En 1959, le 30 août tombait un dimanche.
Il n’a pas beaucoup dormi, la nuit précédente. Il s’est même levé plus tôt que son père, un exploit.
Pas de petit-déjeuner; s’il veut communier, il doit être à jeun.
Il a attendu la dernière minute avant de s’habiller : pantalon gris, blazer bleu — sur la poche poitrine, sa mère a cousu un écusson —, chemise blanche et cravate bleue. Souliers noirs et chaussettes noires. Il est prêt… pour la messe.
Pour son premier grand départ, c’est autre chose.
Il a onze ans. Il ne sait pas trop dans quoi il s’embarque. On lui a parlé d’idéal, de sainteté. Et de la vie religieuse, le chemin le plus sûr, et le plus court, pour y arriver.
Son père ne voulait rien savoir. Mais le frère recruteur l’a convaincu de laisser son fils suivre sa vocation. Il a obéi. Sa mère n’a pu s’empêcher de dire qu’elle trouvait son fils bien jeune pour quitter la maison. D’ailleurs, elle s’est demandé ce que le frère avait pu détecter dans… l’âme… le regard… de son fils pour y découvrir une vocation religieuse. Mais elle ne s’opposera pas à la volonté de Dieu.
Au dîner, elle lui a cuisiné son plat préféré. Mais il n’a pas faim. Il sent que, s’il mange, il risque de faire des dégâts dans la belle Ford vert forêt de son père.
Il dit bonjour à Mickey, son chien qu’il adore, et qui le lui rend si bien. S’il ne se retenait pas, il pleurerait comme le bébé qu’il n’est plus censé être. Puis, sans se retourner, il descend le long escalier de la cuisine jusqu’à l’auto. Il place la valise de carton qui contient tout son trousseau — pantalons, chemises, sous-vêtements, chaussettes et une autre paire de souliers, ceux du dimanche. Il ne le sait pas encore, mais sa mère y a aussi placé une boîte de ses fameux carrés aux dattes.
La route est longue, mais elle lui paraît soudain courte quand, le pont Jacques-Cartier traversé, son père suit la direction d’Iberville. Il ne parle pas. Il ne chante pas non plus son grand succès, qui faisait enrager son frère : Pâle étoile du soir/messagèèèèèère lointaine/dont le front sort brillant/des voiles du couchant…
Il n’a pas le goût de chanter. Sa gorge est trop serrée. Il a le souffle court. Il n’en dit bien sûr rien.
Il n’a jamais été condamné pour quoi que ce soit, mais il se dit que ça doit être ça que les méchants qui ont fait des mauvais coups doivent ressentir. Il devrait pourtant être heureux. Le frère recruteur lui a dit qu’il faisait la volonté de Dieu; rien de plus beau, semble-t-il, ne pouvait lui arriver.
Ils approchent. Ils arrivent. Une énorme bâtisse. Une statue. Des plates-bandes fleuries. Des arbres à profusion. Mais tout est plat. Il est habitué aux montagnes des Laurentides. Il y a le Richelieu, mais il ne lui semble pas aussi beau que le ruisseau Saint-Louis au bord duquel il a été élevé. Il pense à Mickey. Il s’empresse de passer à autre chose, sinon il va arriver là en braillant comme le veau de monsieur Latour, leur voisin.
Son père est silencieux. Sa mère aussi. Quant à lui, il ne sait plus quoi retenir : ses larmes, ses mots… S’il n’avait pas peur de faire de la peine à Jésus, et à ses parents qui font de grands sacrifices pour lui, il resterait dans la voiture et s’y embarrerait jusqu’à ce que ses parents acceptent de le ramener à la maison, chez lui, avec son chien. Il redoublerait sa septième année et retrouverait ses amis. Lui qui a toujours trouvé Mont-Rolland plutôt ordinaire, il se surprend tout à coup à s’en ennuyer.
Le monde inconnu qui l’attend l’intimide et lui fait peur. Il résiste à la tentation de l’enfermement. Il descend de l’auto.
