Sagesse

Je travaille depuis des semaines à réviser un manuscrit qui traite du livre biblique de Qohéleth. C’est pour moi une source de joie. Cela me remet en contact avec mon moi profond, celui qui a toujours cru que tout était vanité, juste bon à être balayé par le vent.

À l’époque de mes études pour devenir religieux, on m’a enfoncé de force l’idée que je devais absolument me délester de pareilles idées. Le test de caractérologie de Le Senne que je passai l’année de mon postulat s’avéra, aux yeux de mon directeur spirituel, désastreux. Ce test mesurait l’émotivité, l’activité et le retentissement des représentations (être primaire ou secondaire). J’avais tout contre moi : j’étais un sentimental nerveux, passionné et colérique. Un grand ménage s’imposait. Ce que j’entrepris aussitôt sorti de son bureau. Je travaillai fort, me répétant que la vie valait la peine d’être vécue, même si je devais m’adonner à des pratiques religieuses d’un autre âge, manger ma soupe à genoux devant la table des professeurs par souci de mortification, et me lever pour saluer le crucifix si par malheur j’avais fait un bruit à table. La vie était belle même si, jour après jour, mon bégaiement faisait de moi la risée de certains confrères à la charité élastique.

Au noviciat, je crus venir à bout de ce qu’on appelait alors mon pessimisme. Je m’abonnai aux adages et autres proverbes hop la vie. Je me mortifiai pour chasser de mon âme — j’étais convaincu à cette époque d’en avoir une — les idées noires et autres remugles nauséeux. Je m’accusai, lors du supplice de la coulpe — une confession publique de nos manquements —, de ne pas combattre assez fortement les tentations à la dépression par lesquelles le démon s’acharnait sur moi. Car ce ne pouvait être autre chose. Et j’eus l’impression de réussir quand je passai à nouveau le test de Le Senne. Victoire! Mes réponses aux questions du test firent de moi un sanguin flegmatique, amorphe et apathique. J’avais eu le dessus sur mes démons! Mon directeur spirituel ne fut sans doute pas dupe de ce changement inespéré, mais cela l’encouragea tout de même à recommander que je puisse prononcer mes premiers vœux.

Mon nouveau caractère ne résista cependant pas aux «joies» de la vie religieuse. Et une situation particulièrement difficile pour l’adolescent que j’étais me fit revenir au galop à mes bonnes vieilles habitudes de sentimental nerveux, passionné et colérique. Ma vraie nature repris ses droits. Et je sombrai dans une profonde dépression, d’où je ne pus me sortir qu’en prenant la fuite.

Des torrents ont coulé depuis. Cinquante ans plus tard, je me réjouis de retrouver chez Qohéleth des pensées qui m’ont accompagné ma vie durant. La vanité des choses. Le vent qui emporte tout. La décrépitude de la vieillesse. Et surtout, la sagesse qui n’est toujours pas au rendez-vous… à moins que ces constatations en fassent partie. Peut-être suis-je sage comme monsieur Jourdain était philosophe… sans le savoir.

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About pgue

Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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1 Response to Sagesse

  1. Avatar de Bernard Bernard dit :

    Cher Pierre, chaque fois que tu écris sur cet épisode de ta vie, j’ai les cheveux qui me dressent sur la tête. Je voudrais te prendre dans mes bras et t’enlever de cet endroit débile. Je voudrais te dire que je t’aime et que tu as le droit d’être toi, rien que toi et tout toi. Je voudrais te dire, pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font. Je voudrais te dire, vis, ris, car tout est futilité et tout est cadeau.

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