Matinales
Fin des années 1950, le clergé et les communautés religieuses sentaient qu’ils allaient, un jour ou l’autre, perdre leur pouvoir et leur emprise sur les âmes. Alors, dans les juvénats, les frères — pas tous, bien sûr; il y avait parmi eux des êtres lumineux — diabolisaient l’humain et le « monde ». Ils s’entêtaient à vous préserver de ses tentations. Tout était contrôlé : ce que vous lisiez, étudiiez, et même ce que vous mangiez. Tu avais été révolté quand le frère surveillant avait fait main basse sur des biscuits que ta mère avait cuisinés avec amour. Ce genre de gâteries, à son avis, encourageait la « sensualité » — ce mot, tu ne le connaissais pas encore, mais tu en apprendrais vite la signification.
S’il avait su que ces gâteries, comme il disait, te servaient à échanger des passages à la douche avec ceux qui, détestant se laver, acceptaient de sauter leur tour, le soir où, pour leur rangée, c’en était un de récurage.
Qu’on se garde de croire que la douche donnait lieu à des manquements à ce qu’on appelait alors la « pureté ». Aucun danger! Le surveillant chronométrait à la seconde près les cinq minutes que vous aviez à partir du moment où il activait la manette qui libérait l’eau. Vous laissiez votre robe de chambre dans un petit cubicule séparé de la douche par un rideau. Puis, vous attendiez, tout nus, que le surveillant vous envoie enfin de l’eau. Tiède, au début. Tiédasse, pour dire vrai. Vous saviez que cette douceur bien relative ne durerait pas longtemps. Une minute et demie, tout au plus. Puis, rinçage à l’eau froide, hiver comme été. Cela était supposé vous endurcir et, comme la saisie des carrés aux dattes de ta mère et de son merveilleux gâteau frigidaire, éloigner de vos faibles esprits toute tentation de vous laisser aller à la « sensualité ». Ce mot était, paraît-il, plus doux à vos chastes oreilles que « sexualité ».
Certains matins, tout de suite après le rituel du réveil — une invocation latine et trois avés, censés vous éviter l’enfer après votre mort, si vous y étiez fidèles, matins et soirs, jusqu’à ce moment —, le surveillant ordonnait : « La rangée 5, vous ne faites pas vos lits. » On comprendra que toutes les rangées y passaient, semaine après semaine.
La première fois, tu interrogeas ton ange gardien d’un signe de tête. Le tien — l’ange, pas le signe de tête — avait l’air d’un bum : mâchoire carrée, regard fuyant, toujours prêt à se battre pour un rien. Tout à fait pour toi! Quand tu l’interrogeas sur l’étrange avertissement du surveillant, il te fit signe de t’approcher et te murmura à l’oreille : « Ils inspectent les draps pour savoir ceux qui ont rêvé. » Le lien entre tes draps rugueux et les rêves te resta étranger plusieurs mois encore. Tu n’avais que onze ans et, sur le plan de la sexualité, tu n’étais pas précoce. Tant s’en faut.