Été 1982. Je viens de recevoir une bourse du Conseil des Arts du Canada pour écrire une pièce sur Laure Conan, notre première romancière canadienne-française. Ma recherche est terminée. Elle m’a mené chez les Ursulines de Québec, chez les religieuses du Précieux-Sang à Saint-Hyacinthe et, bien sûr, à La Malbaie. Je connais déjà le point de vue que je veux adopter. Mais j’habite Montréal, rue De La Gauchetière au coin de Saint-Denis… La concentration n’y est pas facile, disons. Et il y a toujours la tentation de sortir. Le cinéma Berri n’est pas loin ainsi que celui du Complexe Desjardins. Il faut que je quitte Montréal.
Mes parents bien sûr m’offrent le gîte et le couvert à Sainte-Adèle. Mais je ne peux leur demander de garder le silence et de ne pas faire de bruit parce que j’écris… C’est alors que Mirielle Lachance, une amie comédienne, m’offre de partager la maison qu’elle possède au bord du Richelieu, à Saint-Denis. J’y serai seul une bonne partie de la semaine. Le décor en est un de rêve. Et il y aura le silence propice au recueillement et à l’écriture.
Cet été-là, Mirielle joue à L’Escale. Les soirs de représentation, elle offre le gîte à Denise Morelle, qui joue elle aussi à ce théâtre d’été, fort couru à l’époque. Nous passons des parties de nuit à jaser. Denise est intarissable. Je n’en reviens juste pas : Dame Plume est là devant moi! Et elle a la gentillesse de me dire qu’elle a suivi avec grand intérêt les deux séries pour enfants que j’ai écrites à Radio-Canada. Je lui parle de ma pièce en chantier. Je lui dis même qu’elle en serait l’interprète idéale. Elle est ravie. Et moi aussi.
Avant de rentrer à Montréal, Mirielle me demande, quelques semaines plus tard, si j’accepterais de préparer un repas, le dimanche suivant, pour ses camarades de L’Escale. Oui, bien sûr. Elle me dit alors que Janine Sutto sera du groupe. Panique! Déjà, préparer un repas pour un groupe d’actrices, qui fréquentent les meilleures tables de Montréal, me rend nerveux, mais d’apprendre que Janine Sutto y sera… Je me dis que j’ai la semaine pour composer le menu… et apprivoiser l’idée que la grande comédienne sera à notre table. Qu’on me comprenne bien : les autres comédiennes sont toutes de grand talent. Mais Janine Sutto!
Cette semaine-là, l’écriture de ma pièce est difficile. Mes angoisses prennent le pas sur celles de Laure Conan. Je téléphone à Mirielle trois fois par jour pour lui faire part de mes idées de menu. Chaque fois, elle tente de me rassurer, sans jamais y parvenir tout à fait.
Le dimanche arrive ainsi que les invitées à notre table. Denise Morelle a déjà goûté aux plats que j’ai préparés. Elle me dit de ne pas m’en faire, que tout est parfait. Janine Sutto entre. On me la présente. Je crois que je tremble. En une phrase pourtant, elle me met tout de suite à l’aise. Mon trac tombe. Nous passons à table. On me félicite pour mes talents de cuisinier (!). Mais le meilleur reste à venir.
Après le repas, Janine Sutto me dit : « Pierre, vous me feriez le plus grand des plaisirs si vous me prêtiez votre bras pour une promenade dans ce beau village de Saint-Denis. » Je n’en crois pas mes oreilles. Nous sortons donc, elle et moi, suivis des autres invitées. Saint-Denis nous voici! Les quelques personnes que nous croisons s’arrêtent pour parler à madame Sutto (je n’oserai jamais l’appeler «Janine»). Elle a l’accueil facile. Son rire fuse. Quelques minutes plus tard, nous formons une sorte d’attroupement dans le parc magnifique à côté de l’église. Jacques Létourneau, oui le pirate Maboule lui-même, sort de sa maison pour nous rejoindre. Le fun est pogné! C’est l’effervescence dans le parc.
***
Ce souvenir est tout de suite remonté à mon esprit quand j’ai entendu l’annonce du décès de cette immense dame de théâtre, ce matin, aux nouvelles de 6 heures. Un souvenir tout doux, comme son bras qui tenait le mien au cours de cette promenade.
Adieu, Madame.