Je termine le merveilleux livre de Kamel Daoud, Meursault, contre-enquête. Magnifique. L’auteur fait parler le frère de celui que Camus nomme l’Arabe dans l’Étranger, celui qui se fait assassiner sur la plage par Meursault.
Je retiens certains passages qui m’ont marqué.
À propos de sa mère :
Pour lui prouver mon existence, il me fallait la décevoir. C’était comme fatal. Ce lien nous a unis plus profondément que la mort.
N’est-ce pas ce que nous avons tous, un jour ou l’autre, dû faire à l’égard de notre famille pour marquer notre espace de vie, notre vie à nous. Il me semble que j’ai passé ma vie à décevoir les uns et les autres.
À propos de la religion :
Elle [la mosquée] est si imposante que j’ai l’impression qu’elle m’empêche de voir Dieu. […] La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas. J’aime aller vers ce Dieu, à pied s’il le faut, mais pas en voyage organisé. […] Est-ce que je suis croyant? J’ai réglé la question du ciel par une évidence : parmi tous ceux qui bavardent sur ma condition — cohortes d’anges, de dieux, de diables ou de livres —, j’ai su, très jeune, que j’étais le seul à connaître la douleur, l’obligation de la mort, du travail et de la maladie. Je suis le seul à payer des factures d’électricité et à être mangé par les vers à la fin. Donc, ouste! Du coup, je déteste les religions et la soumission. A-t-on idée de courir après un père qui n’a jamais posé son pied sur terre qui n’a jamais eu à connaître la faim ou l’effort de gagner sa vie?
Le vendredi? Ce n’est pas un jour où Dieu s’est reposé, c’est un jour où il a décidé de fuir et de ne plus jamais revenir.
[…] j’ai en horreur les religions. Toutes! Car elles faussent le poids du monde. J’ai parfois envie de crever le mur qui me sépare de mon voisin [qui récite en les criant des sourates du Coran à longueur de nuit], de le prendre par le cou et de lui hurler d’arrêter sa récitation de pleurnichard, d’assumer le monde, d’ouvrir les yeux sur sa propre force et sa dignité et d’arrêter de courir derrière un père qui a fugué vers les cieux et qui ne reviendra jamais.
De tout mon corps et de toutes mes mains, je m’accroche à cette vie que je serai seul à perdre et dont je suis le seul témoin. Quant à la mort, je l’ai approchée il y a des années et elle ne m’a jamais rapproché de Dieu.
Je ressens une pitié presque divine envers cette fourmilière et ses espoirs désordonnés.
Hurler que je suis libre et que Dieu est une question, pas une réponse, et que je veux le rencontrer seul comme à ma naissance ou à ma mort.
Je retrouve les mêmes émotions en lisant ces lignes, les mêmes envies de crier que lorsque j’ai lu L’Étranger, il y a aura bientôt cinquante ans de cela. Ce livre m’a marqué — un parmi d’autres.
Je me rends compte avec le recul — et le recul remonte loin dans les ans — qu’en partie du moins, c’est le sentiment de l’absurde qui m’a fait quitté la communauté. Je ne pouvais pas, à cette époque, le mettre en mots et je n’avais pas encore lu ceux de Camus ou de Sartre. Je savais seulement que l’énorme sentiment d’affliction que je ressentais me faisait perdre pied et que je devais me méfier des propos que tenaient mes supérieurs et tous ceux qui, avant eux, m’avaient « formé » — ils m’avaient plutôt enfermé dans un carcan — aux les us et coutumes de la religion et de la divinité qu’elle devais servir — qui, en fait, l’asservissait.
Quant à l’autre « partie » qui a contribué à mon départ de la communauté, je m’en ouvrirai un jour. Je ne peux le faire pour l’instant. Un scrupule me retient. Et, pour l’instant, je ne peux l’ignorer.