Parler à l’enfant que tu as été, même si tu n’es pas certain d’en garder un bon souvenir. Écran aux images floues. Le temps est passé. Ne reste que des lambeaux. Mais rien de très heureux, te semble-t-il.
Enfant, déjà, tu étais torturé. Par Dieu, son ciel et son contraire. Tu as fait ta première communion en état de péché mortel. Tu en étais certain. Sacrilège. Tu l’as peut-être confessé plus tard, bien plus tard, dans tes moments de — trop — profonde religiosité. Car il s’agissait bien de cela : ta religion n’avait rien de religieux. Elle n’était que crainte, peur, deal à passer avec celui qu’on t’avait enseigné à craindre par-dessus tout.
Puis, un jour de lucidité, tu t’es rendu à l’évidence qu’il n’existait pas, ce père Fouettard menaçant et timoré. Et pourtant, encore maintenant, il t’arrive, dans des moments de fragilité — dans l’ascenseur, un jour, qui te menait en radio-oncologie —, de le supplier d’être bon pour toi.
∞
Selon ta mère, il neigeait à plein temps, le jour où tu es né. Elle l’avait vu par la fenêtre de sa chambre de l’hôpital Notre-Dame, qui donnait sur le parc Lafontaine.
Chaque fois que tu passes devant l’hôpital, chaque fois que tu y entres — ces mois où tu te rendais en oncologie —, tu as une pensée pour ta mère. Elle avait quarante et un ans, et elle s’était retrouvée enceinte. Retrouvée, sans le désirer. Tu as su très jeune que tu n’avais pas été souhaité. Mais cela ne t’a pas empêché d’être aimé. Beaucoup. Tendrement. Trop, peut-être. Tu étais « inespéré et inattendu », pour reprendre le titre d’une pièce de Ducharme. Neuf ans plus tôt, à la naissance de ton frère, le docteur Magnan avait dit à ta mère qu’elle ne devait pas être à nouveau enceinte. Pour sa vie à elle. Mais le destin en a décidé autrement. Quelques années après la naissance de ton frère, elle a fait une fausse-couche. Puis, « on ne contrôlait pas ça, dans mon temps », comme elle disait, la nouvelle est tombée. Sans doute comme une tonne de briques. Cela n’a pas dû être la joie. Neuf longs mois ou presque; on t’a extrait de son ventre un peu avant la date de tombée. Ça ne se présentait pas bien, paraît-il. Et comme si cela ne suffisait pas, on a dû retarder la césarienne, car, c’était la loi d’alors, ton père n’en avait pas signé l’autorisation. On plaça ta mère sur une voie de garage pendant qu’on tentait de rejoindre ton père. Il fallut plus de deux heures pour que son placet arrive enfin. La bonne sœur, qui reçut le télégramme, remonta légèrement ses nombreuses jupes et courut jusqu’à la salle d’opération. Le bon docteur Magnan pouvait procéder!
Et tu es arrivé, ce matin du 25 novembre 1947. « Il neigeait à plein temps », cette phrase, ta mère te la répétera, année après année, le matin de ton anniversaire, aux aurores, afin d’être la première à te le souhaiter. La dernière fois, ce fut en 2003, car, l’année suivante, elle vous avait quittés, ton père, ton frère et toi, à la fin de l’été.
(Extrait de « Hôpital Notre-Dame, Montréal », Tentatives autobio)