Repensé à une formule de Sartre qui m’a marqué : l’homme, un être pour mourir dans une solitude en commun. Je savais déjà, surtout depuis mon passage — trop long — en communauté, que « l’enfer, c’est les autres », autre phrase-choc de Sartre, qu’il prête à Garcin dansHuis-clos.
Dans les années 1960, l’existentialisme était « à la mode », si je peux m’exprimer ainsi. Pourtant, dans nos cours de philosophie, nous « survolions » Sartre, synonyme d’enfer dans notre école normale catholique. Les professeurs lui préféraient Gabriel Marcel, l’existentialiste chrétien. Je n’ai d’ailleurs jamais compris, malgré une session complète de cours sur ce philosophe, comment on pouvait être existentialiste et chrétien, après Kierkegaard, Husserl, Heidegger et tant d’autres.
Insatisfait du peu que je découvrais de Sartre dans mes cours de philosophie, je décidai de lire impérativement toute son œuvre. Rien de moins. Je me rendis à la librairie Tranquille. J’essuyai de la part du propriétaire un refus net et inflexible quand je lui demandai, pour commencer mon initiation, La Nausée, les trois tomes des Chemins de la liberté, Les Mots, et, œuvre magistrale s’il en est : L’Être et le Néant. Le bonhomme Tranquille me parla de mon nombril qui n’était pas encore sec, de ma jeunesse qui aurait avantage à s’intéresser à quelque chose de constructif, de l’Expo qui allait s’ouvrir et qui m’ouvrirait sur le monde bien mieux que Jean-Paul Sartre, et de bien d’autres inepties paternalistes et condescendantes. (Je n’ai jamais remis les pieds dans sa librairie, et j’ai refusai tout net, quelque temps plus tard, de signer une pétition qui circulait pour empêcher son éviction.)
M’ouvrant de ma mésaventure à un confrère normalien, celui-ci me dit que j’avais fait, inutilement, un long détour; il me suffisait de me présenter à la coop étudiante et d’y commander les livres de Sartre. Il insista : « N’essaie pas à la librairie de l’école; la libraire — une sœur défroquée — va refuser tout net, et peut-être même qu’elle va te dénoncer à la direction. C’est à la coop étudiante que tu dois aller. » Cette dernière dépendait du conseil étudiant qui, majoritairement, tendait vers un marxisme pur et dur. La direction de l’École normale avait tout essayé pour la fermer, mais le conseil étudiant avait menacé de déclencher une grève, ce qui avait découragé le principal, Gérard Beaudry, par ailleurs auteur de nombreux livres d’arithmétique et de mathématiques. (Je me souviens que le directeur adjoint était Claude Létourneau, chanteur d’opéra de son vrai métier, et frère de Yves et de Jacques, le Pirate Maboule lui-même.)
Une dizaine de jours plus tard, après avoir emprunté de l’argent à mon frère pour les payer, je récupérai mes livres tout neufs, tout beaux. Le bonheur de me plonger dans l’univers de cet auteur et philosophe dont on disait tant de mal! Jouissance aussi grande qu’en Belles-Lettres, quand j’avais trouvé l’œuvre complète de Baudelaire que, nous, postulants, ne pouvions lire qu’en version expurgée :
La très chère était nue, et, connaissant mon cœur
Elle n’avait gardé que ses bijoux sonores,
Dont le riche attirail lui donnait l’air vainqueur
Qu’ont dans leurs jours heureux les esclaves des Mores.
(« Les bijoux », tiré de Les Fleurs du Mal)
Je l’avoue, j’eus quelques difficultés de compréhension de l’œuvre de Sartre, que je ne lus évidemment pas au complet. Pourtant, en lisant ses romans, je me découvris une proximité — c’est prétentieux, je sais — avec sa pensée, surtout sur la solitude de l’homme, solitude non philosophique que je vivais «existentiellement», dans mon cas. Quant à L’Être et le Néant, je le promenai longtemps sous mon bras sans l’ouvrir. Quand je me rendis compte que ma posture, qui se voulait existentialiste, ne semblait impressionner personne, je rangeai l’essai dans ma bibliothèque de planches et de briques. Je ne l’ouvris que des années plus tard pour, cette fois, le lire au complet, et y retrouver en termes savants ce qu’il me semblait vivre depuis toujours. Le mot «absurdité» me révéla en quelque sorte à moi-même.
Je relis un texte de jeunesse, commencé à l’été 1967 et terminé à l’hiver 1968, qui traduit bien l’état d’esprit du jeune homme de dix-neuf que j’étais. J’en tire quelques extraits, y gardant les maladresses d’écriture d’un apprenti auteur.
« Ma jeunesse est finie! […] En m’éveillant, face au ciel gris qui pleurait doucement, j’ai réalisé brutalement, nu face à moi-même, que tout recommençait à zéro. Le bloc-enfance; la douleur-adolescence : tout est fini. Je suis fait. Rien à ajouter. […] C’est comme si la vie s’arrêtait tout à coup. Brusquement. Fini l’étonnement, la crainte, la joie. Désormais, les jours me semblent vécus d’avance. Demain, ce sera aujourd’hui en plus sombre. Je sais maintenant. Tout. »