Âge de la sagesse? 29 août 2013 bis

Tu es vieux.

« Légalement », penses-tu, depuis ton anniversaire, il y a quelques mois.

« Officieusement », depuis un certain regard — référence festivalière et cannoise — dans un miroir. Tu as constaté le désastre. Car désastre il y a.

Physiquement, d’abord : plis, rides, poches, crevasses, affaissements et autres glissements, qui ne sont pas « progressifs vers le plaisir », comme l’étaient ceux de Robe-Grillet. Un mélange de dégâts primaires et secondaires. Une porte béante sur d’autres ravages.

Intellectuellement, ensuite. Tu as souvent de la difficulté à te concentrer. Tu cherches tes mots, tu peines à émettre tes idées — tu ne penses même pas à les formuler clairement. Elles se bousculent ou prennent congé. Vacuité, pas du tout zen, dans ton esprit.

Moralement, enfin. Tu te surprends à regretter le passé. De quoi pourrais-tu être nostalgique? Heureusement, tu n’as pas encore prononcé le fatidique « dans mon temps… » Tu renonces parfois à suivre le mouvement; tu lui préfères le sur place. Tu trouves même à redire sur les jeunes! Le désastre de ta figure a envahi ton âme, même si tu ne sais plus ce qui se cache derrière ce mot.

Et tu as peur. Ce n’est pas nouveau; tu as toujours eu peur. De Dieu, du diable, de l’enfer, de l’Église, de l’autorité. De ce que pensaient tes parents, ton frère, ton amoureux, ton amoureuse (il faut être politically correct) et tous ceux et celles qui t’ont approché ne serait-ce que de loin. Le regard des autres t’a pourri la vie. Et un certain sourire — encore une référence : un vieux tube des années 60 ou le titre d’une livre de Sagan, tu ne te souviens plus — que certains autres esquissaient en te regardant. Et la peur d’être puni; tu ne pouvais pas être pris en défaut, pas toi, tu n’as jamais eu le droit de te tromper. Cette conviction était déjà ancrée dans ton surmoi à ta naissance, à moins que ce ne soit dans les plis profonds de ton cerveau reptilien. Tu es certain qu’en arrivant à l’air libre, après le  séjour dans le ventre de ta mère, tu n’as même pas osé pleurer, du moins pas trop fort… pour ne pas déranger. C’est sans doute pour cela que tu étais aussi bleu. Se retenir, cela fait bleuir.

Oui, tu as peur. De plus en plus. De tout, tu l’as déjà dit.

De te plaindre, par exemple, alors qu’à une certaine époque, tu étais champion de la plainte toutes catégories, malgré ta crainte de l’autorité. En communauté, on te traitait de « chialeux » — c’était là, en ces lieux qui se voulaient charitables, le plus doux des qualificatifs à ton endroit. Tu encaissais le reproche. Tu te taisais pour un temps. Mais aussitôt qu’une cause que tu croyais juste se présentait… Dans ce monde religieux figé, il n’en manquait pas. Tes amis — tu en avais tout de même quelques-uns — te conseillaient de te taire, d’être obéissant — n’en avais-tu pas fait le vœu?

Tu as peur de la maladie. Dès ta plus tendre enfance — celle d’un enfant surprotégé, parce que né dans de sales draps, façon de parler —, l’hypocondrie t’a mis le grappin dessus. Et au fil des années, elle a envahi tout l’espace. Elle aussi, elle t’a pourri la vie. Au point que tu as dû te résoudre à te faire traiter. Tu développais des tics et vivais des TOCS terribles. Même après une multitude de comprimés, régulièrement avalés chaque jour, fidèle au poste, ta peur de la maladie est toujours là, mais en sourdine. Curieusement, quand on t’a annoncé que tu avais un cancer — pas encore grave, il faut le mentionner —, tu as peu réagi, du moins sur le coup. La réalité a pris le pas sur les supercheries de l’hypocondrie. Tu n’avais pas à te construire de scénarii peuplés de « si… », de « tout à coup que… » ou de « s’il fallait… », le diagnostic était on ne peut plus clair et ne leur laissait aucune place. Bien sûr, tu t’es vu, agonisant, entouré de quelques amis, comme dans une scène de film. Mais son impact n’a pas trop laissé de traces.

Tu as peur de la mort, comme tout le monde, peut-être un peu plus que la moyenne. Surtout depuis que tu as conduit « à leur dernière demeure » — c’est un cliché, certes, mais d’une certaine grandeur — ta mère, ton père, ta chatte Alice et ton frère. L’ordre des disparitions est chronologique; il n’a aucune valeur sentimentale. Jadis, tu craignais la mort, mais tu te disais qu’elle viendrait un jour lointain. Que tu avais le temps! Mais depuis que ta famille habite maintenant ses photos dans ta bibliothèque, depuis aussi que tu as atteint l’âge que l’on dit « bel et d’or », la perspective de te retrouver toi aussi figé dans l’éternité ne te plaît pas plus qu’il ne le faut. Surtout que tu ne goûtes plus les consolations de la religion. Lors du décès de ta mère, tu as eu une sorte de révélation : tu ne la reverrais plus jamais, même si le prêtre bavard qui présidait ses funérailles répétait — dans son cas, ce n’était plus de la répétition, mais du radotage — qu’elle vous attendrait, ton père, ton frère et toi, au ciel avec Jésus.

Ni négatif ni positif, le projet Éternité te laisse froid. Tu t’es fait à l’idée que c’en est fait de ta famille. Elle a été. Elle ne sera plus. Quand tu mourras, tu ne te retrouveras pas dans le fameux corridor si cher aux adeptes de la vie après la vie, à moins que ton cerveau ne te joue des tours. Tu te dis que cela serait trop beau. Que cela fait trop réponse à l’angoisse du néant.

En attendant, le doute a remplacé l’espoir — ou l’espérance de ton éducation chrétienne. Et tu tentes de vivre au jour le jour, le mieux possible, le plus intensément possible. Parfois, tu te surprends à murmurer, tel un vieil alcoolo : « un jour à la fois… »

Oui, vraiment, tu es vieux.

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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