[Ce texte reprend en partie un autre intitulé Le mal à l’âme]
Parler à l’adolescent que tu as été.
Le pauvre ! Il n’a rien vécu de vraiment heureux. Il a connu, parfois, des éclairs de bonheur, mais pas souvent. Il a dix-sept ans, et il ne voit pas d’avenir, «ennoirci» qu’il est dans une malheureuse histoire d’amitié, dont il ne veut pas voir le sens unique.
Il n’est pas fait pour le bonheur. Il a même voulu en finir. Il a essayé, mais il avait semé, semble-t-il, des indices de son projet, qui, en fait, n’en était pas vraiment un. Il veut seulement qu’on l’écoute. Sa mélancolie, son mal de vivre l’éloignent de ses confrères. Son directeur lui a ordonné, au nom de la sainte obéissance, de faire une neuvaine pour demander à la Vierge la grâce de l’espérance !
Cette presque année-là, le désespoir s’infiltre en lui pour ne jamais le quitter. Il sonne le glas du peu de foi qu’il lui reste. Il élimine le peu d’optimisme qui tente de surnager à la surface de son âme – du moins ce qu’il appelle de cette façon. Il lui faudra plusieurs années avant de se rendre compte que cette «chose», que le péché mortel tache d’un noir indélébile que seule la confession sincère peut effacer… et encore, n’existe pas vraiment. Il y a bien une conscience dans l’être, mais elle prend vie dans les synapses de son cerveau. Il a compris cela, des années plus tard quand on s’est enfin décidé à soigner ses problèmes «dans la tête».
Il se fait au malheur comme au bonheur. Il se fait au désespoir comme à n’importe quoi d’autre. Bien sûr, il s’emballe moins.
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Maintenant, et grâce à cette presque année lointaine de sa vie, il ose avouer qu’il préfère de beaucoup Cioran aux vendeurs d’optimisme, qu’ils soient religieux, nouvelâgeux ou autres istes ou logues. (Une exception : le psychiâtre qu’il rencontra sur le conseil du médecin soignant au scolasticat, malgré le désavoeu du frère directeur qui préférait s’en remettre au jeûne et à la prière.) Au fil du temps, il s’est fait une éthique à sa ressemblance. Et il a fui comme la peste les moralisateurs de tout acabit. Il relit Camus, désespéré viscéral, qui le travaille toujours autant de l’intérieur.
Il a appris à se méfier des opinions « populaires », qui mènent toujours au populisme le plus vil. Trop souvent, il est vrai, il s’est laissé emporter par la colère devant la pensée unique ou toute pensée rétrograde.
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Pour lui, l’année 1965 a véritablement commencé le 15 août, jour où il a prononcé ses vœux religieux. Il s’était préparé à cet événement avec sérieux. Les dix jours de retraite préparatoire lui avaient bien paru quelque peu longs, mais il fallait ce qu’il fallait. Il allait avoir dix-huit ans, et il s’apprêtait à choisir une fois pour toutes – même s’il prononçait des vœux annuels pendant cinq ans – ce que serait sa vie.
Durant la retraite, il a fait une confession générale. Il a vécu cette horreur dignement. Il ne savait pas encore qu’il souffrait de troubles anxieux sévères, «assortis» de troubles obsessionnels compulsifs et de tendances à la dépression – ces diagnostics ne tomberaient qu’une trentaine d’années plus tard. Ses TOCs en particulier – qu’il appellera «ses voix» – gâchaient depuis toujours sa vie spirituelle et sa vie tout court. Il voyait des péchés partout; il se torturait l’âme à la recherche de fautes qu’il aurait peut-être commises. Il arriva même un moment où l’aumônier lui interdit la confession. Le seul péché qu’il aurait alors pu commettre aurait été celui de lui désobéir. Mais la confession générale au prédicateur de la retraite n’entrait pas dans cette catégorie. Prenant son courage à deux mains, il entrouvrit les portes de sa conscience et remonta jusqu’à son enfance. Il pensa même qu’il avait probablement fait sa première communion en état de péché mortel. À six ans !
À partir de midi, le 8 août, le grand silence fut décrété. Et ce, jusqu’après la profession religieuse du 15. Il a noté dans son journal :
« Aujourd’hui, trois directions spirituelles : l’une avec le père prédicateur, l’autre avec le frère provincial et une dernière avec le frère maître des novices. »
Il n’a pas noté d’autres souvenirs de cette journée. Étonnant, car elle fut horrible. Il avait la tête pleine de tortures mentales au sujet de ses péchés, réels ou inventés, et voilà qu’il avait dû se livrer à des confidences ! Ni plus ni moins que trois confessions en une seule journée.
