Tête de Turc

Tu travailles un document posthume de Jean Monbourquette qui parle de projections… Pas celles du cinéma, non. Celles que tout un chacun développe à l’égard de l’autre.

Un chapitre est consacré aux têtes de Turc. Plus tu avances dans sa correction, plus un souvenir insiste pour remonter à la surface de ta mémoire. Trop tard, c’est fait. Il a émergé. Il t’envahit.

Si le mot avait existé, à l’époque, tu aurais pu l’utiliser… Tu as été harcelé — l’expression te semble faible — durant toutes les représentations de Mantilles et mystères, au Gésu. Tu y figurais, car dire que tu y jouais serait un peu exagéré. Tu faisais bien une scène ou deux en tant que valet d’un des personnages de ce méli-mélo amoureux, mais tu ne te souviens même plus si tu y disais au moins un mot.

Il faut dire que ta timidité de grande échalote avait fait de toi un être des plus réservés. Le soir de la première répétition, tu saluas tout le monde — et que du beau monde : André Lachapelle, Jean Perraud, Jean-Marie Lemieux, Jacques Brouillet, Pascal Rollin, Louise Marleau, et Rina Cyr, qui fut toujours d’une extrême gentillesse avec toi — et te retiras dans un coin d’où tu ne sortis que pour retourner chez toi. Tes humbles services n’avaient pas été requis, ce soir-là.

Les choses se gâtèrent quand la troupe quitta la salle de répétition pour se retrouver sur la scène du Gésu. La rencontre avec l’équipe de machinistes fut pour toi une expérience terrible. Ceux-ci voyaient aux nombreux déplacements des décors durant la représentation. Ils se tenaient donc en coulisse, juste derrière le pendrillon, où tu te dissimulais avant tes quelques entrées en scène.

Dès la première répétition en costume — tu portais le collant et un juste au corps très cintré qui faisaient ressortir ta maigreur —, tu devins leur tête de Turc. Ils savaient que tu pouvais les entendre, et cela semblait exciter leur méchanceté. Chaque représentation, ils improvisaient de nouvelles façons de se moquer de toi. Parfois, ils poussaient l’horreur jusqu’à écarter le pendrillon pour te demander si tu les entendais bien, si tu avais aimé leur dernière farce… L’autre comédien, qui jouait lui aussi les valets, entra dans leur jeu. Tu devins très vite l’objet d’une risée générale. Ta bonne relation avec Jean-Marie Lemieux les fit se calmer un peu, mais ce fut de courte durée. C’est long, deux mois de représentations dans une situation pareille. Pourtant, tu as tenu le coup. Tu réalisais le rêve de te retrouver sur une scène professionnelle. Tu faisais du théâtre, même si tu ne jouais que les utilités.

Tu revois parfois certains de tes harceleurs. L’un est auteur-compositeur-interprète. Il ne refuse jamais d’être porte-parole d’un organisme demandeur de paix et de bonne entente parmi les humains, dont il vante la bonté. À l’époque de ses prestations à la Nouvelle compagnie théâtrale, il n’avait pas, à l’évidence, fait profession de foi dans la bonté de l’humanité. Il a du talent, mais celui-ci te reste en travers de la gorge quand tu l’entends. Chaque fois, tu te revois, pétrifié, paralysé, essayant de ne pas craquer devant ses quolibets.

Un autre fut consacré « idéateur », puis « script-éditeur » sur des séries télévisées, et même des spectacles d’envergure. Il doit avoir « grandi » (Tu détestes ce mot. Tu ne crois pas que ce qui t’écrase te fasse grandir un jour. C’est une idée de looser et de prédicateur de développement personnel.) Tant mieux pour ceux et celles qui l’entourent. Peut-être ne les fait-il pas souffrir comme il l’a fait à ton égard.

Tu n’en étais pourtant pas à tes premières armes en tant que victime de ce qui ne s’appelait pas encore du harcèlement. Tes années de collège, les premières surtout, ton absence de talent pour le sport, ton goût de la lecture et de l’écriture — oui, déjà à onze-douze ans — ont fait de toi une tête de Turc, non seulement de la part des gros bras du groupe, mais aussi d’un surveillant. Combien de fois ne t’a-t-il pas appelé le chétif, l’échalote! Il a même ri quand, maladroit que tu étais, tu es passé au-dessus du cheval allemand sans t’y arrêter pour atterrir moitié sur le tapis, bien mince, moitié sur le terrazzo. Ta réputation était faite. Tu devins son objet. Il récoltait des rires chaque fois qu’il te citait en exemple de ce qu’il ne fallait pas faire. Cela dura deux longues années, où tu appris à ravaler ton amour-propre, à serrer les dents et à ne pas pleurer, car on t’avait dit qu’un gars, ça ne pleurait pas. Un peu plus, il te traitait de tapette, ce dont certains de tes confrères ne se gênaient pas, sans doute parce que tu avais refusé leurs avances et leurs « demandes spéciales ».

Ce frère, tu l’as revu, cinq ans plus tard, en sortant de ta chambre du pavillon Champagnat, au Scolasticat central de Montréal. Il occupait celle juste en face de la tienne. Tu appris qu’il t’enseignerait l’éducation physique. L’idée t’est venue qu’il reprendrait probablement son manège d’intimidation et de harcèlement. Tu décidas, ce matin-là, qu’il n’aurait pas ta peau, cette fois. Et tu découvris le plaisir — c’en est un — de la résistance. Il ne te vit à peu près jamais, en action, au gymnase ou à la piscine. Tu répondais à l’appel au début du cours, et tu t’éclipsais aussitôt. Tu ne te souviens pas comment tu t’y es pris, mais tu obtins la note de passage.

Tu as eu le courage, quand tu quittas la communauté, d’aller à sa chambre lui dire qu’il resterait le plus mauvais souvenir des huit années que tu venais d’y passer. Et le courage de ne pas le saluer en refermant sa porte derrière toi.

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Auteur, rédacteur, scripteur et «prête-plume», comme on dit maintenant dans le métier.
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