J’emprunte ce titre à Arrabal, dénonciateur des exactions de la dictature de Franco, en Espagne. Il convient bien à ce conte triste — ou ce triste conte —, que m’a inspiré, l’an passé à pareille date, ce qu’il faut appeler « une malheureuse affaire ».
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Il était une fois un peuple qui aimait par-dessus tout offrir des funérailles nationales à un homme d’affaires, agent d’artiste, fabriquant de divas et joueur de poker; pleurer toutes les larmes de son corps en voyant la jeune veuve jouer plus ou moins bien son rôle; et se payer une immense poussée d’adrénaline en assistant, les crocs sortis, à différents lynchages publics. Ce peuple avait fait de la vindicte populaire sa règle éthique.
On dressa un gibet, place des Médias. On y pendit le fantôme d’un cinéaste, mort il y a trente ans — incapable, à l’évidence, de se défendre — sans autre forme de procès ou de jugement que celle de la vengeance, que réclamait à corps et à cris le peuple bien-pensant, assoiffé de pain, de jeux, de sexe, de sang, et d’humour. Car ce peuple — certains l’avaient déjà qualifié d’« abruti » — se régalait de choses « camiques », comme il aimait prononcer ce mot. Rien d’autre ne le faisait lâcher son téléviseur que les spectacles de camiques, ces produits fabriqués sur mesure pour lui plaire, et le hockey. Il payait des coûts faramineux pour passer une soirée en compagnie la plupart du temps d’hommes — les femmes occupaient une maigre place dans le monde du camique — tous plus vulgaires les uns que les autres. Il y avait bien sûr des exceptions, des filles et des gars intelligents, pour qui la dérision relevait du grand art. Ils se comptaient malheureusement sur les doigts d’une main.
La ministre de la Culture, désireuse de plaire au peuple qui avait élu le gouvernement dont elle faisait partie, assassina le cinéaste post mortem sans procès ni jugement. Elle interdit même l’accès à ses archives, et ordonna à un lieu culturel, qui, inconscient à l’époque, avait donné son nom à l’une de ses salles, de le retirer illico. Quand elle se mit au lit, ce soir-là, la ministre s’endormit paisiblement, repue de bonne conscience et de bien-pensance.
Un maire populiste ordonna, sans procès, sans jugement — dans tous les sens de ce mot en ce qui concernait cet élu —, de déboulonner tout ce qui portait le nom du cinéaste fantôme. Il fut suivi — suiveur, mouton : des surnoms que l’on donnait fréquemment à ce peuple de bien-pensants —, par deux autres maires, dont l’un était encore plus populiste que le premier — oui, la chose était possible. Quant au troisième, il se contenta de suivre ce que son voisin d’en face faisait. Le bon peuple ne posa pas de questions à ses élus. Pourquoi, en effet, ces derniers devraient-ils fournir des preuves justifiant leur décision?
Comment tout cela avait-il commencé? Une rumeur — la première, la plus maligne, déguisée en fielleuse interrogation — avait vu le jour dans les pages d’une biographie du cinéaste fantôme. Aucune accusation, mais des questions, des ouï-dire, des peut-être… Si ces questions étaient posées, répétèrent ad nauseam les chacals médiatiques, c’est qu’elles devaient avoir des réponses, et que celles-ci exprimeraient à coup sûr la vérité. Il devait bien y avoir, encore vivantes, des victimes, ou, à tout le moins, des gens qui avaient entendu dire que peut-être, même s’ils n’étaient pas sûrs… La rumeur suffit à dresser le gibet auquel se balançait celui que la justice populaire traitait maintenant de monstre.
Inspiré par un éditorial toxique du directeur d’un quotidien, qui avait été, jadis et naguère lui aussi, « libre de penser » — il s’agit bien sûr du quotidien —, on atomisa, entre autres, le square qui portait le nom du cinéaste fantôme. Plusieurs lecteurs manifestèrent leur consternation devant les propos de cet ancien président de la FPJQ, apôtre de la liberté d’opinion. Il refusa non seulement d’atténuer ses propos, mais traita ceux et celles qui payaient son salaire de « pleureuses exaltées ».
Un lecteur de nouvelles, qui se prenait pour un journaliste d’envergure internationale, prit un air compassé pour susurrer au peuple bien-pensant le scandale qui venait d’être découvert. Il multiplia les conditionnels — ça donne bonne conscience, le conditionnel — se souvenant peut-être, qui sait, de quelques normes de l’éthique journalistique. Aucune victime ne s’était encore manifestée. Il ne s’agissait que de suppositions. Un précieux ridicule, supposément fin analyste de la chose cinématographique, sema lui aussi le doute dans les esprits du bon peuple, qui n’en demandait pas plus.
Et la meute se déchaîna. Le soir même, la mémoire et le nom de celui que la vindicte publique appelait déjà le « monstre » furent traînés dans la boue. Il s’éleva bien quelques voix pour protester de ce que l’on avait jugé le cinéaste fantôme sans aucune preuve. Mais elles ne furent pas entendues. On n’écoute jamais les gens qui dérangent la bonne conscience. Encore des chialeux! Des gauchistes! Des « communisses », comme aurait dit Duplessis, à une autre époque, ou le cardinal Léger, tout de même désolé que ce mot ne contienne pas de r qu’il aurrraient pu rrrrouler majuestueusement dans sa ville qui l’avait accueilli comme un prrrince.
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Ainsi alla la vie dans cette province qui, il fallait l’espérer, le resterait longtemps. Elle avait une si grande mentalité « provinciale » qu’elle ne méritait sûrement pas de devenir un pays.