Nuit du 19 au 20 août 2004

« Le soir surtout, lorsque les branches à la fin délivrées du vent cessent leur balancement, je songe à ma mère. Je sais qu’elle aurait aimé cet endroit. Presque chaque jour qui s’écoule m’astreint au difficile métier de vivre sans elle. »

(Jean-François Beauchemin, La fabrication de l’aube, p. 86.)

Comment écrire sur sa mère après avoir placé ces quelques lignes en exergue? Parmi les nombreux livres que j’ai lus sur le décès d’une mère, Jean-François Beauchemin a sûrement écrit le plus sensible, le plus filialement sensible. Et pourtant, mon palmarès des livres filiaux aligne des noms prestigieux. Dans le rayon « Piété filiale » de ma bibliothèque, il y a Simone de Beauvoir, Jean Cocteau, Albert Cohen, le fils de Susan Sontag, Roland Barthes, Geneviève Brisac, Jacques Chessex et beaucoup d’autres. Pourtant, quand j’ai lu l’ouvrage de Beauchemin, j’y ai trouvé un souffle qui m’a tout de suite porté. Je me suis dit que c’était comme ça que j’aurais aimé parler de ma mère.

Mais comme il l’a déjà fait — et mieux que moi —, je devrai me contenter de mon souffle à moi, plus factuel, moins poétique.

*****

Ma mère dormait peut-être; en tout cas, elle ne semblait plus consciente depuis plusieurs heures. Je la veillais, ganté de latex, jaquette d’hôpital bien attachée et masqué, à cause d’un diagnostic de bactérie C difficile, qu’elle avait reçu deux semaines auparavant à l’hôpital Fleury. On nous avait pourtant dit, à sa sortie, qu’elle était guérie, mais, semblait-il, cette bonne nouvelle ne s’était pas rendue jusqu’à son dossier médical. Elle gisait donc, parquée dans un coin de l’urgence, entre deux rideaux. Une pancarte avertissait de son état, comme la croix noire que l’on peignait aux devantures des maisons des pestiférés ou des victimes de la grippe espagnole.

Je m’étais rendu à son chevet après que l’hôpital Marie-Clarac m’eut averti qu’on l’avait, encore une fois, transférée à l’hôpital Fleury. À mon arrivée, je lui dis que mon frère devait nous rejoindre.

« Guette-le, me dit-elle sur un souffle. Je ne veux pas qu’il vienne jusqu’ici. Tu sais, les hôpitaux et lui… »

Elle ne voulait pas faire peur à son fils aîné avec qui elle avait eu quelques fois des mots, mais qu’elle avait toujours aimé profondément.

Elle se plaignait d’une douleur dans la région du cœur. J’ai pensé à une crise d’angine. Une heure plus tard, le médecin m’a dit qu’en fait, elle faisait une embolie pulmonaire. On lui a donné de la morphine pour calmer ses souffrances, en attendant de savoir si sa constitution affaiblie par le poids des ans et de la maladie pouvait tolérer, sinon accepter, un médicament susceptible de faire fondre le caillot qui obstruait son poumon gauche.

À partir de ce moment, ma mère a sombré dans un état d’inconscience entrecoupé de deux sursauts de vie qui n’ont pas été sans me surprendre. Le premier s’est produit lors de la visite d’un bon vieux prêtre qui lui a parlé doucement, et, comme on disait dans le temps, lui a ensuite « administré les derniers sacrements ». Elle lui a souri, lui a fait un petit signe de la tête, puis elle a fermé les yeux, bercée par les prières du bon prêtre.

Le second sursaut s’est produit vers minuit. Je tenais sa main quand, soudain, elle s’est redressée, ses beaux yeux bleus grand ouverts. Elle a regardé autour d’elle, puis, très doucement, elle s’est recouchée et a fermé les yeux pour ne plus les rouvrir.

Quelque temps plus tard, repensant à cette scène, je me suis demandé si ma mère, dans ce deuxième sursaut… Non, je ne me suis pas demandé, j’ai eu l’intime conviction que maman avait réellement vu… Qui? Quoi? Je ne le sais pas — et je ne le saurai jamais. Mais, à cet instant précis, son regard n’était ni absent, ni perdu, ni vide. Au contraire il était intense et vivant.

Sa respiration se faisait de plus en plus difficile. Je la lisais sur ses lèvres desséchées et sur sa poitrine amaigrie. Le moniteur cardiaque battait un rythme qui, je le pressentais, s’arrêterait à plus ou moins brève échéance. Car il s’agissait bien d’une échéance. On nous avait prévenus, mon frère et moi, qu’il n’y avait plus rien à faire. Le médicament, qui aurait pu la sauver si elle avait été plus jeune et moins affaiblie, provoquerait au contraire une mort atroce si on le lui donnait. Nous avons dû nous résoudre à l’inévitable, et respectueux de ses volontés, nous avons demandé au médecin de ne rien tenter d’autre que de soulager ses souffrances.

