Extraits de mon journal :
29 mai 1966
Vingt-cinquième anniversaire de vie religieuse du frère Grenier. J’ai préparé le banquet. C’est sans doute ma dernière fois à la cuisine.
Ce soir, longue conversation avec un confrère. Elle m’a fait du bien. Mais elle arrive trop tard.
30 mai 1966
Concours de littérature du ministère : facile!
31 mai 1966
Ma dernière journée complète ici. Merci, Seigneur, pour les grâces que tu m’as données.
1er juin 1966
Ma sortie de communauté.
Rien de plus, à cette date. Net. Fret. Sec. Commentaire laconique. Et pourtant, j’étais dans un état de dépression totale. J’avais 18 ans. Je partais, l’esprit perturbé, le cœur en lambeaux et la foi su’l’travers.
Je n’étais ni beau comme un enfant ni fort comme un homme, comme le chanterait plus tard Dalida. J’étais d’une maigreur extrême. On s’entendait autour de moi pour trouver que je «faisais dur». 6 pieds et trois pouces, 135 livres. Je ne dormais pas, ou peu, depuis des mois. J’avais écœuré à peu près tous ceux que je pouvais considérer comme mes amis avec mes états d’âme. Et pourtant, ils m’étaient restés fidèles. Et certains le restent encore, quarante-neuf ans plus tard.
2 juin 1966
Journée vide (chez mes parents) où je me suis ennuyé comme jamais.
3 juin 1966
Je n’ai pas encore d’impressions précises, mais je crois avoir bien fait.
4 juin 1966
Ce soir, Renée Claude à la Butte à Matthieu avec Raymond.
Mes parents, et mon frère surtout, ont fait tout ce qu’ils ont pu pour me faire atterrir dans le vrai monde. Je m’en étais retiré sept ans auparavant.
5 juin 1966
Élections provinciales. Au cinéma Pine avec Raymond : Un soir sur la plage avec Martine Carol et Geneviève Grad.
Je n’ai pas dû voter, car je n’en avais pas l’âge. Et je ne garde aucun souvenir de ce film.
6 juin 1966
J’ai travaillé beaucoup aujourd’hui : vitres, gazon, etc.
S’occuper pour ne pas penser.
7 juin 1966
Longue promenade à Sainte-Adèle par la route 11 et le deuxième rang. J’ai le cafard. Je me demande si j’ai bien fait…
Le ver est désormais dans la pomme. Et le doute m’habitera très longtemps. Je me sentais désespérément seul. Plus tard, bien plus tard, quand j’aurai apprivoisé cette solitude intérieure, je m’en ferai «presque une amie, une douce habitude», comme chantera Moustaki, je crois. Et je la revendiquerai. Je fuirai tout engagement susceptible de m’en éloigner. Je la cultiverai. Je m’en régalerai. Sa conquête m’aura coûté tellement cher!
Mais, tout au fond de moi, il y aura toujours une douleur qui n’aura jamais été soignée, des mots qui n’auront jamais été prononcés, un réconfort que je n’aurai jamais eu, un rendez-vous manqué qui ne se reproduira jamais. «Où vont les mots qu’on n’a pas pris le temps d’entendre et l’amour inconnu que nul n’a découvert?» Léveillé ne m’aura jamais autant parlé que lorsqu’il a écrit ces lignes.