Un autre départ

31 mai 1966

Parler, encore et encore, à l’adolescent que tu as été, celui qui t’obsède dans tes vieux jours. Tu croyais l’avoir enfermé dans un recoin de ton esprit pour toujours.

Ça doit être cela le retour d’âge.

***

Ce jour-là, tu notas dans ton journal : Ma dernière journée complète ici. Merci, Seigneur, pour les grâces que tu m’as données.

Rien de plus sur cette dernière journée et dernière nuit « ici », c’est-à-dire en communauté, sauf que le 1er juin au matin, tu avais un examen de biologie.

La veille, tu avais réussi haut la main l’examen de français du tout récent ministère de l’Éducation. Tu terminais ta deuxième année d’école normale chez les frères maristes au Scolasticat central de Montréal, le cégep Marie-Victorin actuel. Six communautés religieuses y avaient emménagé, l’automne précédent.

Tu croyais trouver la liberté en quittant la vie religieuse. Tu pensais avoir soupesé les pour et les contre. En mars, tu avais décidé, péniblement, de « partir », euphémisme pour « défroquer ». Un grand besoin de liberté (de penser, de croire), une foi plus que chancelante et trouée de doutes, des difficultés avec le vœu d’obéissance, des problèmes de santé physique — et mentale, une honte que tu as dû garder cachée à tes confrères — et une passion amicale à température variable, selon les humeurs de l’« ami » en question.

Tu croyais marcher vers la libération, qu’une vie merveilleuse t’attendait. Tu croyais… Encore la foi!

***

Tu avais quitté le « monde », comme on appelait en religion la société laïque, à onze ans. Tu y retournerais à presque dix-neuf, l’âme et le cœur en lambeaux. À l’évidence, ton terreau n’était absolument pas fait pour la vie religieuse : une sensibilité à fleur de peau, le découragement facile, une carence en espoir et en espérance, et un immense besoin d’aimer et d’être aimé — le mot « amour », réservé à Dieu, étant remplacé, en communauté, par celui d’« amitié ».

Tu as déjà raconté comment le maître des novices, qui avait pris connaissance des résultats de ton test de caractérologie, t’avait dit que ton « équipement » psychologique serait en lui-même un obstacle à ton engagement dans la vie religieuse : tu étais sentimental, nerveux, passionné, colérique, selon le test de Le Senne. L’année suivante, celle de ton noviciat, tu avais travaillé à devenir l’exact contraire. Car, pour toi, cet engagement était sérieux, très sérieux même, bien que teinté de crainte. N’avais-tu pas compris, dès ton entrée au juvénat, que Dieu t’appelait, et que l’enfer te guettait si tu ne répondais pas à son appel?

***

Cette dernière année fut la plus éprouvante de toutes. Avant de prendre la décision de partir, tu consultas ton supérieur, qui t’interdit, au nom de la sainte obéissance, de partager tes doutes et tes craintes avec qui que ce soit, sauf lui. Rien ne devait paraître. Sauver la face! Surtout, il te dit de prier sans cesse pour chasser cette idée qui ne pouvait venir que du Malin.

Tu t’en ouvris tout de même, par lettre, à ton ami le frère Raymond P., un ancien sous-directeur, qui t’avait grandement aidé, quelques années auparavant, à traverser le scandale causé par une « amitié particulière » que tu étais censé entretenir — tu l’appris en même temps que les 149 autres juvénistes quand le directeur t’en accusa publiquement pendant de longues minutes, les plus humiliantes de ta vie… bien que… — avec un camarade plus vieux que toi.

Depuis, le frère Raymond avait été nommé directeur de l’école Laporte, à Sherbrooke. En guise de réponse à ta lettre, il te téléphona, au grand dam du supérieur du scolasticat. Le frère Raymond te fut d’un grand secours. Il sut reconnaître ton état de dépression profonde. Il comprit comment allait ce grand adolescent efflanqué de dix-huit ans (6 pieds 3 pouces; 130 livres).

La Révolution tranquille était commencée, mais on n’en sentait aucun effet dans ta communauté. D’autres s’émancipaient. Mais pas les Maristes. Avec les frères des Écoles chrétiennes, vous étiez les seuls sur le campus à porter encore la soutane. La Règle était rigide et sotte dans sa rigueur, du moins à tes yeux. Et le frère Raymond n’était pas loin de partager ta vision, bien qu’en y apportant des bémols…

Il te fallut beaucoup de temps pour te sortir de cet embrigadement, qui t’avait été des plus néfastes. Le frère Raymond t’accompagna de son amitié plusieurs années après ton départ de communauté. (Tu as encore votre correspondance.) À sa mort, tu le remercias, en pensée, d’avoir été là pour toi dans les moments, sans doute, les plus sombres de ta vie.

