Laurent et moi marchons depuis quelques heures dans Greenwich Village. Nous sommes à New-York pour effectuer des recherches sur Raoul Barré, un dessinateur et cartooniste, qui aurait — nous n’en sommes pas certains — quelque chose à voir avec la naissance du célèbre chat Félix.
Donc, nous marchons dans Greenwich Village. Nous causons. Nous restons parfois silencieux, nos esprits occupés par tout ce que nous connaissons de ce lieu mythique. Secrètement, nous souhaitons y découvrir une chose, même infime, que nous ne saurions pas encore.
Donc, nous causons. De philosophie, entre autres sujets. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre de vrais philosophes. Mais notre jeunesse, pas si éloignée — pas encore à ce moment — a été marquée par l’existentialisme, surtout celui de Sartre. Nous l’avons lu, pétri de dévotion. Nous vouons au couple Sartre-De Beauvoir une véritable vénération. Ils sont alors pour nous ce que nous appelons aujourd’hui des people. Mais, chose importante, des people avec du contenu, loin du vide abyssal des célébrités actuelles. Le Deuxième sexe nous a fait saisir l’essence de ce qui allait devenir le féminisme. La Nausée nous a fait percevoir, de l’intérieur, la fragilité, j’allais écrire la nullité, de nos existences.
Laurent, qui a toujours été plus volontaire que moi, est passé rapidement de la pensée à l’action. Il a fait table rase des valeurs passées. Moi, je voudrais le faire. J’admire sa volonté, son besoin d’action, mais un fond judéo-chrétien, solidement ancré dans mon passé religieux, m’empêche souvent de passer de la parole aux actes.
Pourtant, une pensée m’habite — et m’habitait déjà dès la dernière année de ma vie religieuse : je suis convaincu que tout est relatif. Cette conviction m’est tombée dessus avec la fulgurance d’un révélation. Et il n’y a pas loin entre tout est relatif et tout se vaut. Même ensoutané, je soupçonnais la religion de s’ériger elle-même en vérité révélée et d’imposer cette pseudo-vérité à ses ouailles sous peine d’enfer, si celles-ci n’y adhéraient pas. À mes yeux d’adolescent, la religion faisait partie de ce que nous englobions alors sous le vocable de « croulant ».
Je m’accroche pour ainsi dire à ma découverte de la relativité — pas celle d’Einstein, bien sûr — et à son pendant que tout se vaut. Cela ouvre à ma conscience un immense espace, qui s’appelle la liberté.
Voilà ce que je tente d’expliquer à Laurent à ce moment de notre promenade. Je lui parle, avec une certaine dégaine, de ma découverte de la relativité, et de l’importance qu’elle revêt à cette époque de ma vie de jeune adulte. Nous nous arrêtons à un feu de circulation. Soudain, Laurent se tourne vers moi et me dit : J’espère que tu as conscience que cette relativité est elle-même relative.
Je suis frappé de plein fouet par sa question. Le feu passe au vert. Je ne bouge pas. J’ai l’impression que mon monde s’écroule. Je n’avais pas réalisé que j’avais érigé ma relativité en vérité. Contradiction suprême. Je traverse la rue. Je rejoins Laurent, qui ne s’est rendu compte de rien. J’essaie de faire bonne figure. Je n’ose lui avouer qu’il vient, par sa question, de faire s’effondrer une partie de la vie que je tente de me construire, comme tout jeune adulte de mon âge.
À la fin de cet après-midi de déambulation, une rencontre fortuite dans un bar m’aidera à calmer mon désarroi. Laurent s’est éclipsé, me laissant vivre le charme de cette rencontre toute relative…