À propos de Prévert

En 1992, dans les très sérieuses Lettres françaises, Michel Houellebecq publiait un article intitulé « Jacques Prévert est un con ». À la lecture de cet article, force était de nous demander lequel, de lui ou de Prévert, était le plus con. Grand admirateur de Prévert, et ce, depuis très longtemps, j’avais bondi sur mon siège des Gâteries à la lecture de cet article. Je crois bien que je n’ai plus jamais acheté les Lettres françaises après cela.

Les Gâteries était un café situé rue Saint-Denis, au nord de la rue Sherbrooke. On y croisait Robert Lalonde, Nelly Arcand et un poète dont j’oublie le nom, concentrés sur leurs écritures. Pour ma part, j’y révisais des textes et y réécrivais parfois des chapitres entiers d’auteurs reconnus. C’est ce que j’appelais alors ma « négritude ». Oui, je sais, le mot fait tache dans la bien-pensance et la rectitude politique actuelles. Maintenant que nous sommes devenus des Canadians plutôt que des Québécois, changeons ce mot obscène pour ghost writer. J’ai petit-déjeuné aux Gâteries pendant des années, jusqu’à ce qu’il soit vendu à des Ontariens incultes. Ce qui faisait l’« atmosphère » (si chère à Arletty) des Gâteries à disparu quelque temps après leur arrivée. Et avec elle, les clients.

Mais revenons à l’enchantement Prévert. Agnès Desarthe lui consacre un article dans le numéro de mai 2018 (sic) du Magazine littéraire. Elle a découvert la littérature grâce à ce magicien des mots — c’est un cliché, je sais — parce qu’« il semblait n’avoir subi aucune distorsion. Ce n’était pas un exilé de l’enfance, un accidenté de la route qui mène à l’âge adulte ». Que dire de plus?

Prévert m’a accompagné, livre après livre, sur mon propre chemin vers l’âge adulte, chemin plutôt accidenté, bordé de dangereux ravins. Il m’a souvent évité des chutes… Il faut dire que, pour ma part, j’avais découvert la littérature avec Julien Green. Pas jojo, c’est vrai! Mais quelle écriture! Et, surtout, Green décrivait des passions qui ne m’étaient pas étrangères et ce même sentiment religieux étouffant et rigoriste, qui avaient marqué mon enfance, mon adolescence et le début de ma vie d’adulte en communauté.

Après, ce fut Sartre. Ses Chemins de la liberté m’ont guidé dans l’apprentissage de la mienne. Simone de Beauvoir, que j’ai aussi beaucoup fréquentée à une certaine époque, disait que les femmes ne naissent pas femmes, mais qu’elles le deviennent. Grâce à Sartre, je suis devenu de plus en plus libre. Le devient-on totalement? On pourrait en discuter longuement.

Prévert et sa grâce, car c’en était une, m’ont permis d’éviter les précipices sur mon chemin vers l’âge adulte. C’est Gina Bausson, ma professeure de théâtre, qui me l’a fait approfondir. C’était l’époque où fleurissaient de petits cafés qui présentaient des spectacles de poésie. Mon ami L. et moi en avions déjà présenté un dans une boîte du Vieux-Montréal, appelée A matter of opinion. J’en ai égaré le programme, mais je me souviens que nous terminions en récitant un poème en anglais, yes sir, pour remercier les propriétaires de nous avoir permis de faire nos premières armes d’interprètes chez eux. Quand le goût nous reprit de préparer un nouveau spectacle, nous décidâmes de faire appel à Gina pour nous guider. L. et moi avions déjà choisi des poèmes d’une noirceur étouffante ou d’une insondable tristesse, un choix très « existentiel ». Respectueuse de nos choix, Gina nous proposa tout de même d’alléger un peu notre future prestation. Et c’est là que Prévert revint dans ma vie.

« Pierre, après le Cocteau, pourquoi ne feriez-vous pas Pour faire le portrait d’un oiseau, de Prévert? », me demanda-t-elle. Le choix me surprit, mais je me promis de travailler le poème, ne serait-ce que pour voir… J’aimais Prévert, mais je n’étais pas certain qu’il cadrât dans le spectacle que nous avions envisagé de faire, L. et moi. Mais Gina avait toute ma confiance. Alors, j’ouvris Prévert et travaillai le poème qu’elle m’avait suggéré. Ce fut un enchantement. Sa légèreté me fit le plus grand bien. Cette façon de dépeindre — c’est le cas de le dire — une atmosphère (encore Arletty)! Quelques phrases, et une pirouette.

Quand je m’exécutai devant Gina, au cours suivant, elle me félicita… et en profita, ratoureuse, pour me glisser subtilement que je pourrais faire un autre poème de Prévert. Quand elle m’en dit le titre, je me réjouis de sa proposition qui, je le sentis, ouvrait un peu plus grand la porte vers la liberté si chère à mon cœur et si fièrement revendiquée. Je travaillai et retravaillai les mots du poème. Mon frère, avec qui j’habitais, en fit des boutons à force de m’entendre les répéter.

Le soir de notre spectacle arriva. C’était à L’Âtre, un café minuscule, rue Saint-Denis près de l’avenue du Mont-Royal. Poèmes noirs. Je n’aime pas dormir de Cocteau, que je considérais comme vaguement érotique — autre pas vers la liberté. Pour faire le portrait d’un oiseau. Poèmes romantiques. Le bonheur est dans le pré de Paul Fort — autre «légèreté» suggérée par Gina. Enfin, ma nouvelle pièce de résistance, signée Prévert. Respiration, concentration, attaque :

Notre Père, qui êtes aux cieux,

Restez-y.

Et nous nous resterons sur la terre

Qui est quelques fois si jolie.

Comme on disait à l’époque, cette dernière prestation, tout comme l’ensemble du spectacle, connut « un franc succès ». Pour moi, ce poème restera l’expression d’une foulée de plus sur ma route vers la liberté de penser, de dire, d’exprimer, de râler, de crier, s’il le faut. Révolte adolescente d’une autre époque, peut-être, mais révolte tout de même.

***

Dans notre temps où l’intégrisme religieux tente de nous bâillonner, où la rectitude politique et une gauche molle de peine-à-jouir — l’expression n’est pas de moi, mais je la trouve savoureuse — font office de nouvelle religion, ce Pater Noster de Prévert me revient souvent à l’esprit. Il me semble que le dieu vengeur et mesquin — peu importe le nom qu’on lui donne et qu’il soit entouré d’anges, d’élus ou de jeunes vierges — aurait tout intérêt à rester dans son ciel, et ses représentants autoproclamés, à nous foutre la paix!

11 août 2017

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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