Ton médecin « de la tête » t’aida aussi du mieux qu’il put. Sa fréquentation fit, elle aussi, l’objet d’une mise en garde de ton supérieur : n’en parler à personne. Inutile de dire que ton court séjour à l’institut Albert-Prévost fut transformé en visite de famille… À ton retour, tes amis te demandèrent qui était malade? Ton supérieur t’obligea à leur mentir. À ses yeux, l’obéissance à la Règle, la prière et la grâce de Dieu auraient dû suffire à la tranquillité de ton âme et de ton esprit. Le psychiatre émit certains doutes au sujet des médicaments préconisés par ton supérieur… Il reconnut l’état d’épuisement physique et psychologique dans lequel tu étais. Tu le revois sursauter quand tu lui parlas des problèmes de sommeil que tu avais depuis au moins cinq ans; que tu ne parvenais à dormir que deux ou trois heures par nuit, juste avant que la cloche sonne à 5 heures 15. Tu l’as dit, ce psychiatre te fut d’un « certain » secours. Si celui-ci ne fut pas plus manifeste — tu le réalisas plus tard —, c’est que tu ne voulus jamais mettre des mots sur une souffrance, plus grande encore que celles imposées par la vie religieuse : celle causée par cette passion d’amitié pour un confrère qui t’habitait depuis des mois, presque une année. Jamais, durant tes nombreux rendez-vous chez le psychiatre, tu ne parvins à laisser passer les mots qui auraient peut-être été libérateurs, emmuré que tu étais dans la foi et la morale étouffante que tu vivais jusqu’alors.

***

30 mai, dans ton journal : Longue conversation avec fr. X à ma chambre, hier soir. J’étais content, et ce n’est pas peu dire. J’ai éprouvé un grand bonheur à sentir sa présence… que j’ai cherchée toute l’année. Et si c’était encore possible?

Tu eus l’illusion de croire, l’avant-veille de ton départ, que cette amitié pourrait être encore possible. Trop beau, trop tard. Y avait-il une sincérité dans les mots qu’il prononça à ce moment? Tu ne le sauras jamais.

***

Le matin du 1er juin, tu te passas de déjeuner. Tu n’avais pas faim.

Tu fermas ta petite valise de carton sur tes maigres possessions, vœu de pauvreté oblige.

Tu te rendis à ton examen de biologie, le dernier.

Au retour, tu enlevas ta soutane et la plias sur ton lit, comme le supérieur t’avait ordonné de le faire. Jamais plus tu ne dirais cette prière en la mettant : « Revêtez-moi, Seigneur, de l’homme nouveau comme il a été créé selon Dieu dans une justice et une sainteté véritables. »

Tu restas dans ta chambre jusqu’à la fin de l’après-midi.

Vers 17 heures 30, ta valise à la main, tu te dirigeas, en faisant des détours pour ne rencontrer personne, jusqu’à l’entrée principale du pavillon Champagnat.

Tu sortis, t’assis dans les marches et attendis l’arrivée de ton frère, qui te ramènerait chez tes parents.

« Pourquoi faut-il que, dans la vie, il y ait des jours où c’est fin? Pourquoi faut-il que, dans ma vie, ce soit toi qui me l’aies appris? »

Tu aurais pu fredonner ces paroles de Léveillée. En nourrissant quelques fois tes espoirs, et en les décevant plus souvent encore, le frère X avait mis fin à ton rêve d’amitié. Et celui-ci avait eu raison de ton idéal religieux.

Quand l’auto prit la route du départ ou du retour, c’est selon, la radio jouait une chanson d’Aznavour — on ne le croira pas, mais c’est la pure vérité :

« Il faut savoir encore sourire/quand le meilleur s’est retiré

et qu’il ne reste que le pire/dans une vie bête à pleurer.

Il faut savoir coûte que coûte/garder toute sa dignité

et malgré ce qu’il nous en coûte/s’en aller sans se retourner,

face au destin/qui nous désarme/et devant le bonheur perdu

il faut savoir/cacher ses larmes

Mais, moi, mon cœur, je n’ai pas su.

***

Des années durant, tu garderas un sentiment d’échec, de ne pas avoir été à la hauteur… De quoi? De qui? Tu ne sais pas. De toi-même, peut-être?

On ne guérit jamais de sa jeunesse.

 

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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