Le 14 mars 1907, ma mère, Marie-Rose Poitras venait au monde à L’Anse-à-Gilles. Elle était la septième enfant de Joseph Poitras et de Joséphine Gamache. Après ses années d’études chez les Soeurs de la Charité au couvent de Cap Saint-Ignace, elle obtint son brevet d’enseignement, à dix-sept ans. On lui décerna même une mention honorable attribuée par la supérieure mère Saint-Christine. Comme sa sœur Alice, elle pratiqua son métier dans les écoles de rang des environs jusqu’à ce qu’une attaque subite de ce que l’on appelait alors la « tuberculose des os » l’oblige à prendre une année de repos, qui ne ressemblait en rien à nos « années sabbatiques » de maintenant. Remèdes à son mal : des bains dans le fleuve quand le temps le permettait, d’autres bains, de soleil ceux-ci, des badigeons d’iode sur ses genoux attaqués et enflés, et du repos. Grand-maman, qui était la bonté et la douceur même, la dorlotait. Un jour vint pourtant, où, se sentant mieux, Marie-Rose proposa à nouveau ses services comme enseignante. Mais il n’y avait rien pour elle… Tous les postes étaient occupés.
Marie-Rose décida alors de monter à Montréal. Elle ne voulait pas rester à la charge de sa famille plus longtemps. Elle trouva refuge chez sa sœur Alice, à la Pointe-Saint-Charles. Engagée comme bonne chez des Juifs d’Outremont, les Schwartz, elle succéda à sa sœur Germaine, qui avait trouvé un autre emploi, chez les Lévy. Elle se risqua même à suivre un cours d’infirmière… Échec total. Elle s’évanouit, le premier matin, en voyant un pansement qui saignait. À l’époque, les infirmières apprenaient leur métier sur le tas, à l’hôpital, dès la première journée. Marie-Rose se résolut à retourner chez ses parents dans l’espoir de trouver une école où enseigner.
Chez les Poitras, on lisait L’Action catholique, un journal où un cousin issu de germain, comme on disait alors, Joseph-Édouard Laurent, était journaliste. La petite histoire veut qu’il tenta sa chance pour sortir avec Marie-Rose, une « sortie » que son père ne vit pas, paraît-il, d’un bon œil. Le cousin journaliste maria finalement une autre cousine issue de germain, la merveilleuse Jeanne Morency — que mon frère et moi adorions, mais ça, c’est une autre histoire.
Donc, le hasard fit que Marie-Rose découvrit dans L’Action catholique une petite annonce : on y demandait une enseignante à Montfort. N’écoutant que son désir de se remettre à enseigner, elle répondit de sa belle main d’écriture à l’offre d’emploi. Quelques semaines plus tard, le secrétaire de la commission scolaire de Montfort lui annonçait qu’il l’attendrait au train, un soir de la fin août. Son père déplia alors la carte du Québec, et Marie-Rose découvrit alors que son départ était finalement une sorte d’exil. Montfort lui semblait au bout du monde, au nord de Montréal, au nord de Saint-Sauveur, au nord de tout… Pas autant cependant que l’Abitibi où sa sœur Simone élevait sa famille, son mari travaillant dans une mine.
Courageuse, Marie-Rose prit le train avec sa grosse malle de jeune fille rangée. Changement à Québec. Changement à Montréal. Arrivée à Montfort… Une catastrophe à ses yeux. Habituée à voir le fleuve des fenêtres de la maison de mon grand-père, elle arrivait « en plein bois ». Le secrétaire de la commission scolaire l’attendait en voiture à cheval. Il la conduisit à son école, un bâtiment des plus rustiques en comparaison des écoles où elle avait enseigné par chez elle. Un soir de mélancolie de 2004, quelques mois avant son décès, elle nous raconta, à mon frère et à moi, que son premier soir à Montfort, elle s’était couchée toute habillée, décidée à prendre le premier train du retour dès le lendemain matin. Mais le destin en décida autrement. Ce fut le « criard » du train qui la réveilla… Trop tard pour courir à la cabane en rondins qui servait de gare… Elle se retrouva prise au piège de ce Nord auquel elle ne s’habitua jamais. C’était dans les environs de 1927.
Marie-Rose fit donc l’école aux quelques élèves qui venaient des rangs environnants. Le village même de Montfort était tout petit; il devait son nom aux Montfortains qui y avaient ouvert un orphelinat en 1883. Ma mère se fit quelques amies au village, pour la plupart irlandaises — elle parla anglais jusqu’à la fin de sa vie avec l’accent de ces dames qui recevaient la maîtresse d’école pour le thé —, à l’exeption de madame Savaria. Nous avons visité cette vieille dame plusieurs fois par année jusqu’à sa mort, dans les années 50, soit dans sa maison de Montfort, soit dans celle de Montréal, rue Rivard, à l’emplacement de l’actuelle station de métro Mont-Royal.
L’année suivante, Marie-Rose se fiança à Ernest O’Connor, un grand Irlandais dégingandé, qui buvait sec et fumait comme l’engin du train qui avait emporté tous les rêves de ma mère. Madame O’Connor, ne voyant pas d’un bon œil la relation de son fils avec une Canadienne française, manigança tant et si bien que ma mère rompit ses fiançailles quelques mois plus tard. Ironie du sort, Ernest épousa Simone Lamarre, qui était apparentée à ma mère. Celle-ci ne se laissa pas manger la laine sur le dos par la vieille harpie irlandaise. Comme beaucoup de femmes de cette époque, elle fit une femme d’elle et prit les choses en main. Ernest se fit obéissant. Ma mère s’en réjouit et la félicita d’avoir mâté celle qui avait eu sa peau.