Au parloir, il rencontre son « ange gardien », Jacques, un jeune homme énergique et sportif. Heureusement, l’ange en question n’est pas encore au courant des déboires sportifs de celui qu’il devra initier à la vie de juvéniste, les premiers pas de la montée jusqu’à la vie religieuse. La prise d’habit et la profession lui semblent bien lointaines. En fait, il n’y pense pas vraiment. Il est figé. Il attend.
Sa mère est autorisée — seule et unique fois — à se rendre dans le grand dortoir pour y ranger le trousseau de son fils dans la table de nuit. Elle lui a acheté une belle robe de chambre et des pantoufles. Il ne sait pas trop comment réagir : son lit est « à l’étage » au-dessus de celui de son ange gardien. Et il y a une bonne centaine d’autres lits, sinon plus, dans cet immense dortoir. Il se sent bien loin de sa chambre où il faisait monter Mickey, malgré l’interdiction de sa mère.
Retour au parloir. Encore le silence. Il regarde les animaux empaillés qui le décorent avec les inévitables sansevières, les larmes de belle-mère, qui se retrouvent dans tous les parloirs de toutes les communautés religieuses.
C’est le temps pour ses parents de remonter à Mont-Rolland. Le temps de donner un bec à sa mère et une poignée de main à son père. Il les raccompagne à l’auto. Puis il la regarde s’engager dans la longue allée… Il ne reverra ses parents que dans deux mois, exigence de la Règle. Pas de parloir non plus durant l’Avent et le Carême. Il ne retournera à la maison familiale que le 26 décembre; Noël comme les Rois et Pâques se fêtent en communauté.
Non, il ne faut pas qu’il pleure. Surtout pas devant son ange gardien si énergique. Ensemble, ils rejoignent les autres juvénistes, les anciens et les nouveaux. Il ne connaît personne. Il ne retient pas les noms de ceux qui lui sont présentés.
Ses parents sont déjà loin. Sa mère doit pleurer toutes les larmes de son corps et son père, allumer rouleuse sur rouleuse. Ils ne parlent pas. Ils trouvent tout de même que leur autre fils aurait pu se forcer et accompagner son petit frère en ce grand jour… Même s’il leur crève le cœur, ce jour est tout de même grand à leurs yeux de bons catholiques qui viennent d’offrir leur fils à Dieu.
Grand jour? a-t-il lui-même pensé pendant longtemps… avec un point d’interrogation.
À cinq heures de l’après-midi — on ne disait pas encore dix-sept heures —, premières Vêpres chantées en latin suivies du salut au Saint Sacrement.
Le souper à six par table. La vaisselle.
Le jeu, maudit jeu qui fera de lui un paria durant toutes ses années de « vie religieuse ».
La prière du soir. Le directeur parle de la grandeur de l’appel de Dieu… et des conséquences pour ceux qui n’y répondent pas. Une odeur de soufre plane sur la salle d’études. L’odeur de l’enfer qui le terrorise depuis son jeune âge.
La longue montée, en rang et en silence, jusqu’au dortoir. Il est un des premiers dans les rangs. Il n’a pas encore connu ses premières poussées de croissance.
Douche : une fois par semaine. Le matin, on se lave la figure et les dents à l’eau froide. Le soir, les dents et les pieds, toujours à l’eau froide.
Tentative d’escalade pour rejoindre sa couche. Échec. L’ange l’aide, non sans lever les yeux au ciel, sans doute découragé de ce garçon maladroit dont il a la garde.
Première nuit… blanche, ou presque. Il s’endort au petit matin. En fait, une heure pas plus avant le lever : Laudetur, Jesus Christus. Et Maria mater ejus. Amen.
Sa première journée d’appelé par Dieu commence.
***
Soixante ans plus tard, il n’est toujours pas convaincu que ce fut le plus grand jour de sa vie. Il le subit encore, chaque année… que le 30 août tombe un dimanche, ou non.