Henri Poitras, oui le Jambe de bois des Belles histoires des Pays d’en haut, était un cousin éloigné de ma mère. Il se faisait toujours une joie de nous inviter à son chalet du lac des Chats — nom prémonitoire pour moi, amoureux des chats — une fois ou deux par été.
Natif du Faubourg Québec, à Montréal, Henri a étudié au Conservatoire Lassalle avec son fondateur. Sergent à Valcartier durant la Première Guerre mondiale, il a ensuite embrassé, comme on disait alors, la carrière d’acteur. Il pratiquera son métier jusqu’à sa mort en 1971. Il jouera à Montréal, au théâtre Chanteclerc et à l’Arcade entre autres, ainsi qu’en tournée partout au Québec, et même en Nouvelle-Angleterre. Chanteur, il fera les belles soirées — encore une expression de l’époque — de la Société canadienne d’opérette et des Variétés lyriques de Montréal. Au cinéma, il tournera ici, en France et à New York. Professeur d’art dramatique, il contribuera à la formation de nombreux acteurs et actrices.
Henri se faisait toujours une joie de revoir ma mère, qu’il appelait « cousine Rose ». Ses parents étaient décédés depuis longtemps, et il n’avait ni frère ni sœur. Ses « cousines et cousins », même éloignés, étaient sa seule famille.
Lors de nos visites estivales, nous voyions ses filles Andrée et Francine. Je retrouvai cette dernière à Radio-Canada, des années plus tard, où elle fit une belle carrière de costumière. Quant à Lucie, la femme d’Henri, on ne la voyait jamais. Immanquablement, chaque été, elle était souffrante et s’était retirée dans sa chambre.
Les langues acérées de la famille disaient d’elle qu’elle était snob. Un acteur, décédé récemment, qui avait joué avec elle à l’Arcade (que je vois de ma fenêtre dans sa version TVA), m’a confié qu’elle était effectivement snob, et — il baissait la voix — que ce n’était sûrement pas à cause de la qualité de son jeu ou de son talent.
Mais l’absence de sa femme n’enlevait rien à la chaleur et à la joie de vivre de Henri. Mon frère et moi ne l’appelions évidemment pas ainsi. Il nous intimidait, malgré sa simplicité et son sourire. Pour nous, après l’avoir vu à la télévision et entendu à la radio, il avait une sorte d’aura… Ma mère nous avait bien averti de l’appeler « Monsieur ». Pour nous occuper, Henri nous prêtait des « vessaux », comme il disait à l’ancienne, et nous permettait de cueillir toutes les framboises que nous pouvions trouver.
Homme très simple, il ne faisait jamais étalage de sa popularité. Il s’intéressait au métier de mon père — il avait un moulin à scie et confectionnait des portes et des fenêtres —, l’interrogeant même sur les différentes espèces d’arbres présentes sur son grand terrain. Henri lui proposa, un été, d’effectuer des rénovations à son chalet. Mon père, qui n’avait pas une grande confiance en lui malgré son talent certain, refusa poliment. Il lui recommanda quelqu’un de Mont-Rolland, dont c’était la spécialité. Henri, satisfait du travail de cet ouvrier et homme d’une exquise politesse, écrivit un mot de remerciement à mon père pour le conseil qu’il lui avait donné.
Je me souviens de la dernière fois que je vis Henri. J’étais juvéniste à cette époque, et nous avions quelques semaines de vacances, l’été. C’était le dernier, celui de 1963, avant que j’entre au postulat de Saint-Hyacinthe. J’avais fait part à Henri de mon amour du théâtre, même si j’en avais peu vu jusque-là — la première pièce professionnelle à laquelle j’assistai était Le barbier de Séville, où Geneviève Bujold faisait ses débuts professionnels dans le rôle de Rosine, à la Nouvelle compagnie théâtrale. Je me fis une joie de raconter aux quelques amis que j’avais au postulat — la popularité ne faisait pas partie de mon trousseau — du merveilleux après-midi que j’avais passé avec mes parents au lac des Chats avec Jambe de bois. Oui, le quêteux lui-même. J’eus droit de leur part à une minute de silence admirative et, probablement aussi, dubitative.