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Il ne dit cependant mot de l’agression dont il avait été l’objet au début du mois de juin 1960. Deux de ses confrères plus âgés l’avaient fermement tenu à un arbre du second bois, à Iberville, pendant qu’un troisième… Et à chacun son tour. Avait-il oublié ? Chose certaine, il avait solidement repoussée ce viol aux confins de sa mémoire. Il n’en avait parlé à personne. Les menaces de ses agresseurs l’avaient rendu muet. Et sa propre honte d’avoir été choisi pour cible et de n’avoir pas su se défendre «honorablement».
Sa mère s’était bien inquiétée de la disparition soudaine de plusieurs de ses sous-vêtements et de ses serviettes. Il lui dit qu’il les avaient perdus. Ceci lui valut une punition, mais elle fut bien moins douloureuse que l’objet de son mensonge.
L’horreur presque détaillée de cette agression lui reviendra cinquante ans plus tard quand il participera à une rencontre d’anciens maristes, à Iberville. Il ne l’oubliera jamais plus.
L’agression est toujours là en lui. Il croit bien qu’il reconnaîtrait l’arbre si le second bois n’avait pas été rasé pour laisser la place à des bungalows. Et il a toujours honte!
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Durant la retraite, le frère maître le fit venir à son bureau. Il lui fit part d’une lettre qu’il avait reçue de Rome. Il la lui fit lire en sa présence et il exigea ensuite qu’il la lui remette. Un de ses anciens directeurs lui écrivait depuis son second noviciat à Rome. Il s’excusait des torts qu’il avait causés à sa réputation.
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Un certain soir de 1962, ce frère directeur l’avait humilié devant tout le monde. Il lui avait reproché une amitié, qu’il avait qualifiée de «particulière», avec J.-P. Il l’avait sermonné, lui seul – pas un mot à ce supposé ami « particulier » –, durant une vingtaine de minutes. Il l’avait même menacé de renvoi s’il ne mettait pas fin à cette relation.
Après cette première humiliation, d’autres suivirent. En arrivant au dortoir, le surveillant lui indiqua que son lit avait été déménagé trois rangées plus loin. Au réfectoire, le lendemain matin, le même surveillant lui fit remarquer qu’il avait été changé de place. Même à la chapelle, on l’avait éloigné de J.-P.
Certains confrères ne se gênèrent pas pour continuer les humiliations : quoi de mieux qu’un ballon en pleine figure pour lui rappeler qu’il n’était qu’une mauviette – en fait, c’est le mot « fif » qu’ils avaient prononcé. D’autres, plus vicieux – dans tous les sens du mot – prirent un malin plaisir à répéter qu’il n’était pas farouche… La rumeur était lancée. Et elle le suivrait jusqu’à son départ de la communauté.
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Il comprit à demi-mot, dans la lettre que son ancien directeur lui écrivait, qu’une certaine jalousie avait faussé son jugement. Jaloux de lui à cause de son amitié. Il comprendra plus tard qu’il s’agissait bel et bien de cela. Ce directeur n’avait su résister aux yeux bleus et aux cheveux blonds de J.-P.
Le frère maître lui dit alors que s’offrait à lui, à la veille ou presque de sa profession religieuse, une occasion exceptionnelle de pardonner le mal qui lui avait été fait.
Il ressortit de cette rencontre, sonné, abasourdi. Il reconnaissait une certaine grandeur dans le geste posé par son ancien directeur, mais il lui était difficile d’oublier pour autant les moqueries dont il avait depuis été l’objet.
Le 15 août, il prononça ses vœux en présence de sa famille dans la chapelle du grand séminaire de Saint-Hyacinthe, convaincu que sa vie prenait la seule et unique orientation voulue par Dieu. (On lui avait enseigné que la volonté de Dieu primait sur la sienne. Et il l’avait cru.)
Quelques semaines plus tard, au lac Morgan, un doute s’infiltra dans son esprit : et si la vie religieuse était un enfer au lieu du paradis promis… Il le chassa par la prière et la fréquentation des sacrements, comme on le lui avait aussi enseigné.
Il fut parmi les premiers à entrer au pavillon Champagnat du Scolasticat central de Montréal (devenu depuis le cégep Marie-Victorin). Son confrère Maurice et lui avaient été chargés de fabriquer et de poser une bonne centaine de paires de rideaux du tout nouveau pavillon des frères maristes. Quand cela pouvait être utile à la communauté, ce n’était plus grave d’être une mauviette.
Avec l’arrivée des autres frères scolastiques, le doute revint, accompagné d’un mal à l’âme dont il ne soupçonnait pas encore qu’il le détruirait.