Un jour que Marie-Rose marchait « sur la track » en direction de l’orphelinat, elle croisa un jeune homme, qui y montait depuis Morin-Heights. Il s’appelait Marc, mais il ne le savait pas parce que tout le monde l’avait toujours appelé « Maxime ». Il se présenta : « Maxime Guénette. » Elle se présenta : « Marie-Rose Poitras. » Il lui demanda s’il pouvait partager la track avec elle jusqu’à l’orphelinat…
Quelque temps plus tard, Maxime demandait à Marie-Rose s’il pouvait venir la visiter à son école de Montfort. Qu’on se rassure : un chaperon l’accompagnait. Et puis, Marie-Rose fut présentée à la famille Guénette. Et, un poste d’enseignante se libérant, elle descendit de Montfort à Morin-Heights, ce qui mit Manda, la tante de mon père, en beau joual vert. Comme elle avait l’œil sur quelqu’une d’autre pour enseigner dans la petite école, elle fit à Marie-Rose toutes les misères du monde. Elle n’était pas du Nord. C’était une étrangère. On ne connaissait pas sa famille. Tout y passa. Ma mère souffrit énormément des racontars de Manda, la mégère. Mais elle lui tint tête. Il n’était pas question que la marâtre ait sa peau. Et elle ne l’eut pas! En partie, il faut le dire, grâce à sa future belle-mère, Léondina Laurion.
Ma mère enseigna donc à l’école no 2 de Morin-Heights — elle eut sa future belle-sœur Anne-Marie et son futur beau-frère Fernand pour élèves —, se défendant des assauts répétés de Manda lors des réunions de la commission scolaire. À l’automne 1932, Maxime fit sa grande demande. Le couple se maria le 1er juillet de l’année suivante. Il n’y a pas de photo de l’événement, car il pleuvait à boire debout, paraît-il. Manda, qui vint pourtant aux noces, convainquit la commission scolaire de ne pas renouveler le contrat d’enseignante de Marie-Rose. Une affaire pour que de pauvres enfants la voient avec un gros ventre!
Marie-Rose se rangea du côté de l’ordre établi. Ce fut sans doute difficile pour elle, car, née Poitras, elle avait du caractère. Elle devint femme au foyer. Les mois passèrent. Les commères du village, Manda en tête, guettaient le moindre signe qui indiquerait que la maîtresse d’école serait enceinte. Bientôt, ce fut un an, puis deux… Marie-Rose n’attendait toujours pas d’enfant. Cette fois, les propos des commère changèrent : Manda répandit la rumeur que l’ancienne maîtresse d’école empêchait la famille… Horreur! Morin-Heights et Saint-Sauveur la pointaient du doigt. Si c’était pas effrayant! Le curé de Saint-Sauveur lui refusa l’absolution. Elle dut reprendre la track, et monter chez les Montfortains qui étaient, paraît-il, plus conciliants et surtout plus compréhensifs. Heureusement que sa belle-sœur Yvonne était là pour la réconforter. La famille de Maxime ne se prononçait pas, quoique… Mais ça aussi, c’est une autre histoire.
Le jour béni où elle apprit qu’elle était enceinte — elle avait dû être opérée pour que cela se produise — Marie-Rose se garda bien de pavoiser. Maxime, qui était redevenu Marc après son mariage, et elle confièrent leur secret à mon grand-père et à ma grand-mère. Ce qui permit, un jour, à cette dernière de clouer le bec à sa belle-sœur Manda.
Après… Il y eut mon frère qui naquit en 1939. Une fausse-couche. Déménagement en 1942 à Mont-Rolland, où mon père bâtit son moulin à scie et sa maison au bord du ruisseau Saint-Louis, dans le pied de la côte à Baptiste. Et moi qui m’annonçai au début de 1947. Ordre du médecin : vous vous couchez et vous ne bougez pas. Tout au plus, vous faites de la chaise longue. Pas simple avec un enfant de huit ans… C’est à ce moment que la Providence lui accorda l’aide de tante Simone et de sa plus vieille, ma cousine Fleurette, qui se dévouèrent comme ce n’était pas permis. Lucien Rochon, le mari de Simone, avait aidé mon père à « se construire ». Heureusement, car à part son frère René, personne de sa famille ne s’était montré pour l’aider. Mais ça aussi, c’est une autre histoire. Triste, très triste, celle-là. Je la raconterai un jour, car je dois bien cela à mon père qui a travaillé si fort pour que nous puissions manger et faire des études, mon frère et moi.
Bon anniversaire, maman, en ce 14 mars. Malgré cette vie mouvementée, vous avez tenu jusqu’à 97 ans — et encore, si vous aviez reçu des soins adéquats dans les deux hôpitaux montréalais où vous vous êtes retrouvée, vous auriez peut-être atteint les cent ans que vous souhaitiez tant célébrer. En lieu et place, je vous ai accompagnée dans votre agonie. Je vous ai murmuré à l’oreille : Partons, la mer est belle, une chanson que vous aimiez tant. J’ai cueilli votre dernier souffle. Et j’espère tant, oui tant, que vous êtes quelque part et que vous recevez mes vœux à l’occasion de votre 110e anniversaire. Je vous aime. Salutations à papa, à Raymond et peut-être à ma chatte Alice, si votre paradis est le même que celui des chats.