15 février 1967
Pris contact avec celui qui s’occupe du club pour jeunes littéraires. J’espère pouvoir me joindre à eux.
« Celui qui », c’est ton ami Laurent. Presque cinquante ans plus tard, vous êtes toujours amis. Ce midi, tu manges avec lui et ensuite tu l’aideras à choisir les livres qu’il ne déménagera pas. Les livres, encore et toujours. Votre passion commune… avec le cinéma, le théâtre.
17 février 1967
Suis allé au CEP. Formidable! J’ai rencontré Alain Gélinas et Pascal Desgranges. Pas de cours à l’école normale, aujourd’hui. On étudie le bill 25.
Tu avais dix-neuf ans. Tu entrais dans le monde du théâtre par une toute petite porte, mais tout de même… Celle d’une caserne de pompier désaffectée, rue Notre-Dame au coin de Wolfe. Tout en suivant les ateliers de Pascal, tu deviendras serveur, ouvreur, placier. Tu passeras surtout des soirées et des parties de nuit merveilleuses, entouré de créateurs. Un rêve qui se réalisait. Il t’arrivera de sortir du Centre expérimental populaire (CEP) au petit matin et d’aller déjeuner avec Laurent, Micheline et d’autres, dont tu as oublié le nom, au Louvre Tea Room, au coin de Papineau et de Sainte-Catherine. Dans les grandes occasions, il vous arrivait de marcher jusqu’au Select, coin Saint-Denis et Sainte-Catherine. Ce restaurant tiendra au même moment ou presque une grande place dans l’œuvre de Michel Tremblay.
Un autre matin mémorable : celui où, avec tes amis, tu te rendis aux abords de l’hôtel de ville pour y acclamer Charles de Gaule. Tu ne savais pas encore que, l’année suivante, tu le prendrais en grippe lors de Mai 68. Tu saluas même son retrait de la vie politique en ouvrant une bouteille de Clos de Sainte-Odile — chez toi, bien sûr, car tu n’avais pas encore l’âge d’entrer dans les endroits licenciés, comme on les appelait à ce moment. C’était le vin préféré de ton frère quand il mangeait de la fondue suisse.
Quant au bill 25, tu ne te souviens plus de quoi il s’agit. Chose certaine, cependant, tu utilisais le même mot anglais que tout le monde à cette époque. L’Office québécois de la langue française n’avait pas encore été créé. On ne savait pas qu’il fallait plutôt écrire : projet de loi.
18 février 1967
Suis allé chez Laurent, cet après-midi, rue Maisonneuve. Ce soir, au CEP : spectacle de Claude Dubois.
La rue Maisonneuve a changé de nom pour Alexandre-de-Sève, quand la rue Demontigny à cédé sa place au boulevard de Maisonneuve.
Ce fut sans doute, ce 18 février, la réunion de fondation du Petit littéraire, magazine qui parut le temps de quelques numéros. Ton frère avait accepté de le faire « taper » sur stencils par Diane A. et imprimer à l’hôtel de ville de Saint-Léonard, où il travaillait. De nos jours, il aurait peut-être comparu devant la commission Charbonneau pour cela.
Laurent et toi étiez fous de lecture. À cette époque, vous lisiez Sartre, Camus, de Beauvoir, Franz Fanon et plusieurs auteurs publiés chez François Maspéro, qui vient de mourir dans son grand âge — tu écris cela un matin ensoleillé du printemps 2015, qui tarde à s’installer.
19 février 1967
Journée calme. Pas de messe. Ce soir, une pièce de Tchekhov à la télévision.
L’indication « pas de messe » est significative. C’était sûrement nouveau pour toi. Tu étais sorti de communauté, huit mois auparavant. La culpabilité devait te ronger. Même si tu avais mis certaines choses de côté, dont la religion, tu n’en avais pas moins été pétri de tout ce qui t’avait fait jusqu’à ce jour. Ta famille était très religieuse. Très jeune, tu as été obsédé par la crainte du péché — dans ton souvenir, il n’y en avait qu’un seul : l’impureté. À six ans, le jour de ta première communion, tu t’es plus ou moins convaincu que tu n’étais pas en état de péché mortel. C’est dire… Tu avais sans doute fouillé dans la boîte où ton frère croyait avoir bien caché ses revues osées. La contemplation du corps féminin te donnait toutes sortes d’idées. Tu éprouvais de drôles de sensations.
Tu te dis que M., son presque fils, a dû être lui aussi mis en contact avec les magazines « osés » de ton frère. Pas cette année-là, car, le jour où tu as écrit dans ton journal, M. n’était pas encore né. Il ne paraîtrait en ce monde qu’en juillet. Tu ne sais trop d’où vient un curieux lien qui se présente à ton esprit : tu penses à Lorsque l’enfant paraît, de Roussin, que tu as répété ad nauseam, toutes tes années de formation en théâtre. Gina Bausson surtout, mais Gaétan Labrèche aussi, considéraient que tu avais un emploi comique au théâtre. Alors que tu te mourais de jouer Racine, Corneille, et Musset, tes professeurs te faisaient travailler La petite hutte et Lorsque l’enfant paraît.
La seule fois où Gina accepta que tu travailles Musset, ce fut un désastre. Tu avais pourtant bien répété la scène de On ne badine pas avec l’amour, avec la belle, merveilleuse et rouquine Lorraine, mais le public — les autres élèves — se retint de ne pas éclater de rire. Tu étais, paraît-il, un Perdican fort amusant. Pauvre Lorraine! Nous avions tellement travaillé et je lui volais le show sans le vouloir. Suzanne Lebeau, ta critique la plus sévère, a dû — tu n’en gardes aucun souvenir — te dire que tu étais « à chier ». Elle avait le sens de la répartie.
Autre temps… Une pièce de Tchekhov à la télévision. Il y a belle lurette que Radio-Canada n’a pas présenté de théâtre, sauf, dernièrement, le musical Belles-Sœurs, sur ARTV. Tu remontes dans tes souvenirs… En noir et blanc, dans un écran très neigeux — l’antenne sur la maison avait dû bouger — tu regardes avec ravissement La fille de Madame Angot, La Belle Hélène, pas la poire du même nom, mais bien l’opéra-bouffe d’Offenbach, et tellement d’autres téléthéâtres, des classiques, des vaudevilles, des boulevards, du théâtre d’ici et d’ailleurs. Ce n’était pas toujours très bon. Cela dépendait de l’inspiration et de la culture du metteur en scène. Il y eut des éclairs de génie : Le journal d’un curé de campagne, avec le jeune Yves Jacques et Gilles Pelletier, réalisé, si ma mémoire est bonne, par Paul Blouin. Et du peu ou pas de génie : un Othello joué, merveilleusement, par ton ami Jean-Marie Lemieux, grimmé en Noir — la subtilité n’était pas au rendez-vous —, et une pauvre Desdémone, mal dirigée, jouée par Denise Daudelin, une amie dont tu gardes amoureusement le souvenir dans ton cœur.