Encore sous le choc, je suis sorti dans le corridor pour raconter à Raymond, mon frère, le second sursaut de vie que notre mère venait de connaître. Mon frère y était retourné aussitôt la décision prise de laisser la vie quitter notre mère comme elle l’avait souhaité. Il n’était resté que quelques minutes entre les rideaux sales et jaunis, qui tenaient lieu d’intimité à notre mère. Il en était vite ressorti après lui avoir serré brièvement la main.

Depuis plusieurs heures, il supportait le défilé des ambulances et leur cortège d’accidentés et d’amochés. Il avait assisté, comme pétrifié, à une crise de démence d’un patient que les ambulanciers et les infirmières avaient pris plusieurs minutes à calmer. J’en avais entendu les échos à l’intérieur et j’avais assisté, pétrifié moi aussi, à l’encellulement du dément dans un réduit matelassé aussi grand qu’un placard à balais.

À l’évidence, Raymond devait partir. Sa tension artérielle devait battre des records. J’ai tenté de l’en convaincre. Il a hésité quelques secondes. Je suis sûr qu’il a pensé qu’il ne serait pas un bon fils s’il partait, et ce, non pas aux yeux de notre mère, mais à ses yeux à lui. Puis il s’est levé. Il m’a demandé de dire à maman qu’il l’aimait, qu’il pensait à elle. Il est parti sans se retourner, le pas plus lourd que d’habitude.

Quand je suis revenu près de maman, je me suis approché de sa bonne oreille, et je lui ai transmis le message de Raymond. En me rassoyant, j’ai détourné la tête pour ne pas, au cas où, qu’elle voit mes larmes couler. J’ai toujours été « braillard », comme disait mon père.

La brève scène qui a suivi, je ne l’ai malheureusement pas rêvée. Deux infirmières sont passées. L’une a dit à l’autre, me voyant :

« Qu’est-ce qu’y à brailler donc lui? »

— Sa mère est en train de mourir.

— Es-tu vieille?

— Elle a l’air ben vieille.

— Pourquoi qu’il braille d’abord? »

Je me suis levé d’un coup, sans songer qu’un mouvement aussi rapide aurait pu me bloquer le dos pour des jours. J’avais dans l’idée de rejoindre les deux infirmières, de les toucher de mes gants, qui avaient tenu la main de ma mère, jusqu’à ce que la méchante bactérie C difficile les envahissent et les colonisent. Et qu’elles aient mal au ventre à s’en tordre de douleur! Qu’elles souffrent! Qu’elles vomissent leur indifférence!

Mais je n’ai pas bougé. Et pour ne pas que ma colère perturbe l’agonie de ma mère, je me suis approché encore une fois de sa bonne oreille, et là — d’où cette idée m’est-elle venue? —, j’ai chanté, fredonné plutôt : « Filez, filez, ô mon navire, car le bonheur m’attend là-bas. »

Elle adorait cet air appris dans son enfance, au bord du fleuve, à L’Anse-à-Gilles. Chose incroyable, les paroles de la chanson me revenaient comme par magie. On aurait dit que ma mère me les soufflait — je les ai sous les yeux, écrites de sa « belle main d’écriture », dans l’un de ses nombreux cahiers de chansons qu’elle m’a légués.

*****

La nuit avançait lentement. J’ai pris à nouveau maman par la main dans l’espoir de la guider — à défaut de l’accompagner — sur sa route vers la mort. Sans que je m’en rende compte, ma respiration s’est réglée sur la sienne. Et les heures ont continué de passer.

À un moment, mû par une sorte de pressentiment, j’ai regardé ma mère fixement. J’ai vu sa poitrine se soulever péniblement, son souffle s’exhaler… Puis, plus rien. Je venais de cueillir son dernier souffle. J’ai tenté de prolonger le plus possible cet instant qui ne reviendrait jamais.

Puis une sorte de tourbillon m’a emporté. Une infirmière est arrivée, m’ordonnant de sortir. J’aurais bien voulu rester encore un moment pour accompagner l’âme de ma mère, qui devait se trouver bien perdue dans cette salle d’urgence, mais l’infirmière m’a clairement fait comprendre que je n’avais plus d’affaire là, que je pourrais revenir quand elle en aurait terminé avec le corps de ma mère. Pour elle, ma mère n’était déjà plus une personne. C’était un corps sans vie. Avant de sortir, j’ai regardé l’horloge : 4 h 15.

*****

« Allô, Raymond?

— Oui.

— Maman vient de mourir. Viendrais-tu me rejoindre?

— J’arrive. »

La conversation n’a duré que quelques secondes, même pas une minute. Il faisait encore nuit.

Raymond est arrivé avec son ami Robert. S’il avait été seul, je crois que le courage lui aurait manqué. Nous sommes montés tous les deux auprès de notre mère et nous lui avons fait nos adieux. Raymond n’a même pas hésité avant d’entrer dans l’urgence.

Puis ce fut la signature des papiers. De nombreux papiers, me souvient-il.

Avant de quitter l’hôpital, l’agent de sécurité nous a demandé quel âge avait notre mère. Raymond lui a répondu qu’elle avait 97 ans. Il nous a dit que c’était un bel âge pour mourir.

Puis, nous sommes sortis. Le jour se levait.

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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