même, l’idée de quitter la communauté commença sérieusement à me tarauder.